Commentaires de la CEC après publication Présomptions de complicités militaires - Rapport de la CEC - version html
édité sous le titre : L'horreur qui nous prend au visage, l'État français et le génocide au Rwanda - Karthala 

Présomptions de complicités militaires

Lundi 22 mars

Commissaires :

  • Géraud de la Pradelle, président
  • Yves Ternon, vice-président
  • Patrice Bouveret, rapporteur
  • François-Xavier Verschave, rapporteur
  • Emmanuel Cattier
  • Catherine Coquio
  • Sharon Courtoux
  • Aurélia Kalisky
  • Annie Faure
  • Bernard Jouanneau
  • Gérard Sadik

Géraud de la Pradelle

Je voudrais très brièvement vous présenter notre Commission. C’est une Commission d’enquête citoyenne. Nous n’avons aucun mandat particulier. Nous avons constaté qu’on ne nous avait pas dit toute la vérité sur une possible complicité de l’État français dans le génocide des Tutsi, au Rwanda, en 1994. Nous nous sommes donc, pour en avoir le cœur net, donné les moyens d’une enquête. En particulier, nous avons organisé un voyage au Rwanda, qui a permis de recueillir des éléments d’information. À partir de ces données, nous proposerons un jugement moral et politique, avec pourtant des dimensions spécifiquement juridiques.

Il s’agit en effet d’un génocide. Un génocide, ce n’est pas n’importe quel gros massacre. Et si nous nous permettons de dire qu’il y a génocide dans le cas du Rwanda, ce n’est pas simplement parce que ça crève les yeux, au vu des informations qui ont été réunies, mais c’est aussi parce que les instances compétentes l’ont, si j’ose dire, diagnostiqué. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a formulé une résolution, à partir de laquelle un Tribunal pénal international a été mis en place, devant lequel comparaissent des accusés, qui sont jugés pour génocide et compli­cité de génocide.

Toutefois, nous ne sommes pas un tribunal. Nous ne faisons comparaître personne, nous n’entendons pas prononcer de peine ni attribuer des dommages et intérêts. Nous réunissons des faits en vue d’une simple information. Cela dit, certains des faits que nous avons réunis mèneront sans doute vers des suites judiciaires, ils devraient être, le cas échéant, utilisés dans le cadre d’une procédure. Les victimes sont en droit de saisir les tribunaux compétents. Il appartient ensuite aux parquets de faire leur devoir.

François-Xavier Verschave

L’une des raisons d’être de cette Commission d’enquête citoyenne, c’est qu’une Mission d’information parlementaire (MIPR) s’est tenue en 1998 pour examiner le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, mais que cette Mission s’est comme arrêtée, sous divers arguments, chaque fois qu’elle touchait à des points qui pouvaient débou­cher sur l’idée d’une complicité active de la France. La notion de compli­cité active correspond à une réalité bien précise en termes juridiques : la fourniture de moyens aux criminels, moyens humains ou matériels. Le volet d’aujourd’hui concerne les moyens humains. Deux aspects retien­dront tout particulièrement notre attention : la question des miliciens, disons de l’ensemble des commandos de tueurs, et celle de la doctrine, de la méthode, tout à fait essentielle. Nous aborderons aujourd’hui trois chapitres : la complicité avec les tueurs, les questions de méthodologie et la continuation de l’alliance militaire avec les génocidaires.

1. Complicité avec les tueurs (commandos et miliciens)

Au chapitre de la complicité avec les tueurs, la Mission parlementaire a en quelque sorte botté en touche : « La participation de la France à la formation et l’encadrement des milices reste une accusation que les responsables rwandais ont souvent porté contre la France », « une affirmation jamais sérieusement étayée à ce jour ». Autrement dit, la France aurait certes instruit l’armée qui a ensuite encadré le génocide, mais elle ne serait pour rien dans la mise en place, l’encadrement, les méthodes et finalement les crimes des milices.



1.1 Témoignage d’Immaculée Cattier

Un premier témoignage nous montrera, probablement, une réalité toute différente, et ce dès 1991, trois ans avant le génocide. Mme Immaculée Cattier a dû fuir le Rwanda après avoir été poursuivie et emprisonnée lors des massacres et de la vague d’arrestations qui ont eu lieu dans sa région, le Nord-Ouest du Rwanda, à la fin de l’année 1990 et au début de l’année 1991, au moment des premières attaques du FPR.

Immaculée Cattier

Je m’appelle Immaculée Cattier, Mpinganzima est mon nom de naissance, et je viens de la région de Gisenyi, qui est la région de l’ancien président Habyarimana, à l’ouest du Rwanda, juste au bord du lac Kivu. En 1990, j’ai été emprisonnée comme tous les autres Tutsi. À ma sortie, je n’avais plus nulle part où aller. Je suis allée me cacher chez des frères canadiens, qui dirigeaient une école. Les rejoindre, déjà, a été très difficile. J’aurais pu mourir deux ou trois cents mètres avant d’atteindre l’endroit. 

Les frères canadiens ont tenu à me protéger. Le directeur de l’école m’a proposé de me faire passer avec eux, en mettant mon nom sur un ordre de mission, à l’occasion d’un voyage qu’ils devaient faire à Kigali pour une réunion au ministère de l’Éducation. Avec un ordre de mission, j’évitais de devoir présenter aux barrages ma carte d’identité, qui portait la mention « Tutsi ». Il devait pourtant demander l’avis des autres participants. C’était un bus scolaire, qui transportait des gens du sémi­naire, du lycée, des jeunes qui voulaient être prêtres, des frères. Tous ont été d’accord. Sauf deux Français, qui pensaient qu’il était risqué pour eux de me prendre avec eux, parce que je sortais de prison et que le bourgmestre me cherchait. Ils ont préféré voyager dans une voiture à part. Nous avons passé toutes les barrières sans problème, jusqu’à la sortie de Ruhengeri. Il y avait une grande barrière et beaucoup de gens. C’était la période où le FPR avait ouvert la prison et libéré les prisonniers poli­tiques. Le commandant de place était en prison, accusé d’avoir collaboré avec le FPR. Les militaires du barrage étaient donc des militaires de Kigali, des gens du Président, accompagnés de Français.

Il y avait là une queue de véhicules qui attendait un contrôle. La tension était à vous couper le souffle. De loin j’ai aperçu les autos blindées prêtes à attaquer. Avec comme chauffeurs des militaires blancs. Mes amis canadiens ont chuchoté : « les Français »… Nous avons vu les militaires qui contrôlaient, les miliciens qui tenaient les barrières en agitant les machettes dans tous les sens. Mon vieux protecteur m’a regardé dans le rétroviseur d’un œil qui me rappelait que je devais garder le calme et le sang froid comme le jour où je suis arrivée chez eux sous une pluie de lances et de bambous bien aiguisés.

Les prières ne venaient plus en moi, je me croyais déjà morte. On avançait d’un ou deux mètres après le départ d’une voiture. Je me suis rendue compte que parmi les militaires il y avait des Français qui deman­daient aussi les cartes d’identités des Rwandais où figurait la mention « hutu », « tutsi », ou « twa ». Les Tutsi se faisaient sortir de la voiture et les militaires français les remettaient aux mains des miliciens agacés qui les coupaient à coups de machettes et les jetaient dans une rigole au bord de la grande route asphaltée Ruhengeri-Kigali. Après le couvre-feu un camion-benne de la commune venait charger les cadavres et les mettre je ne sais où (probablement dans une des fosses communes que la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) a découvertes en janvier-février 1993 dans la commune Kigombe-Ruhengeri).

Malgré les consignes des frères de faire semblant de ne rien craindre, j’ai tout de même jeté un coup d’œil dans le rétroviseur de notre minibus Hiace pour voir ce qui se passait dans d’autres voitures et j’ai vu un Tutsi qui se faisait sortir d’une voiture un peu plus loin que la nôtre. Après la vérification de sa carte d’identité, un militaire français et un autre officier rwandais l’ont donné aux miliciens qui ont commencé tout de suite, devant ces voitures, à le frapper de leurs machettes et de toutes autres armes qu’ils avaient, comme des ntampongano (gourdins), pour le jeter après dans la rigole (tout cela vite fait pour s’attaquer aux suivants).

Quand j’ai vu cela, j’ai regardé autour de nous dans la rigole où j’ai aperçu quelques corps qui gisaient sans bruit (ils meurent tous sans bruit). J’ai fermé mes yeux jusqu’à ce que notre moteur ait tourné long­temps sans s’arrêter et j’ai compris que nous avions eu l’autorisation de partir sans perte puisque j’étais la seule à être visée. Personne de notre voiture n’a commenté ce qui s’est passé, juste le frère directeur qui a de­mandé une petite prière dans nos cœurs pour ces gens qui se faisaient tuer.

Géraud de la Pradelle

C’était à quelle date ?

Immaculée Cattier

En avril, je ne me souviens pas précisément de la date. C’était à la mi-avril 1991.

Géraud de la Pradelle

Les militaires qui contrôlaient les papiers, c’étaient des Rwandais, des Français ?

Immaculée Cattier

Des Français et des Rwandais.

Catherine Coquio

Vous souvenez-vous, à peu près, de la proportion des soldats français et des soldats rwandais ?

Immaculée Cattier

Deux blindés étaient conduits par les Français et deux militaires français contrôlaient les papiers. Les miliciens autour attendaient.

Sharon Courtoux

Et les militaires français étaient dans quel uniforme ?

Immaculée Cattier

C’était la guerre, ils portaient tous des treillis.

Sharon Courtoux

C’était au mois d’avril ?

Immaculée Cattier

Oui, 1991.

Sharon Courtoux

Il est donc possible de retrouver les noms des Français qui dirigeaient des troupes sur place.

Géraud de la Pradelle

Est-ce qu’ils avaient des insignes militaires, des écussons, des badges sur la poche ?

Immaculée Cattier

Je ne peux pas vous dire parce que je ne pouvais pas les observer, je risquais d’attirer l’attention.

Géraud de la Pradelle

Ils ont eux-mêmes contrôlé des cartes d’identité ?

Immaculée Cattier

Oui, sauf dans notre voiture, puisque nous avions un ordre de mission.

Géraud de la Pradelle

Que faisaient-ils de ceux qu’ils sortaient des voitures après avoir vérifié leur carte ?

Immaculée Cattier

Ils les donnaient aux miliciens.

Sharon Courtoux

Et ils regardaient les miliciens frapper ?

Immaculée Cattier

Oui.

Sharon Courtoux

Sans réagir ?

Immaculée Cattier

Non. C’est eux qui les donnaient, c’est eux qui les livraient, les miliciens n’avaient pas le droit d’aller vraiment dans les voitures chercher les personnes, les personnes montraient les cartes d’identité aux officiers rwandais et français qui étaient devant.

 




Devant la Commission Mucyo, le 30 avril 2007, Pierre Jamagne a témoigné connaître aussi "Tony" Murzi :
"Le responsable de la sécurité à l’Ambassade de France à Kigali, Tony Murzi, avec qui Pierre Jamagne avait des contacts privilégiés s’était dit étonné de constater que l’Ambassade de Belgique ne prenait pas de mesures sérieuses de sécurité alors que celle de la France était au courant de ce qui se passe. «L’Ambassade de France suivait tout ce qui se passe dans les quartiers, elle avait un réseau d’information efficace », a-t-il déclaré. "
cf.Auditions Mucyo sur notre site.


Sharon Courtoux

Est-ce que vous êtes en mesure de retrouver les Canadiens qui vous ont protégée à l’époque ?

Immaculée Cattier

J’ai cherché à les contacter. Je sais qu’ils ont été plus tard menacés, qu’ils ont dû fermer leur école. J’ai la trace d’un d’entre eux, un ancien combattant de la Seconde Guerre Mondiale, qui m’avait dit qu’il voyageait avec une bouteille contenant un reste de bombe qu’il ferait exploser si jamais on cherchait à nous tuer. J’ai essayé de le joindre, je lui ai écrit. Mais il était très vieux, je pense qu’il n’est plus là. J’ai perdu la trace du directeur.

Géraud de la Pradelle

Vous avez déjà été amenée à témoigner de ces choses, devant des instances françaises quelconques ?

Immaculée Cattier

J’ai parlé avec plusieurs personnes, mais je n’ai pas témoigné officiellement. Jusqu’à récemment, j’avais un statut de réfugiée, et j’ai la charge de plusieurs orphelins. Il fallait que je me protège. Aujourd’hui, j’ai la nationalité française, je peux parler.

François-Xavier Verschave

Je voudrais simplement vous faire confirmer un point essentiel : au moins dans un cas, celui du Tutsi qui était dans la voiture derrière vous, vous avez vu que la remise par des militaires français aux miliciens se traduisait par une mise à mort instantanée ?

Immaculée Cattier

Peut-être les Français ne savaient-ils pas s’il allait mourir tout de suite ou après, mais ils savaient qu’il allait mourir. Je ne sais pas si les Français savaient ce qu’était une machette. Ce n’est pas un petit bout de plastique, et un gourdin avec des clous, ce n’est pas quelque chose qui vous caresse. Ils savaient bien ce qu’ils faisaient.

Sharon Courtoux

Et il y avait des gens, des corps, à côté de l’endroit où vous êtes passée ?

Immaculée Cattier

Peut-être pas morts vraiment, mais qui allaient mourir.

Géraud de la Pradelle

Qu’est-ce qui vous est arrivé après, quel a été votre parcours ?

Immaculée Cattier

Ce jour-là, les Canadiens m’ont déposée chez une famille que je connaissais à Kigali. Le vieux Canadien est revenu me voir le lendemain, pour me dire qu’il fallait que je trouve du travail. Je lui ai répondu que c’était impossible, que je devais me cacher. Finalement, il a été voir la coopération canadienne, et ils m’ont trouvé un bureau. Je suis restée comme ça un an, et puis ils m’ont donné une bourse d’études, pour que je puisse partir.

François-Xavier Verschave

L’un des éléments qui atteste d’une planification, et qui a été déjà maintes fois débattu, c’est l’existence de listes de personnes à abattre, qui s’étoffaient au fur et à mesure de la préparation du génocide. Or il me semble que, lorsque vous étiez à Kigali, après l’épisode que vous venez de décrire, vous avez eu connaissance par hasard du fait qu’un officier français de l’ambassade de France à Kigali connaissait très bien, non seu­lement l’existence de telles listes, mais les noms qui se trouvaient dessus. Pourriez-vous expliquer comment vous avez eu connaissance de cela ?

Immaculée Cattier

À Gisenyi, j’avais une amie, une veuve, que j’ai retrouvée à Kigali. Elle avait alors une liaison avec un attaché militaire de l’ambas­sade de France au Rwanda. Elle et moi avions une amie en commun, une fille qui travaillait au PNUD, à l’ONU. Elle se maquillait de telle sorte qu’en octobre 1990, les miliciens n’ont pas vu qu’elle était rwandaise, tout le monde pensait que c’était une étrangère qui travaillait à Kigali. Plus tard, ils se sont rendu compte qu’elle était Tutsi et ils ont décidé de l’éliminer. Le soir, elle rentrait du travail avec un minibus qui, lorsqu’il pleuvait, devait la laisser à quelque 800 mètres ou peut-être 1 kilomètre de chez elle, à cause de la boue. Elle finissait le chemin à pied. Un soir de pluie, le minibus l’a déposée à l’endroit habituel. Elle a marché quelque deux ou trois cents mètres et un jeune garçon est sorti d’une petite rue, entre les maisonnettes, l’a attrapée, étranglée, l’a fait tomber, l’a écrasée, l’a frappée avec des cailloux ramassés par terre. Et puis il est parti, vite, pour qu’on ne l’attrape pas, la croyant morte.

Une voiture est passée, un de ses voisins qui rentrait. Il l’a vue couchée dans la rue, l’a déposée à l’hôpital et a prévenu la gendarmerie. C’est petit le Rwanda, les nouvelles circulent rapidement. Quelques heures plus tard, j’étais déjà au courant qu’elle avait été assassinée. Mon amie et son copain français ont alerté le PNUD, qui a prévenu la police. Trois jours plus tard, elle sortait du coma et racontait son histoire, mais il n’y a pas eu de suite. L’ami français lui a dit qu’il fallait qu’elle s’enfuie, qu’elle quitte le Rwanda, que la prochaine fois, elle y passerait. Il a parlé des listes, et lui a dit que son nom y était. C’était en janvier 1992, cela faisait déjà quelques mois que j’étais à Kigali.

La jeune fille est partie, elle a fui. Nous l’avons accompagnée à l’aéroport. Avec l’ami français, elle a évité le contrôle, est passée par la voie des officiels, des ministres et des ambassadeurs. L’officier l’a accompagnée jusque dans l’avion. Nous avons fait enregistrer ses bagages, grâce à une complice qui travaillait à l’aéroport et n’a pas demandé à voir leur propriétaire. Après, sa maison a été fouillée, mais ils n’ont rien trouvé parce que le départ était bien préparé.

François-Xavier Verschave

Vous souvenez-vous du nom de cet officier français ?

Immaculée Cattier

J’ai même sa carte de visite.

François-Xavier Verschave

Pouvez-vous nous le dire ?

Immaculée Cattier

Il s’appelait… il s’appelle Antoine Murzi. J’ai cherché aussi à le contacter…

Sharon Courtoux

Quelle fonction sa carte de visite indique-t-elle ?

Immaculée Cattier

Attaché militaire à l’ambassade de France.

Sharon Courtoux

À l’ambassade de France à Kigali ?

Immaculée Cattier

Oui. Je l’ai revu après que la fille est partie. Au moment où il y a eu un terrible combat dans le Nord-Est au Mutara. Il est venu un soir m’attendre après mon travail, et m’a proposé de venir chez lui boire un verre. Je l’ai suivi. Il a commencé à me demander ce que je pensais de la guerre. Je lui ai répondu qu’il devait en savoir plus que moi. Je voyais bien qu’il cherchait à me faire parler de ma région, de ma famille. Je n’ai rien dit. Je lui ai même dit que c’était à lui de me donner des nouvelles de mes frères. Je provoquais. Il a insisté, me disant que je ne devais rien lui cacher. Il cherchait des informations, mais je n’ai rien dit. La radio criait qu’il fallait éliminer tous les Tutsi. Il m’a raccompagnée chez moi, je ne l’ai plus jamais revu. J’ai tenté de le contacter, depuis. J’ai appris qu’il était au Gabon.

Sharon Courtoux

À quel moment ?

Immaculée Cattier

Entre 1995 et 1996, j’ai cherché à le contacter, il était en Afrique.

Géraud de la Pradelle

Quel était le grade de ce conseiller, de cet officier ? Lieutenant, capitaine ?

Immaculée Cattier

Je ne peux pas vous dire, je sais qu’il était attaché militaire, c’est tout.

François-Xavier Verschave

S’agissait-il d’un attaché militaire parmi d’autres, ou était-il « l’attaché militaire de l’ambassade » ?

Immaculée Cattier

Je crois qu’il était un informateur des militaires français de l’ambassade.

Sharon Courtoux

Et vous avez encore sa carte ?

Immaculée Cattier

Oui, je l’ai encore

François-Xavier Verschave

Vous pouvez peut-être nous la faire circuler si vous voulez…

Immaculée Cattier [qui fait passer la carte de visite]

J’ai tenu à garder mon agenda de 1990-1991 quand j’étais au Rwanda.

Géraud de la Pradelle

Attaché à l’ambassade de France au Rwanda, ce n’est pas n’importe qui.

Immaculée Cattier

Au Rwanda, on le connaissait sous le prénom de Tony. C’est uniquement sur sa carte qu’il est mentionné le nom de Jean-Antoine.

François-Xavier Verschave

Il a aidé quelqu’un à se sauver, mais en même temps, manifes­tement, il était très au courant des listes, des plans qui se préparaient du côté de ceux qui allaient plus tard organiser le génocide.

Emmanuel Cattier

Comment as-tu su qu’il savait que vous étiez sur des listes ?

Immaculée Cattier

Mon amie me l’a dit et on me l’a répété.

Emmanuel Cattier

Elle l’a dit en sa présence ?

Immaculée Cattier

Oui, il savait que je savais. Il m’avait plusieurs fois interrogée sur la prison, sur Gisenyi, sur d’autres Français qui sont venus chez moi.

Géraud de la Pradelle

Il avait quel âge à peu près ?

Immaculée Cattier

35 à 40 ans.

Yves Ternon

Il aide donc bien aimablement à sauver une personne et puis, ensuite, il va assister à la préparation du génocide ?

Immaculée Cattier

Oui. Le PNUD, qui était l’employeur de cette fille, a vérifié les informations et a effectivement découvert qu’elle devait être tuée.

Géraud de la Pradelle

Il n’y a plus de questions ? Madame, nous vous remercions infi-niment.

François-Xavier Verschave

Nous allons poursuivre par la question de la formation des futurs assassins – ou de ceux qui étaient déjà des assassins puisqu’on voit que, dès 1991, les massacres sur la base d’un préjugé racial avaient commencé. Ils ont eu lieu très tôt durant cette guerre. Le rapport que vous avez sous les yeux cite une série de témoignages. Tout semble s’emboîter comme dans un puzzle.

Il faut rappeler précisément ce dont il s’est agi, entre 1990 et 1994. La France a aidé le Rwanda à faire passer son armée de 5 000 à 50 000 hommes par un recrutement massif. Et, dans le cadre de ce recrutement, elle a installé des centres d’instruction. Nous savons qu’y ont été formés la garde présidentielle et les commandos de l’armée. Ce que l’on sait moins, c’est quelles fonctions ont remplies, ensuite, ceux qui ont été formés. Dans les années qui ont précédé le génocide se sont organisés ce que l’on appelle des escadrons de la mort, que l’on retrouve dans bien d’autres pays, et dont on sait que partout ils sont composés à la fois de militaires et de miliciens. On forme donc clairement des militaires, la Garde présidentielle et des commandos, mais sans doute ces mêmes militaires jouent-ils un rôle ensuite auprès des milices. Peut-être certains d’entre eux font-ils partie des escadrons de la mort. On sait en tout cas que les militaires de la Garde présidentielle, en particulier, ont été à la pointe du génocide.

* Jean Carbonare a été violemment pris à parti en 2005 par Pierre Péan, qui n'a pas pris la peine de le rencontrer, à propos, entre autres, de son témoignage paru dans le Nouvel Observateur en août 1994. Jean Carbonare affirme en réponse en avoir eu des témoignages particulièrement crédibles à l'époque. D'autre part ce même journaliste récuse l'authenticité du témoignage de Janvier Afrika. Il n'en demeure pas moins que les faits établis depuis confirment ceux pointés du doigt par Jean Carbonare en 1993 et de nombreux éléments du témoignage de Janvier Afrika. Ce journaliste a consacré une grande partie de son livre au dénigrement d'associations et de personnes qui ont participé à notre Commission, voire à une réinterpétation personnelle de leurs actes et propos.  (Pierre Péan , Noires fureurs, blancs menteurs, éd. Fayard/Mille et une nuits, 2005.)


1.2 Les formations de commandos et/ou de miliciens à Bigogwe et Mukamira

Je cite le témoignage de Jean Carbonare. Président de Survie à l’époque, il faisait partie de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda qui s’est déroulée au début de l’année 1993. Elle associait la FIDH, Human Rights Watch, avec d’autres organisations de défense des droits de l’Homme. Leur rapport parlait déjà de génocide, de prémices de génocide. Il faut dire que leurs découvertes, en particulier les massacres de la population des Bagogwe, étaient assez révélatrices. Jean Carbonare s’est fait connaître également fin janvier 1993 lorsqu’il a été interviewé au journal de 20 heures d’Antenne 2 par Bruno Masure. Pendant quelques minutes très émou­vantes, il a dénoncé en direct ce qui était en train de se passer au Rwanda et formulé sans doute l’avertissement le plus clair, le plus public, sur ce qui allait se passer un an plus tard.

Le même Jean Carbonare donc, dans une interview au Nouvel Observateur du 4 août 1994 *, compare ce qu’il sait de la guerre d’Algérie à ce qu’il a vu au Rwanda : « J’ai eu deux grands chocs dans ma vie. Le premier lorsque j’ai découvert, en Algérie, qu’on avait institutionnalisé la torture. Et le deuxième, en janvier 1993, quand j’ai vu les instructeurs français dans les camps militaires de Bigogwe. C’est là qu’on amenait des civils par camions entiers. Ils étaient torturés et tués, puis enterrés dans une fosse commune ». Une comparaison à retenir. Ce n’étaient pas les instructeurs français de Bigogwe qui tuaient, mais ils étaient dans un camp où on amenait des gens qui venaient de l’être et, par conséquent, ils pouvaient difficilement ne pas être au courant.

Par ailleurs, Jean Carbonare a pu, lors de son séjour de 1993, interviewer pendant 5 ou 6 heures un repenti des escadrons de la mort, Janvier Africa, qui était en prison à l’époque. Il a ramené en France, sur des cassettes vidéo, ces heures de témoignages très explicites sur la dérive meurtrière dans laquelle était en train de s’enfoncer le régime rwandais. Ces cassettes ont été transmises à Bruno Delaye, le « Monsieur Afrique » de l’Élysée.

Janvier Africa*, a témoigné à plusieurs reprises devant des journa­listes, dont ceux de Libération et du Weekly Mail and Guardian de Johannesburg. Voici ce qu’il dit notamment, « Au début de 1992, nous avons perpétré notre premier massacre. Près de 70 d’entre nous ont été envoyés à Ruhengeri tuer des Tutsi du clan Bagogwe. Nous en avons massacré environ 10 000 en un mois, à partir de notre base du camp militaire de Mukamira. »[1]

Or la Mission d’information parlementaire confirme que les instructeurs français – les DAMI, Détachement d’assistance militaire et d’instruction – « vivaient en dehors de la capitale, dans des camps militaires d’instruction, avec leurs élèves, dont ils assuraient la formation. » « L’instruction s’effectue dans les camps suivants : les camps de base à Mukamira [...] ; le centre commando de Bigogwe. »[2]

Deux sources très différentes témoignent donc de la présence de Français dans les deux camps qui ont servi de bases à l’attaque des Bagogwe, un massacre considéré comme un des prémices les plus importants du génocide. Il ne s’agissait pas d’instructeurs de passage : ils vivaient jour et nuit avec ces gens qui étaient déjà en train de répéter le génocide.

1.3 Janvier Africa assure que des Français ont formé les « escadrons de la mort » et des miliciens en 1991-1992

« Les militaires français nous ont appris à capturer nos victimes et à les attacher. Cela se passait dans une base au centre de Kigali. C’est là qu’on torturait et c’est là également que l’autorité militaire française avait ses quartiers. [...] Dans ce camp, j’ai vu les Français apprendre aux Interahamwe [3] à lancer des couteaux et à assembler des fusils. Ce sont les Français qui nous ont formés – un commandant français – pendant plusieurs semaines d’affilée, soit au total quatre mois d’entraînement entre février 1991 et janvier 1992. » Outre le « commandant français », Janvier Africa évoque aussi « deux militaires français » [4].

Tout cela a donc été transmis à Bruno Delaye, à l’Élysée. Plus tard, la Mission d’information déclarera qu’elle ne dispose pas de suffisamment de témoignages pour approfondir la question : [5]

« La participation de la France à la formation et l’encadrement des milices reste une accusation que les responsables rwandais, rencontrés par les rapporteurs lors de leur mission à Kigali, portent encore contre la France. À l’appui de cette accusation, la Mission n’a eu connaissance que des faits suivants. Tout d’abord, la déclaration faite par M. Vénuste Kayimahe, précédemment cité lors de l’opération Amaryllis. Celui-ci dit avoir vu les milices entraînées dans Kigali par deux militaires français dont il a cité les noms. Ces deux militaires, qui faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés sur place après le 15 décembre 1993, ont été entendus par la Mission ainsi que leurs chefs hiérarchiques. Il est alors apparu que le témoignage de M. Vénuste Kayimahe était en contradiction avec ce qu’ont déclaré ces derniers. Le fait qu’une des deux personnes citées ait, pendant quelque temps, dirigé l’équipe du DAMI placée auprès de la Garde présidentielle explique sans doute l’amalgame.

De novembre 1991 à février 1993, la garde présidentielle rwandaise a en effet bénéficié de la présence d’un DAMI-Garde présidentielle constitué par une équipe de deux à trois officiers dirigée par le lieutenant-colonel Denis Roux. La mission de ce DAMI consistait à faire de la formation physique et sportive, de l’entraînement au tir, de l’apprentissage des tech­niques de protection de personnalités. Au départ de ce coopérant, il a été décidé de ne pas procéder à son remplacement.

L’autre “pièce à conviction” destinée à confondre la France montre une photo d’un soldat, français selon toute vraisemblance, qui court avec, à ses côtés, un groupe de jeunes gens en civil. Cette photo constitue, avec la communication d’une lettre concernant une demande d’enquête sur l’attentat, le seul document incriminant la France que les autorités rwandaises à Kigali ont transmis à la Mission. […]

Si les opérations de contrôle menées par les militaires français en février et mars 1993 appellent des critiques de la part de la Mission, il n’est pas acceptable de présenter cette action, qui a réellement eu lieu, en la mettant sur le même plan qu’une affirmation, jamais sérieusement étayée à ce jour, d’entraînement des milices par les soldats français. »

La Mission parlementaire détenait pourtant la déclaration de Vénuste Kayimahe qui, dans son livre[6], signale la présence de deux mili­taires français comme formateurs des miliciens, et cite les noms de ces deux militaires. La Mission a entendu ces derniers et a décidé de croire à leurs dénégations. Face à ces témoignages contradictoires, on aurait pu s’attendre à ce que « l’information » soit creusée. Vénuste Kayimahe est un survivant, il a longuement raconté comment, employé à la Mission culturelle de la Coopération française, il a été abandonné sur place. Son témoignage n’est pas considéré comme suffisant pour que, simplement, on cherche à en savoir davantage. Je n’affirme pas que ces témoignages, celui de Jean Carbonare, celui de Janvier Africa, celui de Vénuste Kayimahe, suffisent à prouver la formation des escadrons de la mort par l’armée française. J’affirme simplement que leur simple existence devait inciter à enquêter de manière plus approfondie.

* Thierry Prungnaud, du GIGN, fera en 2005 un témoignage particulièrement éclairant dans l'hebdomadaire Le Point et au micro de France Culture en avril 2005. Il confirme qu'il a lui-même entraïné la garde présidentielle rwandaise et il affirme qu'il a vu des militaires français entrainer des miliciens en 1992 au Rwanda. Lire la transcription de cet interview.

L'acte d'accusation du TPIR du chanteur populaire Bikindi évoque aussi à deux reprises dans ses articles 7 et 8 que Bikindi aurait participé à des entrainement de milicien en compagnie de militaires français. au club Jaly en janvier 1994. Lire l'acte d'accusation sur le site du TPIR

Le lieutenant-colonel Denis Roux a formé la Garde présidentielle, les plus déterminés des génocidaires. Il appartenait à la gendarmerie, très probablement au GIGN. De fin 1998 à mi-2002, il commandera la sécurité de Jacques Chirac à l’Élysée, puis sera promu colonel. Il n’a pas été interrogé par la Mission d’information.

Je rappellerai simplement un épisode relaté par Patrick de Saint-Exupéry, début 1998, dans les colonnes du Figaro. Il raconte avoir vu sur les collines de Bisesero, lors de l’opération Turquoise, un officier du GIGN : « Sur [1]son uniforme de gendarme français, il portait une vareuse de l’armée rwandaise ». « Il s’est peu à peu désarticulé et a fini assis dans l’herbe, où il s’est mis à sangloter. […] Il […] nous a dit : “L’année dernière, j’ai entraîné la garde présidentielle rwandaise…” Ses yeux étaient hagards. Il était perdu. Le passé venait de télescoper le présent. Il avait formé des tueurs, les tueurs d’un génocide. »[7] *

Nous allons maintenant entendre à ce sujet le premier passage d’une interview d’Alison Des Forges, qui est considérée comme l’histo­rienne de référence sur le génocide des Tutsi depuis son ouvrage de 1999, Aucun témoin ne doit survivre, publié chez Karthala par Human Rights Watch et la FIDH. Son livre fait près de 800 pages. Une centaine est consacrée à la complicité française. Ces pages n’ont pas vraiment été exploitées. Alison Des Forges était prête à venir témoigner devant notre Commission, mais elle était retenue cette semaine aux États-Unis pour une série de cours. Elle a donc accepté de nous recevoir à Bruxelles, à l’Antenne européenne de Human Rights Watch, pour que nous puissions l’interroger. La première question que je lui ai posée portait sur cet entraînement, par les militaires français, des assassins du génocide, mis à l’essai lors des prémices du génocide.

Témoignage filmé d’Alison Des Forges

Alison Des Forges

Il y a eu, à un moment, des instructeurs militaires français chargés de l’entraînement dans ces camps. Je ne peux pas dire que les camps étaient dirigés ou gérés par les soldats français. C’étaient des camps de l’armée rwandaise, mais il y avait des militaires français qui s’occupaient de l’entraînement.

François-Xavier Verschave

C’était à quelle date ?

Alison Des Forges

Ces formations se situent à Gabiro. Les Français ont été actifs dans cette région assez tôt, probablement dès 1992, et jusqu’en 1994.

François-Xavier Verschave

Le rapport de la Mission parlementaire d’information explique qu’en 1993, c’était pratiquement la France qui commandait l’armée rwandaise, alors en décomposition. S’il y avait des instructeurs français dans ce camp, il est donc probable qu’ils y ont eu des responsabilités importantes. Vous dites avoir reçu des confidences de militaires et de miliciens, semblant indiquer qu’on ne faisait pas une grande différence entre ces deux statuts et que donc il est fort possible que les instructeurs français aient également formé des miliciens Interahamwe.

Alison Des Forges

Ce sont eux qui disent que la distinction n’était pas facile à faire. […] J’avais reçu des témoignages moi-même et j’avais entendu cela sous forme d’aveu caché. Les soldats français reconnaissaient avoir participé à des entraînements de trois semaines et soulignaient qu’il était délicat de distinguer les miliciens des militaires. […] Je suppose que des militaires de carrière pouvaient bien savoir si ceux qu’ils formaient étaient des miliciens qui suivaient une formation de trois semaines, ou de nouvelles recrues qui devaient rejoindre ensuite l’armée régulière.

Débat

Sharon Courtoux

Mme Des Forges a-t-elle cité des noms de militaires français qui auraient pu nous instruire plus en détail ?

François-Xavier Verschave

Non, elle n’a pas donné de noms et d’ailleurs je ne lui en ai pas demandé. Nous sommes restés dans le cadre général de la participation française. Je ne suis pas entré dans les détails, dans les cas particuliers. Au cas où il y aurait une véritable enquête, sous une forme ou sous une autre, rien n’empêcherait de retourner l’interroger. Elle en sait beaucoup.

1.4 La milice reconnaissante

Il reste un élément qui tend à démontrer une certaine proximité entre l’armée française et les milices. Lorsque les soldats français de Turquoise (dont les forces spéciales qui avaient elles-mêmes été au cœur de la présence française au Rwanda depuis 1990) sont arrivés fin juin 1994 par la frontière zaïro-rwandaise, dans le cadre de l’opération Turquoise, Patrick de Saint-Exupéry, journaliste au Figaro, était présent. Il décrit dans L’Inavouable (pp.24-25) l’accueil des soldats français par les milices :

« Et l’on n’entendait que les vivats de la foule saluant, dans une ambiance de match de football, l’arrivée de l’armée française. Nous étions en juin 1994. […] Ils déployèrent […] leurs banderoles “Vive la France ! Merci, François Mitterrand !”, agitèrent leurs drapeaux tricolores et se lancèrent dans des danses triomphales tandis que déboulaient les soldats français. »

« Un pick-up chargé de miliciens se plaça au milieu d’un convoi [de Turquoise]. “Vive la France !”, criaient les tueurs embarqués dans le véhicule. “Vive les Français”, reprenait la foule. »

1.5 Témoignages filmés en provenance du Rwanda (reportés en fin de journée)

Chaque soir jusque jeudi seront diffusés pour la CEC des témoignages recueillis au Rwanda par Georges Kapler. Nous y verrons des ex-Interahamwe repentis décrire la collaboration entre militaires français et miliciens. S’agissant de la formation des miliciens au camp de Bigogwe, le témoignage de l’instructeur d’Interahamwe J*, qui sera projeté demain soir, est particulièrement évocateur [8].

1.6 Formation de militaires et miliciens rwandais en Centrafrique après le génocide

Dans un rapport de mai 1995 dirigé par Alison Des Forges pour Human Rights Watch, intitulé Rwanda-Zaïre. Réarmement dans l’impu­nité ? Le soutien international aux perpétrateurs du génocide rwandais, il est indiqué (pp.9-10) que des militaires et miliciens repliés au Zaïre après le génocide auraient été emmenés pour suivre un entraînement dans un camp militaire français en Centrafrique :

« Human Rights Watch a enregistré des allégations selon lesquelles des militaires et des miliciens hutu continuaient à recevoir une forma­tion militaire dans un camp militaire français situé en République Centrafricaine longtemps après la défaite des FAR. Human Rights Watch a appris des leaders hutu qu’à au moins une occasion les membres des milices hutu venant du Rwanda et du Burundi ont voyagé par un vol d’Air Cameroun, de Nairobi à Bangui, capitale de la République Centra­fricaine, via Douala (au Cameroun), entre le 16 et le 18 octobre 1994, pour suivre une formation accordée par des soldats français qui y sont basés. »

On sait qu’à l’époque, il y avait deux grandes bases françaises en Centrafrique, la base de Bouar et celle de Bangui. L’enquête mentionne comme source « l’ancien gouvernement rwandais, des officiers des ex-FAR, des chefs de miliciens, ainsi que des leaders hutu du Burundi ». J’ai demandé à Alison Des Forges quel type de témoignages Human Rights Watch avait recueillis pour fonder ces accusations.

Témoignage filmé d’Alison Des Forges

Alison Des Forges

J’ai eu ces informations par l’intermédiaire d’une spécialiste, qui disposait d’un réseau parmi les cercles militaires [9]. Je n’ai pas recueilli moi-même ces données.

Bernard Jouanneau

J’aimerais savoir sous quelle couverture officielle la France a envoyé ces contingents français qui formaient l’armée rwandaise. On n’a certes pas pu annoncer qu’on envoyait les militaires pour préparer le génocide des Tutsi.

François-Xavier Verschave

Il s’agissait d’une guerre secrète, menée par la France de 1990 à 1994. La Mission l’a mentionné, déclarant même qu’en 1993, c’était la France qui en quelque sorte dirigeait l’armée rwandaise en déroute. Cette guerre a été menée par les forces spéciales. Personne ou presque n’en savait rien en France.

Sharon Courtoux

Nous avons invité un certain nombre de militaires à venir témoi­gner ici. Nous pensions qu’il était non seulement utile, mais indispensable de pouvoir le faire. Ces derniers, soit ont omis de nous répondre, soit n’étaient pas disponibles, soit encore estimaient qu’ils avaient déjà répondu devant la Mission (à huis clos pour la majorité d’entre eux), et qu’il ne servait donc plus à rien de les interroger. Une toute petite remarque : le soin que les autorités françaises mettent à essayer de dire qu’elles n’ont jamais rien eu à voir avec la formation des miliciens nous conduit tout de même à penser que nous devons poursuivre nos recherches. La simple hypothèse de cette alliance semble les embarrasser beaucoup, ce qui pourrait laisser croire que les autorités françaises savaient que les miliciens n’étaient pas là pour maintenir l’ordre, mais pour tout autre chose.

Catherine Coquio

Peut-on connaître le contenu concret de cette formation ?

François-Xavier Verschave

Nous disposons pour cela du témoignage de Janvier Africa. C’est un repenti, mais aussi un personnage assez trouble. Nous ne pouvons pas baser notre démonstration sur ses seuls propos. Pourtant, ce que nous avons pu vérifier de ses déclarations s’est révélé juste et les événements qui se sont produits ensuite ont largement confirmé ses dires. Voilà selon lui le contenu de la formation : « Les militaires français nous ont appris à capturer nos victimes et à les attacher, j’ai vu des Français apprendre aux Interahamwe à lancer des couteaux et à assembler des fusils ». Il n’en dit pas davantage.

Sharon Courtoux

J’ajouterai tout de même que, pour qui veut savoir, il y a aujourd’hui en prison, au Rwanda, d’anciens miliciens qui, tout du moins certains d’entre eux, sont ouverts à l’idée de recevoir des gens qui mènent des instructions et de répondre à leurs questions.

Yves Ternon

Précisons que nous sommes pour l’instant dans une période anté­rieure à 1994. Peut-être certains pensaient-ils déjà le génocide possible, mais nous ne pouvons pas affirmer que les soldats français qui parti­cipaient aux entraînements le faisaient en préparation du génocide. Bien sûr, ils savaient ce que font généralement les miliciens, tuer, massacrer. Sans doute y avait-il déjà des massacres à ce moment-là. Ce n’est pas encore un génocide.

De même pour la question des listes. Les listes peuvent intervenir comme prémices du génocide. Mais pour un génocide, nul n’est besoin de listes, précisément. Les listes concernent un cercle restreint, une élite. Le génocide concerne une population dans son intégralité. C’est sur une évidence qui est celle de la carte d’identité qu’on tue tout le monde. Une liste n’est pas en soi génocidaire, elle peut-être pré-génocidaire, elle peut initier le génocide, le porter. Ce sur quoi nous nous penchons, nous, c’est la question d’une complicité de génocide.

François-Xavier Verschave

Certes. Pourtant, si la formation des miliciens n’était qu’une maladresse opérationnelle de la part de l’armée française, pourquoi l’État français chercherait-il tant à éviter qu’on en parle ? D’autre part, il me semble que le témoignage d’Immaculée Cattier va un peu plus loin. Il évoque tout de même une complicité directe dans ce qui peut être qualifié de crime contre l’humanité. Enfin, nous voyons s’accumuler des témoi­gnages sur une très forte proximité, après le génocide, entre l’armée française et ceux qui ont commis le génocide. L’armée française a réarmé et de nouveau formé ceux dont on ne pouvait plus ne pas connaître l’objectif. Si, de manière massive, au Kivu ou en Centrafrique, sitôt le génocide arrêté, on donne des moyens, on forme ceux qui ont commis le génocide et qui n’ont d’autre perspective que de le continuer…

Géraud de la Pradelle

Je crois qu’il faut distinguer deux niveaux de responsabilité, de natures différentes, qui s’enchevêtrent.

D’un point de vue strictement juridique, on ne peut pas parler de génocide avant qu’il ne soit commencé. La complicité est très difficile à établir s’agissant d’actes antérieurs au génocide parce qu’il faut démon­trer que leurs auteurs avaient l’intention de préparer un génocide ou, du moins, la conscience de participer à sa préparation. En revanche, la complicité peut être plus facile à établir à partir du moment où le génocide s’est déclenché.

Il existe pourtant un autre niveau de responsabilité, qui englobe le premier, et qui est essentiellement politique et moral. Le fait qu’on ait depuis 1990-1991 (et le témoignage de Mme Cattier était à cet égard éclairant) encadré, entraîné des gens que l’on a aidés à séparer sur des barrages le bon grain de l’ivraie pour faire assassiner l’ivraie, suppose, de la part des dirigeants, la conscience de la probabilité du génocide. En ce qui les concerne, les militaires qui, sur les barrages, participent à l’élimination des gens contrôlés sont des criminels. Ils ne sont pas nécessairement complices de génocide, mais ils sont co-auteurs de meurtres. Il n’est pas utile d’aller chercher des qualifications extra­ordinaires, le meurtre d’un homme, c’est déjà très grave.

Yves Ternon

Le négationniste ne nie pas obligatoirement son propre crime, il nie ce dont on l’accuse. À partir du moment où la France se trouvait prise dans le cercle vicieux des crimes, de la complicité des crimes contre l’humanité antérieurs à 1994, elle se trouve complice de ce qui, après le printemps 1994, s’appelle un génocide. Avant 1994, il s’agit d’une compli­cité de crimes ou de crimes potentiels qui pourraient aboutir à un génocide. Après 1994, quand le génocide est évident, la France, prise dans l’accusation de complicité génocidaire, produit un mensonge évidemment négationniste. Ce sont des nuances qu’on ne peut analyser qu’en qualifiant l’infraction. Je crois que c’est là où la position du juriste est absolument essentielle. Il ne s’agit pas de dédouaner la France de telle ou telle infraction avant, mais simplement de qualifier, à tel ou tel moment, l’infraction qui a été commise par les militaires qui obéissaient à leur hiérarchie.

Patrice Bouveret

Les accords qui ont été signés entre la France et le Rwanda, qui s’appellent des Accords particuliers d’Assistance militaire, l’ont été en 1975. L’ensemble des accords militaires qui ont été contractés avec les ex-colonies, comme on appelait cette partie de l’Afrique, sont secrets. Dans ces accords, les fonctions prévues pour les militaires – « assis­tance », « aide », ou « formation » – ne sont pas définies. Le tissage des liens entre les militaires français et l’État rwandais se fait donc très tôt. C’est dans ce cadre là que les soldats français ont entraîné les militaires. La formation des armées étrangères est assumée par le discours officiel. Il s’agit d’apprendre à respecter les droits de l’Homme, il s’agit de former au maintien de l’ordre. Dans la pratique, ceux qui se chargent de ces formations sont des militaires issus de la guerre d’Algérie. Il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve certains types de pratiques, en particulier en matière de maintien de l’ordre et de respect des droits de l’Homme. Cette complicité s’inscrit dans le cadre de la coopération militaire de la France, et se réalise à partir de l’expérience de la guerre d’Algérie.

François-Xavier Verschave

Les troupes engagées au Rwanda par la France de 1990 à 1994 sont presque exclusivement des forces spéciales, c’est à dire des forces qui opèrent dans le secret et dont un certain nombre de membres portent des pseudonymes, ou des alias. Le contrôle démocratique est très difficile, ce qui va de pair avec l’application du Secret défense sur une partie des auditions de la Mission parlementaire. Nous sommes au cœur de notre appareil militaire et c’est une boîte dans laquelle il ne faut pas trop aller regarder.

Bernard Jouanneau

Vous nous appelez effectivement à une réflexion approfondie dans un domaine qui nous est difficilement accessible et la responsabilité que nous assumons en faisant ce travail ne s’accommoderait pas d’un à-peu-près ou d’un amalgame entre la formation traditionnelle que l’armée française peut assumer dans certains territoires où elle désire assurer sa présence et la participation à la préparation, voire même à l’exécution d’un génocide. Quelle que soit la volonté de la Mission parlementaire d’occulter cette curiosité, la nôtre doit être essentiellement prudente et approfondie.

Sharon Courtoux

Bien au-delà de cette semaine, notre exigence se poursuivra. Je crois que quand un groupe de citoyens exige la vérité, ce groupe de citoyens est sur la route de la vérité. Si la prudence s’impose, l’exigence de la vérité est plus forte : les réponses que l’on nous refuse aujourd’hui, nous les obtiendrons le mois prochain ou dans six mois. C’est le mot « exigence » qui frappe à la porte de ceux qui ont agi en notre nom : nous exigeons des réponses à nos questions. Nous ne les aurons peut-être pas toutes cette semaine, mais nous les aurons.

François-Xavier Verschave

Je rappelle cette problématique du secret pour que nous soyons bien conscients que nous n’obtiendrons pas, aujourd’hui et ici, une vue d’ensemble de l’action de la France au Rwanda de 1990 à 1994, et pendant le génocide. C’est admirablement résumé par la phrase d’un officier rapportée par Patrick de Saint-Exupéry : « dans cette affaire, tout est stérile ». La France a tenté au maximum d’effacer les traces. Nous ne pouvons qu’essayer de regrouper ici un certain nombre de témoignages, et de traces persistantes, sans bien sûr espérer parvenir à une description de l’événement de l’intérieur. Notre objectif est simplement de montrer qu’il y a tout de même suffisamment d’éléments sur la question de l’implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda pour qu’on ne puisse se satisfaire de l’état actuel de l’enquête.

Géraud de la Pradelle

La rigueur que l’on est en droit d’attendre de cette commission doit se manifester d’une part, dans l’enregistrement des témoignages, et d’autre part, dans la nature des questions que nous posons. Nous allons surtout poser des questions.

2. Méthodologie, forces spéciales et supplétifs

François-Xavier Verschave

Nous allons aborder maintenant un point très important. C’est la question de la méthodologie, des forces spéciales et de leurs supplétifs rwandais, qui va être présentée de deux manières complémentaires.

Le deuxième témoignage d’Immaculée Cattier fait état d’un processus d’élaboration de listes noires et d’élimination d’« ennemis », connu des Français. Nous éclairerons ce processus à partir de deux sources tout à fait autonomes (avant qu’elles ne se rencontrent). D’une part, le travail de Patrick de Saint-Exupéry : dans L’Inavouable, il rassemble une enquête de dix années sur la question de la responsabilité de la France au Rwanda, marquée notamment par la série d’articles exceptionnels publiés dans Le Figaro pour le centenaire de J’accuse, d’Émile Zola. Cette longue enquête est aussi un témoignage. Patrick de Saint-Exupéry était sur les collines de Bisesero fin juin 1994. Il a été en quelque sorte saisi par le drame du Rwanda qui ne l’a plus quitté. Et depuis lors, il n’a cessé de recueillir des témoignages de l’intérieur, des témoignages de militaires que révoltait la réalité du rôle de la France durant le génocide rwandais et qui, peu à peu, lui ont lâché des morceaux de ce qu’eux-mêmes avaient vécu. Patrick de Saint Exupéry n’est pas encore en France actuellement, je résumerai le contenu de son travail.

L’autre source sera Gabriel Périès qui, lui, à partir de la docu­mentation considérable à laquelle il a eu accès et dans laquelle il s’est plongé, notamment les archives de l’École de guerre, a travaillé sur l’his­toire des doctrines militaires en France. Et tout particulièrement la doc­trine en matière de contrôle des populations, la « guerre révolutionnaire ». Il est intéressant de croiser une enquête menée principalement sur la base de témoignages personnels, de sources humaines et une enquête sur les textes. Des textes enseignés à l’École de guerre française, celle qu’a suivie Théoneste Bagosora, le concepteur présumé du génocide côté rwandais. Cette doctrine est encore enseignée dans les écoles d’officiers que dirige la France en Afrique.

Patrick de Saint Exupéry nous explique qu’il y a eu, selon lui, et selon les confidences qu’il a reçues, une conjonction entre l’évolution de cette doctrine et celle d’une partie de l’armée française, essentiellement constituée autour des forces spéciales et/ou des ex-régiments coloniaux : l’infanterie de marine, la Légion, les commandos de la DGSE, etc. Ces forces auraient fait une sorte de « coup d’État » en prenant leur autonomie au sein de l’armée française, avec la bénédiction de François Mitterrand. Cette autonomisation s’est faite autour de la continuité et la prospérité d’une doctrine, enfantée à la fin de la guerre d’Indochine et mise en pratique pendant la guerre d’Algérie : la « guerre révolutionnaire ». Cette doctrine répond à la question : comment gagner les guerres d’aujourd’hui, non pas la guerre nucléaire, mais celles où l’enjeu est le contrôle des populations ? La réponse a été un ensemble de méthodes : le quadrillage, les milices d’autodéfense, les hiérarchies parallèles, la guerre psychologique.

Cette doctrine, élaborée par les colonels Lacheroy et Trinquier, a été mise en œuvre par Aussaresses lors de la bataille d’Alger. Elle est ensuite apparue si performante qu’elle a été enseignée aux États-Unis, mise en œuvre au Vietnam durant l’opération Phœnix, et enseignée à toutes les dictatures latino-américaines. Hélie de Saint-Marc, une icône militaire impliquée dans la guerre d’Algérie et les convulsions qui l’ont suivie, parle à ce sujet de « la mémoire jaune », le souvenir meurtri de l’échec de la guerre d’Indochine. L’armée française a rencontré un ennemi qui la surpassait dans le contrôle des populations, elle s’est vue lâchée par les politiques et elle a voulu forger de nouvelles armes pour relever le défi.

Patrick de Saint-Exupéry explique que, dans ces années 50, la doctrine militaire parlait de guerres qui devinrent « révolutionnaires » à l’épreuve de l’Indochine. Se firent ensuite « psychologiques » en Algérie. Des « guerres totales ». Avec des dégâts totaux. Ces guerres passent par le contrôle des populations et des médias. Il est donc particulièrement important pour nous d’enquêter aussi sur la « manœuvre médiatique », évoquée par certains officiers français à propos du Rwanda.

2.1 Extraits du livre de Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable, sur la « guerre révolutionnaire »

Un officier confie à Patrick de Saint-Exupéry : « Dès le 23 janvier 1991, je m’aperçois qu’une structure parallèle de commandement militaire français a été mise en place. À cette époque, il est évident que l’Élysée veut que le Rwanda soit traité de manière confidentielle. » (pp.246-247). Un autre : « Hors hiérarchie, le lieutenant-colonel Canovas [chef des DAMI] est régulièrement reçu par le chef d’état major des armées. »

Évoquant l’élément déclencheur de l’arrivée des troupes fran­çaises, en octobre 1990, les députés de la Mission d’information parle­mentaire parlent de « l’attaque simulée sur Kigali ». « Celle-ci, disent-ils, servit à la fois de “leurre” et de “levier”. » (p.81).

Aux pages 247-248, on trouve une citation du rapport de la Mission parlementaire (MIPR, pp.138-139) :

« Dans le rapport qu’il établit le 30 avril 1991, au terme de sa deuxième mission de conseil, le colonel Gilbert Canovas rappelle les aménagements intervenus dans l’armée rwandaise depuis le 1er octobre 1990, notamment :

– La mise en place de secteurs opérationnels afin de faire face à l’adversaire. […]

– Le recrutement en grand nombre de militaires de rang et la mobilisation des réservistes, qui a permis le quasi-doublement des effectifs […].

– La réduction du temps de formation initiale des soldats, limitée à l’utilisation de l’arme individuelle en dotation. […]

Le colonel Canovas souligne également […] que “l’évident avantage concédé” aux rebelles au début des hostilités “a été compensé par une offensive médiatique” menée par les Rwandais à partir du mois de décembre. »

Et Saint-Exupéry de commenter :

« “Secteurs opérationnels”, cela signifie “quadrillage”. “Recrutement en grand nombre”, cela signifie “mobilisation populaire”. “Réduction du temps de formation”, cela signifie “milices”. “Offensive médiatique”, cela signifie “guerre psychologique”. »

« Nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la techno­logie : notre “théorie”. Nous leur avons fourni la méthodologie : notre “doctrine”. Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de notre histoire d’empire. De nos guerres coloniales. Des guerres qui devinrent “révolutionnaires” à l’épreuve de l’Indochine. Puis se firent “psychologiques” en Algérie. Des “guerres totales”. Avec des dégâts totaux. Les “guerres sales”. » (pp.252-253).

La « guerre révolutionnaire » est une doctrine qui, selon le colo­nel Thiéblemont, finalise « l’usage des pratiques de propagande et de coercition de masse ». (p.267).

« Elle repose sur six grands principes : le déplacement de popu­lations à grande échelle, le fichage systématique, la création de milices d’autodéfense, l’action psychologique, le quadrillage territorial et les “hiérarchies parallèles”. » (p.267)

De Gaulle avait mis un coup d’arrêt aux emballements des premiers théoriciens Lacheroy et Trinquier, inspirateurs d’Aussaresses (puis de la CIA, des dictatures grecque et latino-américaines). Mais, « en ce début des années 1990, les apprentis sorciers sortent de leurs laboratoires et assiègent la Présidence de la République afin de fourguer leur “pierre philosophale”, comme nous l’a confié un officier français. »

« Nous vaincrons ces ennemis que nous désignons par l’expression “khmers noirs de l’Afrique”. Une expression à l’image du sens profond de la guerre que nous entendons livrer. En notre imaginaire, nous rejouons l’Indochine au Rwanda. » (pp.270-271)

La vision des apprentis-sorciers « justifiera la transformation d’un pays en un vaste laboratoire. Nous testerons, sur le terrain rwan­dais, l’efficacité de la nouvelle arme dont nous entendons doter notre armée. » (p.275).

« L’amiral Lanxade se fera l’interprète de ce rêve de monarque et d’officiers. Il s’agit de créer, en dehors de tout contrôle, au nez et à la barbe de nos institutions et de notre Parlement, une structure appelée à être le bras armé de notre désir d’empire, de ce souverain désir de puissance. Une légion aux ordres de l’Élysée… […] Le COS » (p.276)

« Deux hommes – notre Président de la République et notre chef d’état-major – placent sous leur autorité directe, à l’exception de toute autre, les unités les plus aguerries de notre armée. »

« Le COS est une structure “politico-militaire”. Le Commandement des opérations spéciales est le bras armé de notre pouvoir. Son fonction­nement est tellement secret que rien ne peut filtrer. […] Les troupes du COS n’ont pas la moindre idée du schéma d’ensemble lorsqu’elles sont appelées à servir. » (p.277)

« Les prérogatives de ce bras armé sont illimitées. Elles tiennent en quatre mots : “Assistance, soutien, neutralisation et actions d’influence.” »

« En 1993, […] l’amiral Lanxade autorise le COS à développer des capacités de guerre psychologique. […] Les apprentis sorciers ont gagné. […] Le Rwanda leur servira de laboratoire. […] Le profil du Rwanda – dictature, crise interne, effondrement économique, surpopulation, appa–rition d’une guérilla – est totalement adapté à une “guerre révolutionnaire”. C’est idéal. Vraiment idéal. Nous en ferons donc notre champ d’expéri­mentation. […] La décision est prise avant même que la guerre entre le FPR et le régime Habyarimana n’éclate. […] L’opération “grise” est déjà dans les cartons, il ne manque qu’un prétexte. » (pp.277-278)

« [C’est le lieutenant-colonel Gilbert Canovas qui] mettra en place les éléments-clés de notre “guerre révolutionnaire” : le quadrillage des populations, la mobilisation populaire, la mise en place des milices d’autodéfense, la guerre psychologique… Le lieutenant-colonel Canovas est appuyé par l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, le général Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand et le géné­ral Huchon qui, après avoir été l’adjoint à l’Élysée du général Quesnot, prendra la tête de la Mission militaire de coopération, rue Monsieur. »

« Nous mettons en place au Rwanda une guerre “totale”. » (p.280)

« [Cette “guerre révolutionnaire” est] un outil “cannibale”. C’est une doctrine qui vise à broyer l’homme, à le nier, à le transformer en un nœud de peurs, en une boule de nerfs, afin de le priver de tout libre-arbitre. » (pp.281-282).

Le général Quesnot, devant la Mission d’information parlemen­taire, s’est dit « avoir été fasciné par le spectacle de la peur et de la haine de l’autre au Rwanda. […] Cette guerre était une vraie guerre, totale et très cruelle. » (p.282)

François-Xavier Verschave

Il faut se souvenir qu’une grande partie de l’État-major français est issue des forces spéciales : le général Huchon a commandé le premier RPIMa, le général Quesnot en est lui-même issu, et nous rencontrerons un grand nombre d’officiers qui sont passés par les troupes d’infanterie de marine, davantage d’ailleurs que par la Légion. C’est ainsi qu’un noyau dur a pu se constituer, avec l’appui de l’amiral Lanxade, et réussir à « convaincre le monarque », François Mitterrand – nous sommes dans une monarchie républicaine depuis 1958 – que l’on peut gagner cette guerre au Rwanda contre les « Khmers noirs » du FPR en constituant une sorte de légion aux ordres de l’Élysée, de garde présidentielle : le Commandement des opérations spéciales.

Je vous laisse poursuivre la lecture des extraits très instructifs du livre de Saint-Exupéry. Celui-ci va même jusqu’à dire, mais il faudrait qu’il s’en explique davantage pour que nous puissions le suivre jusque là, que « la décision d’utiliser ce terrain d’expérimentation est prise avant même que la guerre entre le FPR et le régime Habyarimana n’éclate. »

La « guerre révolutionnaire », guerre cannibale, qui vise à broyer l’homme, aurait donc engendré une nouvelle arme, monstrueuse et incontrôlable, qui aurait, selon Patrick de Saint-Exupéry, été mise en œuvre au Rwanda. Cela paraît tout à fait incroyable, l’idée est insupportable. Cela semblerait délirant si Patrick de Saint-Exupéry n’avait reçu le prix Albert Londres, n’était pas le journaliste que l’on connaît par ailleurs, grand reporter au Figaro. Ce livre pose question. Les mécanismes dont va à présent nous parler Gabriel Périès peuvent nous aider à le comprendre.

2.2 Témoignage de Gabriel Périès

Gabriel Périès

Je suis enseignant-chercheur à l’université d’Évry et j’ai réalisé une thèse de doctorat sur cette fameuse doctrine, dite de la « guerre révolutionnaire », qui a émergé au sein de l’armée française. Je m’y suis intéressé parce que je suis latino-américaniste et que les doctrines militaires latino-américaines ont été tout particulièrement influencées par l’armée française. Du moins le croyais-je, jusqu’au moment où je me suis intéressé au cas rwandais.

Les hasards de l’existence m’ont amené à discuter avec Patrick de Saint Exupéry au moment où il revenait d’Argentine, après être passé par le Rwanda. Il était bouleversé lorsqu’il m’a expliqué ce qu’il avait vu au sein de l’opération Turquoise. J’ai été fortement surpris par ce que j’entendais, d’autant plus que je commençais à m’intéresser, d’un point de vue alors simplement moral, au génocide rwandais, avant de découvrir les faits au fur et à mesure.

Lorsque j’ai commencé à étudier de près l’État rwandais, de son origine en 1959 jusqu’aux massacres de 1964, qui marquent le début d’un comportement génocidaire, j’ai vu beaucoup d’éléments de ressemblance avec l’application de la doctrine militaire française en Argentine – la première application de la doctrine de la guerre révolutionnaire à l’étranger, sur le territoire latino-américain.

Les analogies reposent sur un point commun : l’État se structurait d’une certaine façon. Je suis politologue et j’ai été surpris, dans les travaux que j’ai lus sur le Rwanda, du fait que très peu de choses existaient sur la période 1959-1964 – disons le début de la Première République –, qui est la période de fondation de l’État rwandais moderne, chapeautée par un officier parachutiste belge [le colonel Logiest]. Or les Belges ont participé pendant une période à l’élaboration de cette doctrine à l’École de Guerre de Paris. Ils y côtoyaient d’ailleurs des officiers de toute provenance, israéliens, latino-américains, yougoslaves, grecs, espagnols. Disons que la professionnalité militaire était à l’œuvre.

Toute une série d’officiers argentins ont été formés à l’École de Guerre française. Ils ont travaillé ensuite à l’École militaire argentine avec des officiers français intégrés aux états-majors argentins. L’État-major argentin, sous la conduite des officiers français, a organisé à partir de 1959 la territorialisation de l’armée argentine, c’est-à-dire l’organi­sation de l’armée argentine en zones de compétence purement militaires. En situation d’urgence, le militaire se substitue à l’autorité civile – dans une organisation très complexe de hiérarchie parallèle, avec des officiers qui se mettent en parallèle des structures civiles. Finalement, en situation, ils éliminent les structures civiles et s’occupent de l’ensemble du territoire dans tous les domaines : justice, organisation de l’armée, milices d’autodéfense. Ce qu’on revoit au Rwanda.

Le processus fondationnel de l’État rwandais suit cet éclatement territorialiste, cette territorialisation des forces armées, à un degré nette­ment supérieur à celui qu’on trouve en Argentine, qui était déjà un État fédéral, organisé en zones militaires chapeautant les États fédérés. On va se retrouver, et c’est le politiste qui parle, devant des structures très similaires, bien sûr sur une surface très limitée au Rwanda, ce qui à mon avis va donner, quand le processus se met en marche, un effet de défla­gration assez important.

L’établissement de cette doctrine passe essentiellement par deux axes. Le premier, c’est la théorie de la hiérarchie parallèle du colonel Lacheroy. Il écrit un article dès 1952-1953 en Indochine sur le fait que le Viêt-minh possède une arme : l’organisation. Ce n’est pas une arme lourde, mais c’est une arme totale, qui comporte des réseaux de jeunesse et l’embrigadement des enfants. Comme dit Lacheroy lui-même, “De la naissance à la tombe (et pour les spécialistes du Rwanda, cela évoque pas mal de choses), le jeune Vietnamien est pris dans ce maillage d’organi­sations organisant une hiérarchie parallèle”. Jeunesse, femmes, enfants, mobilisation pour le travail, campagnes d’organisation de ce travail… tout cela est organisé par une structure clandestine et Lacheroy finit par dire : « Il s’agit donc d’une arme qui établit une dictature pure, dure et cruelle. » Ce modèle de hiérarchie parallèle, avec territorialisation, contrôle en surface, etc. va être appliqué en Algérie avec les effets qu’on a connus, auxquels vont s’ajouter les hiérarchies des forces armées elles-mêmes, et tout un ensemble de structures de contrôle de la population.

Cette théorie du contrôle des populations n’est pas l’œuvre de Lacheroy, mais de Trinquier. [Le colonel] Trinquier pense qu’il faut établir un quadrillage très puissant au niveau urbain et que ce quadrillage implique un contrôle chiffré de chaque zone opérationnelle, allant prati­quement jusqu’à la maison. J’ai été très surpris de voir qu’au Rwanda, on retrouve cette hiérarchisation, évoquée dans le rapport d’Alison Des Forges. Elle s’organise au pâté de maisons près, et selon le modèle du damier, qui ressemble beaucoup aux hameaux stratégiques que la France avait commencé à établir pendant la guerre d’Algérie en déplaçant les populations lors des plans Challe pour les isoler du FLN-ALN. À partir de ce moment-là, on pouvait contrôler les populations dans trois types de camps différents, qui allaient jusqu’à des camps d’interrogatoires très poussés et même d’extermination.

Mais au Rwanda, apparemment, il n’y en a pas ? d’après ce que j’ai vu cette structure de recherche de renseignements. C’est l’État lui-même qui va fonctionner dès 1964 sur ce modèle-là, avec une parcellisation complète des structures administratives, où l’Église joue également son rôle de contrôle des populations et d’embrigadement. Et il y a tout un ensemble de hiérarchies parallèles qui se mettent à fonctionner de façon institutionnelle au Rwanda. C’est pour cela que c’est une sorte de cas de figure époustouflant, l’organisation d’un petit État total où tout est enrégimenté depuis le pâté de maisons jusque dans les moindres organisations administratives. Quelque chose de vraiment surprenant d’un point de vue politologique : une mise en damier, une mise en coupe réglée d’un pays par les structures de l’État auxquelles vont se rajouter, évidemment, les structures du parti unique, avec ses propres systèmes de renseignement et de diffusion, plus ou moins contrôlés en hiérarchie parallèle, par des anciens de l’armée, puis par des formateurs français qui vont apporter leur doctrine.

Un officier rwandais, et non des moindres, vient à Paris en 1975 pour réactiver la coopération militaire avec Valéry Giscard d’Estaing. 1974-1975, c’est le retour des officiers français en Argentine. Giscard d’Estaing a été formé par le colonel Lacheroy lorsqu’il était officier de réserve à l’École de Guerre. Avec Michel Poniatowski, et d’autres… Il connaît très bien ce que toute une génération d’officiers a reçu comme formation à l’époque. Bien sûr, le général de Gaulle avait écarté ces officiers. L’on sait le rôle un peu trouble qu’avait joué Giscard au sein des gouvernements gaullistes, comme une sorte de “sonnette” de l’OAS. C’est pour ça que je ne pense pas que ce soit purement Mitterrand le factotum de cette histoire, ou sa seule figure tutélaire.

Il y a une tradition dans l’État français. Cette tradition subit une éclipse importante à partir de la dissuasion nucléaire, on se débarrasse sur le territoire national de ces grands officiers qui ont fait toutes les guerres depuis 1939, on les envoie un peu à droite et à gauche : en Afrique, en Amérique latine, aux États-Unis, en Asie du Sud-Est, là où on en a besoin. Ils ont du savoir-faire. Ça se paye bien et puis c’est quelque chose qui est rentable d’un point de vue géopolitique. En Afrique, je crois qu’il y a tout un axe Rwanda, Burundi, Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, que l’on voit aujourd’hui assez malmené, avec un processus de fabrication des élites locales militaires qui continue à exister. Et comme c’est la seule doctrine que possède l’armée française, dans ce cadre où la lutte contre l’Union Soviétique n’est pourtant pas tellement prioritaire, c’est celle que les officiers formateurs enseignent, celle qu’ils sortent de leur besace.

Il semblerait quand même qu’au Rwanda, il n’y ait pas eu besoin, comme en Algérie, de ces structures style DOP (Dispositif opérationnel de protection) qui faisaient disparaître les gens pour avoir du rensei­gnement. Le maillage, le quadrillage est tellement serré… Pour Lacheroy, ce maillage et la hiérarchie parallèle fonctionnent « en double compta­bilité ». Dès qu’un élément étranger apparaît, immédiatement on sait où il est, on le situe, parce qu’il y a une structure sur place qui va prévenir la structure du renseignement de la présence de ce corps étranger. D’après ce que j’ai lu de ce qui s’est passé au moment du génocide, il y avait cette structure-là au Rwanda : on pouvait même recréer l’ennemi tutsi et le faire fonctionner comme le corps étranger dans le cadre d’une compta­bilité en partie double.

Voilà ce que je pourrais dire pour le moment. Je ne pense pas que ça soit forcément Mitterrand le responsable du regain de ces doctrines militaires. Je pense que déjà, sous le Giscardisme et ses affaires afri­caines, il y avait une relance de ces doctrines. Bien que M. de Villepin ait dit que les officiers français n’étaient pas impliqués dans les dictatures latino-américaines, ces doctrines y ont été utilisées. J’ai le nom des officiers français qui étaient directement intégrés à l’État-major et à l’École de Guerre argentins. La diplomatie essaie encore une fois de minimiser les effets un peu pervers de ces coopérations.

François-Xavier Verschave

Vous avez travaillé sur des textes, notamment sur ce qui était enseigné à Arzew pendant la guerre d’Algérie – la doctrine en question – et vous citez un passage qui m’a paru tout à fait éclairant dans cet enseignement courant de l’armée française, c’était l’usage de la peur, voire de la panique pour le contrôle des populations. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?

Gabriel Périès

Arzew, c’est l’école du colonel Lacheroy. Il va y avoir deux écoles de la lutte anti-guérilla et de l’organisation de ce qui va devenir le pouvoir de facto des officiers supérieurs français en Algérie, surtout dans la période Salan. Ce dernier est un colonial, un “Indochinois” comme on dit. Il a remporté des batailles importantes pendant la guerre d’Indochine et il a un lien très étroit avec le général Delattre et le colonel Beaufre. Lacheroy se situe dans cette mouvance prestigieuse et on lui donne la possibilité d’organiser une école, le CIPCG d’Arzew, Centre d’instruction pacification et de contre guérilla. Là, dans une base amphibie […] on donne des cours à des officiers, des capitaines, des commandants, c’est-à-dire ceux qui seront colonels plus tard… et forme­ront à leur tour des officiers pour le Rwanda.

Il s’agit de cours d’action psychologique (de la simple propa­gande où on s’adresse aux populations amies et neutres), et de cours de guerre psychologique, où on s’adresse aux neutres en voie de bascu­lement et à l’ennemi, où l’on provoque des situations particulières pour favoriser l’adhésion des populations aux projets politiques. Un de ces instruments de guerre psychologique, c’est la terreur de masse qui est répertoriée comme moyen. On appelle ça « terreur sociologique », et ce sera appliqué en Argentine. On cible par profession, par zone géographique, par représentant, on cible et on crée un choc, en règle générale par la disparition, par des corps mutilés retrouvés, par des manipulations complexes, un choc dans la population, qui est tétanisée. Parce que, comme ces cours le laissent dire, la peur fait fuir, elle paralyse et maintient en place. Et comme le dit Lacheroy, lorsque l’on tient un récipient, on peut verser ce que l’on veut dedans. C’est la métaphore de l’homme récipient : lorsqu’il est saisi par la peur, qu’on le tient bien dans le cadre d’une hiérarchie parallèle, on induit de la terreur dedans, la personne se vide et on peut verser le message qu’on veut à l’intérieur. La Radio des Mille collines ressemble beaucoup à ça.

Par ailleurs, l’image du cancrelat reprend celle qui avait été diffusée par les 5èmes Bureaux, une hiérarchie intégrée à l’État-major qui va organiser la propagande et ce genre de manipulations. Cela consiste à montrer un fellagha sous la figure d’un cancrelat, d’une sauterelle bizarre en disant : « Voilà, c’est un monstre, il faut l’écraser. » C’est un criquet, un cancrelat, des mouches aussi qui sont collées sur du sang séché, ou des loups. Je ne sais pas si la métaphore a été employée au Rwanda, en tout cas celle du cancrelat, de l’insecte, c’est clair. Dès lors, tout est permis.

Ces pratiques renvoient au discours du général Delattre et du colonel Beaufre au moment où on a inauguré l’École de Guerre en France. C’est un discours de 1946-1947. Nous sommes encore dans l’ébriété de la résistance et la joie de la liberté découverte, redécouverte. Les officiers supérieurs Delattre et Beaufre, principalement, disent qu’ils ont perdu la guerre parce qu’il n’y avait aucune doctrine, que l’on doit recomposer l’armée – un peu délégitimée comme structure d’État du fait de la collaboration d’une partie importante de ses membres – et qu’on va chercher une nouvelle doctrine. La nouvelle doctrine qu’on propose à la réflexion, c’est la doctrine de la « guerre totale » de Ludendorff. Une doctrine qui a comme particularité d’être violemment antisémite, évi­demment, et de mener à la catastrophe, à la destruction de l’État du fait qu’elle développe un niveau de violence énorme en traquant « l’ennemi de l’intérieur » : les communistes, les socialistes, les anarchistes, etc. tout le monde y passe, mais en même temps les catholiques, bref tout ce qui n’est pas pur, purement allemand.

Sa base, sa cohérence, c’est éviter que l’ennemi n’attaque le front intérieur. Pour cela, il faut créer une cohésion animique du peuple avec son chef, qui est le chef de guerre. Or l’instrument qui va créer cette cohésion animique, c’est la terreur de masse. C’est par la terreur que l’on crée la cohésion de l’État – avec parfois des périodes de latence entre les phases de déclenchement de la violence d’État totale, où il faut remettre les choses en place pour après repartir de plus belle. Et recommencer la cohésion animique du chef avec son peuple. Il serait très intéressant de vérifier quelles étaient justement les pratiques que se donnaient le parti institutionnel, le parti-État, pour gérer cette cohésion animique, cette autorité lorsqu’il y a une difficulté.

La doctrine dite de la guerre révolutionnaire concerne essentiellement la cohésion du front intérieur face à une agression exté­rieure. Mais en même temps, c’est un moyen de créer un État nouveau, de créer une structure de domination nouvelle, “révolutionnaire” justement (mais avec des guillemets), de relancer la cohésion de la société en cas de guerre civile.

Or, en regardant un peu du point de vue de Sirius, à partir de ce que j’ai lu sur le Rwanda, j’observe une série de chocs, 1959, 1964, 1973… occasions chaque fois de régénérer les structures de l’État ou redonner une cohérence. Avec finalement la dernière grande opération, celle de 1990-1994 face à « un ennemi qui venait de l’extérieur »… Mais je pense que c’est dès 1959 que se joue cette structuration de l’État rwandais dans le sens d’une organisation préventive pour résoudre un problème de conflit militaire. Et cela rentre dans la doctrine de la guerre froide ou des “prés carrés”, au sens strict, à la Vauban.

Le Rwanda, c’est une citadelle avancée du dispositif du pré-carré français dans la région. Il a une fonction stratégique : la preuve c’est que, quand ça a claqué, tout l’axe français et belge a explosé, c’est-à-dire qu’il y a eu un jeu de dominos, du fait que les structures d’État ont toutes fonctionné sous ce système-là. J’ai été surpris, au Zaïre, de voir que M. Mobutu disait que le Parti doit organiser la vie du citoyen congolais, zaïrois, depuis la naissance jusqu’à sa mort. C’est la phrase de Lacheroy ! Avec des pratiques de partis institutionnels, dits « révolutionnaires », qui organisent de façon finalement totalitaire la guerre totale préventive. D’un point de vue structurel. Et on retrouve des hiérarchies parallèles fonctionnant jusqu’à la tête de l’État, telle la petite maison (akazu). Il faudrait aller regarder de très près ce qu’il y a à l’intérieur de ces doctrines en tant que fabricatrices de structures d’État.

François-Xavier Verschave

Ce que vous dites est tout à fait important pour la compréhension de ce qui nous anime ici. Je signale simplement au passage que Jeannou Lacaze était un personnage central de la guerre d’Algérie et qu’il était le conseiller de Mobutu à l’époque que vous citez.

Une deuxième question : dans vos recherches, vous montrez que la transmission de cette doctrine se situe dans un cadre tout à fait amoral ; il s’agit de professionnels, ces professionnels veulent avoir la meilleure doctrine de guerre possible pour faire face à certaines situations. Ils sont dans une position de concurrence/complicité/rivalité avec les théoriciens des autres armées du monde, ils n’hésitent pas à emprunter à l’ennemi, que ce soit Ho-Chi-Minh, Goebbels ou d’autres, ses meilleures “armes” ; avec tout cela, ils constituent une espèce de package, un ensemble doctrinal que par la suite ils peuvent avoir envie d’exporter. De même qu’on exporte le hardware de la dissuasion nucléaire, on peut aussi vouloir se situer comme les meilleurs dans l’exportation d’un savoir-faire à la pointe des mécanismes de la guerre moderne, où l’objectif est de contrôler une population. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce processus, qu’on pourrait dire cynique, mais qui n’est pas perçu comme tel du point de vue de ceux qui l’enseignent (il s’agit simplement pour eux d’être les meilleurs dans leur domaine) ?

Gabriel Périès

Je crois que c’est là la grande difficulté, il faut suspendre son jugement comme on dit, être prudent sur les anathèmes. Ce serait trop facile de faire le jeu des Victoriens de Foucault par rapport à la sexualité, de se voiler la face. On paie nos impôts aussi, donc on est tous un peu responsables de ce qu’on fait. Ces doctrines militaires sont des technologies, qui passent par le savoir-faire organisationnel, par la connaissance – le savoir-faire colonial, la connaissance des populations, de leur fonctionnement, de leurs croyances. Toute une flopée de sociologues ou d’anthropologues coloniaux ont un savoir-faire énorme : un homme comme Servier sera le créateur des harka[10] en Algérie, il est un superbe directeur du CNRS.

Il faut bien se rendre compte que ce sont des savoir-faire, avec un marché international. Les Britanniques, par exemple, ont une doctrine similaire qui s’appelle le DWEC (District War Executive Council), une structure semi-clandestine qui va à un moment s’appliquer sur la partie défaillante d’un État, en général l’exécutif, évidemment. Ils vont l’appli­quer en Malaisie, par exemple, et cela va fortement influencer tous les officiers français qui ont été leurs élèves, comme Aussaresses.

Les Français ont leur propre théorie, c’est l’école dite de la “guerre révolutionnaire”, qui produit ses systèmes de dictature clés en mains, si vous voulez, des structures politico-militaires qui induisent des comportements très violents face à un certain niveau de violence, à un ennemi déjà fortement armé, capable de créer des mouvements et de mobiliser des armements lourds comme c’était le cas du FPR. Ce genre de situation déclenche ces appareils-là.

Les Américains ont une autre doctrine, transmise à l’armée turque par exemple : on va taper par exemple à coup de canons sciés dans une population qui est en train de défiler. Les Français ne font pas ça, les Français réagissent à un niveau supérieur, lorsque la violence est déjà organisée de l’autre côté, lorsqu’il y a des mouvements de troupes, déjà des groupes armés. C’est de la contre-guérilla. Patrick de Saint Exupéry a tout à fait raison de mettre l’accent sur ce fait que le FPR représente un risque politico-militaire pour l’État rwandais dans la logique qui est la sienne. La partie obscure de cet État va s’organiser d’un coup, dans une période très brève : là on a affaire à une organisation qui est vraiment une organisation clés en mains.

Emmanuel Cattier

Cette technologie est “vendue” clés en mains, et l’on a vu à quel point la France est liée à ce qui se passe au Rwanda. Est-ce que le génocide est le fruit induit par cette technologie – comme dirait Gandhi, « la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence » – ou est-ce qu’il y a volonté dans cette technologie d’accomplir un génocide ?

Gabriel Périès

C’est une question très importante. Les Argentins ont parlé pour leur propre histoire de « génocide ». Ils ont la sensation d’avoir été « génocidés ». C’est-à-dire qu’on a sciemment calibré un type d’ennemi auquel on n’a laissé aucun répit existentiel : la victoire militaire et politico-militaire passe par la destruction existentielle de l’ennemi, il n’y a pas de prisonniers là dedans. On est dans la “guerre totale”, qui est sans doute une des doctrines les plus terribles du XXe siècle, qui sera à l’origine de l’opération Barbarossa de Hitler contre l’URSS, toutes ces horreurs que l’Occident a créées. En 1941, ce sont les Allemands, et nous on va reprendre ça dès 1946. Cela pose un problème.

D’un autre côté, est-ce que ce genre de doctrine contient à l’inté­rieur un processus génocidaire ? Ça contient une destruction de l’État, un éclatement des structures de l’État. Le système de hiérarchie parallèle va se superposer, dans un climat de telle violence que ça ne peut que détruire toutes les structures, y compris les structures administratives, y compris l’organisation de la santé. Tout le monde y participe, tout le monde est impliqué. Après, il n’y a plus de légitimité possible, parce qu’à un moment cette doctrine-là détruit l’État. On a à faire à un vide, et ensuite il est très dur de restructurer. Je pense que les Rwandais le ressentent. Voyez actuellement ce qui se passe au Congo ex-Zaïre. Regardez l’état de déliquescence progressive de l’État ivoirien, où il y a une partition de fait, où une espèce d’anarchie s’installe à la tête de l’État.

On a parlé d’anarchie militaire, parfois, pour l’application de cette doctrine-là. Le système génère une telle violence que l’appareil de légitimation disparaît, il n’y a plus de légitimité, le seul moyen de tenir, c’est de maintenir la pression tout le temps. Et là, des tendances se créent : il y a ceux qui veulent aller jusqu’au bout, d’autres qui commencent à se dire : « On va terminer devant un nouveau tribunal pénal international. Il faut faire attention, il faut préparer une sortie politique ». De nouveau, on peut avoir des processus de guerre civile entre les tendances. Cela peut de nouveau restructurer l’État, l’État déjà en guerre totale. Sauf qu’à un moment les populations ne tiennent plus le choc. J’ai lu quelques articles sur l’état psychologique des Rwandais, des femmes, des enfants. Ils sont brisés. Il y en a au moins pour deux ou trois générations pour restructurer une société plus ou moins heureuse.

Est-ce que réellement, à l’intérieur de cette doctrine, il y a cette volonté de génocide ? Je ne crois pas que ce soit une volonté de génocide stricto sensu ; je crois qu’il y a volonté d’élimination, d’éradication de l’ennemi. Mais l’énergie humaine peut être tellement forte dans ces moments là… Dans la période 1958-1959, les militaires posent dans leurs revues la question : « Poignard ou bombe atomique ? ». Le résultat est le même, disent certains. C’est-à-dire que l’on peut, à travers le terrorisme, la terreur de masse, l’utilisation de la machette, éliminer plus de gens qu’à Hiroshima. Le Rwanda est encore une fois exemplaire. Terriblement exemplaire. C’est effrayant, cette capacité d’organiser un génocide en trois ou quatre mois, c’est incroyable.

Yves Ternon

Vous ne croyez pas qu’il y a une unité dans tous ces raison­nements et que les questions que se pose Trinquier sont liées à la défaite en Indochine et à l’étude des travaux de Mao et de Ho-Chi-Minh ? Les militaires français ont été vaincus, et ils se demandent pourquoi. Contre cette guerre révolutionnaire qui a gagné, il faut mener une guerre contre-révolutionnaire et l’on assiste, en fait, à la fois sur le territoire de l’Asie, de l’Amérique du Sud et ensuite de l’Afrique, à des applications révolu­tionnaires et contre-révolutionnaires qui toutes deux sont génocidaires, à l’origine de ce qui se passe au Cambodge de 1975 à 1979, de ce qui se passe en Argentine par exemple. On a une sorte d’absence totale d’éthique quant aux moyens possibles pour remporter la victoire, ce qui amène les uns ou les autres, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, à des situations qui sont proprement génocidaires, qu’elles utilisent ou non la terreur de masse, les guérillas extensives, la guerre totale.

Gabriel Périès

C’est ce que je croyais au début, parce qu’en effet, il y a toute une rhétorique militaire française sur « Nous avons lu Mao, maintenant on sait ». Or, j’ai commis un petit article de linguistique où j’analysais toutes les citations de Mao Tsé Toung dans le travail du colonel Lacheroy. Il s’avère que ces citations sont fausses. Il se cite lui-même ! Il y en a une ou deux, mais ça n’a rien à voir ! Il n’a pas trouvé de textes de Mao Tsé Toung en Indochine. Le livre de Mao a été traduit en 1951. Il ne circulait pas facilement dans l’armée française, d’autant que Lacheroy était en Indochine en 1952-53. En 1954, il revient en France et il commence alors dans ses articles à parler de l’ouvrage de Mao. Le texte de 1952-53 n’en parle pas, il parle du modèle soviétique.

Le problème n’est pas là. J’ai interviewé le colonel Lacheroy. Je suis allé lui rendre visite, et je lui ai demandé : « Quand avez-vous pris connaissance des textes de Mao, parce que je ne vois pas de rapport avec ce que vous avez trouvé en 1952 ? » Il me répond : « Oui, en effet. En 1952, mes officiers de renseignement me ramènent un cadavre d’un com­missaire politique Viet Minh avec dans sa besace l’organisation interne du Viet Minh. L’organisation clandestine. Et c’est ça que j’appelle une hiérarchie parallèle. » Il n’y a pas de rapport avec Mao Tsé Toung. C’est par la suite que parler de Mao servira à dire : « Regardez, l’ennemi dit que… donc j’ai le droit de faire ceci… » Les citations qui sont faites de Mao Tsé Toung dans La guerre révolutionnaire (édition de 1951) sont en fait des citations de Staline ! Or Staline et la guérilla, ça ne va pas vraiment ensemble. Staline, c’est la guerre de front et la guerre patriotique. On se retrouve donc avec une doctrine qui pense en fin de compte la guerre de front ! Et la dictature est vue comme étant un moyen de lutter contre l’ennemi intérieur en cas de guerre de front, en cas de FPR ou en cas de front interne guévariste, ou en cas de front tout court. On est bien dans le cadre de la guerre totale ludendorffienne. Pas dans celle de Mao Tsé Toung. Il n’y a pas de guérilla à vrai dire, dans le Mao des officiers français. Cela viendra plus tard, après les premiers écrits de Lacheroy qui fondent la notion de « hiérarchie parallèle ». Lacheroy, c’est un officier de la coloniale, un Africain qui est basculé un moment en Indochine et qui revient ensuite.

François-Xavier Verschave

L’expression « ennemi intérieur », qui sera employée dans les premières consignes à l’origine du génocide au Rwanda, figure-t-elle dans les travaux de la doctrine française ?

Gabriel Périès

Oui, tout à fait.

Sharon Courtoux

Quelles sont les traces indélébiles de la transmission de tout ce matériel inappréciable de la France vers le Rwanda ?

Gabriel Périès

C’est l’organisation parcellaire de l’État. C’est-à-dire la territorialisation des forces de répression.

Sharon Courtoux

Parce qu’il se peut très bien qu’on réponde : « Mais ils sont assez grands pour l’inventer tout seuls. »

Gabriel Périès

Peut-être. N’importe qui peut faire son territoire. Mais créer un territoire avec plusieurs systèmes répressifs, organisés, répertoriés avec entrées et sorties contrôlées en quadrillage… La base de cette doctrine là, c’est ce qu’on appelle la territorialisation des forces armées et de tout ce qui tourne autour. C’est-à-dire de ces hiérarchies parallèles, de contrôle, de mise sous tutelle de tel endroit, de la population, ce sont les villages de regroupement, des villages spécialement affectés à tel ou tel groupe de personnes, aux Tutsi, etc. Un système où, à l’échelon le plus bas, un chef va contrôler dix maisons, un système où tout est contrôlé. Si vous donnez un cure-dent à quelqu’un, il vous crèvera l’œil si on en donne l’ordre. C’est ce qui s’est passé.

François-Xavier Verschave

Comment ces doctrines militaires, qui se sont élaborées fortement dans les années 1950, se sont-elles transmises, perpétuées au sein de l’armée française, au point de devenir, comme le dit Saint-Exupéry, la pierre philosophale, et d’être appliquées jusqu’à l’extrême au Rwanda ?

Gabriel Périès

Lorsque je faisais mes recherches, j’ai pris contact avec des officiers qui partaient pour l’école militaire de Bouaké en Côte d’Ivoire. Eh bien, ils partaient avec les cours de Lacheroy sous le bras. D’époque. Donc il y a une perpétuation. C’est une tradition. C’est un savoir-faire qu’on va retrouver jusqu’en 1983 en Argentine, qu’on va retrouver ailleurs. Le problème, c’est de savoir ce que peut offrir l’armée française avec son savoir-faire, ses traditions, si on ne lui dit pas un jour : « ça, il ne faut pas le faire ».

3. Continuation après le 7 avril 1994 de l’alliance militaire antérieure

François-Xavier Verschave

Je commencerai par une anecdote personnelle Un procès m’a été fait par Charles Pasqua, à propos du livre La Françafrique. J’avais écrit qu’en 1994, Charles Pasqua aurait conclu un accord apportant un soutien multiforme de la France (militaire, diplomatique, financier… ) au régime raciste et intégriste soudanais, quitte à favoriser le nettoyage ethnique des populations du Sud, contre la livraison de Carlos. Le tribunal m’a con­damné sur un seul point : ce que je disais de l’accord franco-soudanais était vrai, mais c’était un « manque de prudence dans l’expression » que d’imputer au seul Charles Pasqua ce qu’il aurait fallu attribuer à l’ensemble du gouvernement français… Au cours du procès, Charles Pasqua a recouru à un témoin, M. Philippe Parant, qui était directeur de la DST et son subordonné en 1994. Pour ce dernier, l’exfiltration de Carlos représentait un grand succès technique de son service. Et d’ajouter : « Dans ces cas-là, on met le génocide entre parenthèses »[11].

Au Rwanda, la France menait depuis 1990 une guerre contre le FPR : c’était là son objectif stratégique. Et, « dans ces cas-là, on met le génocide entre parenthèses » : on continue à aider nos alliés même s’ils sont génocidaires, parce que le génocide est hors sujet. L’une des questions qui nous interpellent, en tant que citoyens du même pays que M. Parant et les stratèges de « nos intérêts » dans l’Afrique des Grands Lacs, c’est : s’associer ou non à un génocide, est-ce une question priori­taire ou secondaire ? Si c’est une question secondaire, rien n’empêchait, pendant et après le génocide, de continuer la guerre contre « l’ennemi » FPR. Business as usual.

3.1 Rencontre Huchon-Rwabalinda (9-13 mai 1994).

Sur la continuation de l’alliance militaire française avec le camp génocidaire en plein génocide, nous disposons d’un premier document[12]. Il s’agit du rapport de la visite faite auprès du général Huchon par le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, le numéro 2 des Forces armées rwandaises (FAR) qui encadraient le génocide [13]. Cette visite aurait eu lieu le 9 mai 1994 de 15h à 17h. M. Rwabalinda est resté 34 jours au total à Paris. Nous allons examiner quelques points de ce document, trouvé à Kigali par Colette Braeckman.

Témoignage de Colette Braeckman (le 25 mars)

François-Xavier Verschave

Colette Braeckman, où et comment avez-vous trouvé le fameux compte-rendu de l’entretien du numéro 2 des FAR, Ephrem Rwabalinda avec le général Huchon ?

Colette Braeckman

J’ai eu ce document en mai 1994. On fouillait dans les ministères abandonnés. Quelqu’un du FPR me l’a donné, avec un grand sourire : « ça alors, regardez un peu ce qu’on vient de découvrir. ça va vous amuser. » Il me l’a donné. Je l’ai lu, je l’ai mis soigneusement de côté, je l’ai ramené et c’est tout.

François-Xavier Verschave

Merci. Évidemment, des gens diront que ça peut être un faux…

Colette Braeckman

Moi, ça m’avait l’air assez authentique.

François-Xavier Verschave

Le rapport de visite appelle « Maison Militaire de Coopération » ce qui est en fait la Mission militaire de coopération. Le général Huchon est un personnage central. Il a commandé le 1er RPIMa, c’est-à-dire le régiment par excellence des forces spéciales, celui des missions des services secrets. Il est devenu l’adjoint du général Quesnot à l’état-major particulier de François Mitterrand, puis a été nommé à la tête de la Mission militaire de coopération, qui s’occupe justement, entre autres, de toutes les questions d’instruction de forces africaines. Il était à ce poste pendant le génocide. Il faut préciser que l’authenticité de ce document n’est pas absolument établie. Cependant, les faits énoncés ont, pour certains d’entre eux, trouvé des confirmations dans des éléments de preuve extérieurs.

De quoi est-il question dans ce document ? Du soutien du Rwanda par la France au plan de la politique internationale, sur lequel nous reviendrons ; de la présence physique des militaires français au Rwanda, ou tout au moins d’un contingent d’instructeurs pour les actions de « coups de main » pendant le génocide; de « l’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non », ce qui fait allusion à l’envoi possible de mercenaires, évoqué par certains, mais que nous n’aborderons pas ici faute d’éléments suffisamment précis.

« 3. Les priorités suivantes ont été abordées.

a. Le soutien du Rwanda par la France sur le plan de la politique internationale.

b. La présence physique des militaires Français au Rwanda ou tout au moins d’un contingent d’instructeurs pour les actions de coups de mains dans le cadre la coopération.

c. L’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non. […]

4. Avis et considérations du Général HUCHON.

a. […] La maison militaire de coopération prépare les actions de secours à mener à notre faveur. […]

Il urge de s’aménager une zone sous contrôle des FAR où les opérations d’atterrissage peuvent se faire en toute sécurité. La piste de KAMEMBE a été retenue convenable aux opérations à condition de boucher les trous éventuels et d’écarter les espions qui circulent aux alentours de cet aéroport.

b. Ne pas sous-estimer l’adversaire qui aujourd’hui dispose de grands moyens. Tenir compte de ses alliés puissants.

c. Placer le contexte de cette guerre dans le temps. La guerre sera longue. »

Nous reparlerons plus loin de l’utilisation de l’aéroport de Goma, tenu par les Français, pour des fournitures d’armes aux FAR. Selon le lieutenant-colonel Rwabalinda, la « Maison Militaire de coopération prépare les opérations de secours à mener en notre faveur ». Il est donc clairement question de donner des moyens militaires à ceux qui sont en train de commettre le génocide. Et il est précisé : « placer le contexte de cette guerre dans le temps : la guerre sera longue ». Cette phrase illustre ce que nous disions et que nous reverrons : la guerre continue pendant le génocide, elle continuera aussitôt après, la France reprendra l’instruction et l’armement de ceux qui l’ont commis. Cette guerre qui « sera longue » ne s’achève pas avec le génocide. C’est une guerre faite pour continuer [14].

3.1.1 La liaison cryptée.

« Le téléphone sécurisé permettant au Général Bizimungu et au Général Huchon de converser sans être écouté (cryptophonie) par une tierce personne a été acheminé sur Kigali. Dix sept petits postes à 7 fréquences chacun ont été également envoyés pour faciliter les communications entre les Unités de la ville de Kigali. Ils sont en attente d’embarquement à Ostende. »

Nous verrons, lors de la séance consacrée à la complicité financière, que le 5 mai 1994, quatre jours avant cette rencontre Huchon-Rwabalinda, 435 000 francs ont été prélevés sur le compte de la Banque de France au profit de la Banque Nationale du Rwanda, pour un règlement à Alcatel... Il serait intéressant d’avoir la facture d’Alcatel, pour savoir quels équipements téléphoniques Alcatel a vendus au Rwanda à cette date…

3.1.2 Besoins d’armement

« 3. Les priorités suivantes ont été abordées : […]

Besoins urgents :

- Munitions pour la Bie [batterie] 105mm (2.000 coups au moins).

- Compléter les munitions pour les armes individuelles au besoin en passant indirectement par les pays voisins amis du Rwanda.

- Habillement

- Matériel de transmission. »

Nous verrons plus loin le lien intensif, pendant le génocide, entre le général Huchon et le lieutenant-colonel Kayumba, acheteur des armes des FAR.

3.1.3 Le problème d’image

« 4. Avis et considérations du Général HUCHON.

a. Il faut sans tarder fournir toutes les preuves prouvant la légitimité de la guerre que mène le Rwanda de façon à retourner l’opinion internationale en faveur du Rwanda et pouvoir reprendre la coopération bilatérale. […]

d. Lors des entretiens suivants au cours desquels j’ai insisté sur les actions immédiates et à moyen terme, attendues de la France, le général Huchon m’a clairement fait comprendre que les militaires français ont les mains et les pieds liés pour faire une intervention quelconque en notre faveur à cause de l’opinion des médias que seul le FPR semble piloter. Si rien n’est fait pour retourner l’image du pays à l’extérieur, les respon­sables militaires et politiques du Rwanda seront tenus responsables des massacres commis au Rwanda.

Il est revenu sur ce point plusieurs fois. Le gouvernement Français, a-t-il conclu, n’acceptera pas d’être accusé de soutenir les gens que l’opinion internationale condamne et qui ne se défendent pas. Le combat des médias constitue une urgence. Il conditionne d’autres opérations ultérieures [...] ».

Selon M. Rwabalinda, le général Huchon aurait donc insisté sur la question de « la légitimité de la guerre que mène le Rwanda, de façon à retourner l’opinion internationale en faveur du Rwanda, et pouvoir reprendre la coopération bilatérale » officielle. Si M. Rwabalinda dit vrai ici, ce propos est des plus troublants. Il s’agit du Rwanda, en plein mois de mai, le génocide est déjà accompli pour moitié, il y a des montagnes de morts. Et le général Huchon dit la nécessité de retourner l’opinion internationale en faveur du gouvernement génocidaire. Jean-Pierre Chrétien nous parlera tout à l’heure de ce qui s’est passé au Rwanda juste après la rencontre Huchon-Rwabalinda. Avez-vous des questions à poser sur ce document ?

Débat

Géraud de la Pradelle

J’en aurais une qui n’en est pas une. Le compte-rendu parle de « l’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non ». Est-ce qu’on ne peut pas imaginer que ces « troupes étrangères » soient des troupes françaises ? Les troupes régulières seraient constituées de ceux qui encadrent en tant qu’instructeurs les miliciens de l’armée rwandaise, et les non régulières seraient les unités spéciales relevant d’une hiérarchie plus ou moins parallèle.

François-Xavier Verschave

Il n’y a plus pendant le génocide de troupes régulières étrangères qui encadrent les miliciens. Pour les troupes « non régulières », il peut y avoir plusieurs explications. Ce ne sont peut-être pas des unités françaises. Il est question au long de cette guerre – qui se prolonge en 1994, 1995, 1996, etc. – de mercenaires étrangers, d’origine serbe notamment, combattant du côté de la France. Tel le dénommé Dominique Yougo, qu’on verra apparaître fin 1996. Ces gens ont été récupérés par les réseaux français dans le milieu des extrémistes serbes ou bosno-serbes. Ils ont combattu en ex-Yougoslavie dans l’environnement de Karadzic et de Milosevic, ils opèrent dans la zone des Grands Lacs vers cette époque-là, le milieu des années 1990.

Mais l’explication que vous avancez est également possible : il pourrait s’agir de militaires ou mercenaires français. Il y a des merce­naires français, c’est bien connu. Je vous rappelle aussi que le capitaine de gendarmerie Paul Barril, qui n’avait plus aucune fonction officielle, puisqu’il était le patron d’une entreprise privée de sécurité, s’est trouvé au Rwanda à plusieurs reprises au beau milieu du génocide. Il y a même été chargé d’une « opération insecticide » – visant sans doute à tuer des « cancrelats », le terme qui désignait les Tutsi.

Yves Ternon

A-t-on une idée précise du nombre de militaires français présents au Rwanda sous uniforme français cette année-là ? Alain Juppé disait : « Il n’y en n’a pas »...

François-Xavier Verschave

Si, il y en avait.

Sharon Courtoux

Le rapport de la Mission parlementaire parle de 47.

François-Xavier Verschave

Il y avait des militaires, des DAMI, et le livre de Roméo Dallaire mentionne la présence du lieutenant-colonel Maurin à l’État-major des Forces armées rwandaises à minuit dans la nuit du 6 au 7 avril, alors qu’est enclenché le génocide. Maurin était le “patron” de la coopération militaire française avant le génocide. Il était encore là...

Sharon Courtoux

Certaines informations semblent dire qu’il y aurait eu davantage de ces troupes étrangères dans le Nord du Rwanda ?

François-Xavier Verschave

Certaines sources au Rwanda parlent à plusieurs reprises de militaires blancs qui combattaient aux côtés des Forces armées rwandaises. Le problème est que personne ne soit allé interroger les Rwandais à ce sujet. Pourtant, des centaines de personnes au Rwanda, qui ne peuvent pas toutes être suspectées de faire de la désinformation, sont en mesure de raconter ce qu’elles ont vu, de livrer un témoignage qu’il faudrait bien sûr vérifier. Le seul fait que ce travail n’ait jamais été fait est déjà en soi extraordinaire, car nous sommes en face d’un crime présumé tout à fait considérable. La présente Commission l’a entrepris sans en avoir les moyens financiers, et dans des conditions dont on pourra reparler si vous le désirez. Mais nous avons vérifié qu’il était très simple pour une équipe, même aux moyens très limités, de recueillir un certain nombre de témoignages précis, vous le verrez.

Yves Ternon

Même dans les procès de tueurs et criminels rwandais, il n’a jamais été fait mention de cela ?

Sharon Courtoux

Il est intéressant de noter que, durant les procès d’Arusha, les accusés ne parlent jamais de leur relation avec la France.

Annie Faure

Mais par qui sont transmises ces données ? Qui dit que les accusés ne parlent jamais de la France ?

Sharon Courtoux

Le site du TPIR rend accessibles les comptes-rendus de ce qui se passe dans ces procès. On peut d’ailleurs en demander des transcriptions exhaustives, sauf évidemment lorsqu’il y a huis-clos pour protéger diffé­rents témoins, etc. Jusqu’ici, la presse n’a jamais évoqué ces questions : comment se fait-il que les accusés ne parlent jamais, d’une manière ou d’une autre, de leurs relations avec les militaires français ? Comment se fait-il qu’aucun militaire français n’ait été interrogé sur la période du génocide ?

François-Xavier Verschave

J’ai peut-être un début de réponse. Dans le texte d’un projet de loi préparé par la France, destiné à accueillir dans les prisons françaises ceux que le TPIR a condamnés, il est mentionné que la France pourra les faire bénéficier de remises de peine et mesures de grâce. Il y a peut-être des « grâces Papon » en perspective. Je pense qu’un certain nombre de responsables du génocide savent où est leur intérêt.

Sharon Courtoux

Avec un peu plus de moyens, il serait facile de rassembler infi­niment plus de pièces et d’éléments, en particulier auprès des militaires français qui ont passé un moment de leur vie au Rwanda.

Bernard Jouanneau

Je souhaiterais avoir une précision au sujet de ce problème d’image évoqué dans les « considérations du général Huchon ». Elles sont particulièrement instructives. Car si on est à peu près à la moitié de l’accomplissement du génocide, le général Huchon ne peut pas ne pas avoir connaissance de ce qui s’est passé. Mais il parle de « massacres », pas de génocide, et prône la légitimité de la guerre entre le Rwanda et le FPR, guerre à laquelle la France est associée. Comment peut-on prétendre à cette légitimité ?

Deuxième question : comment les médias, s’ils ont été approchés, ont-ils interprété cette tentative de manipulation ? Car, au fond, il ne s’agit rien moins ici que d’inviter les médias, j’imagine français, à présenter la guerre menée par Kigali comme une guerre propre, alors qu’on est en plein génocide. Il y a là deux révélations essentielles.

Yves Ternon

Oui, vous avez tout à fait raison, on est au cœur du problème. Ce document est révélateur, clair, net…

François-Xavier Verschave

Ce document, qui nous a été communiqué par Colette Braeckman en novembre 1994, lors du contre-sommet de Biarritz, a été trouvé à Kigali. Le gouvernement intérimaire en a laissé de pleines armoires au moment de sa fuite. Beaucoup de documents ont été retrouvés ainsi. Nous n’avons pas la garantie absolue de l’authenticité de ce document, mais la signature d’Ephrem Rwabalinda figure dans le courrier d’accompa­gnement. M. Rwabalinda ne pourra venir témoigner, car il est mort en 1995, de manière étrange semble-t-il, dans un camp de l’Est du Zaïre. Les historiens savent que le moyen d’établir l’authenticité d’un document, ce n’est pas seulement d’avoir une assurance complète sur la chaîne de transmission depuis l’original, mais aussi d’en faire la critique interne. Or ici, la critique interne tend à confirmer l’authenticité de ce document. Mais je préfère laisser parler l’historien à ce sujet.

Yves Ternon

Oui, je crois que M. Verschave a raison. La question se pose toujours de savoir si le document est authentique. L’analyse du document présente un contexte. Il permet de comprendre que, dans ces trois composantes de la politique française que sont l’armée, l’Élysée et le gouvernement, s’opère une ébauche de rupture. Nous considérons tous ici que rien n’est plus grave qu’un génocide et qu’aucune politique ne peut justifier un génocide. Or, là, des gens considèrent que, puisqu’il y a génocide, et il semble évident qu’ils le savent, il faut le masquer. Nous sommes justement à la période où, à Bruxelles, le 13 mai, Alain Juppé va parler de génocide. Donc l’image de la France est gravement menacée, elle risque d’éclater, et il faut savoir quelle attitude adopter. L’armée semble se retrancher dans une attitude de soutien aux génocidaires, avec toutes les restrictions dialectiques, verbales, qui peuvent se présenter. Dans d’autres lieux, semble-t-il, on est en train de préparer un change­ment de politique afin de préserver l’image de la France.

Ce document est-il ou non authentique ? Sa datation et son contenu indiquent que, selon toutes probabilités, une tendance différente a émergé alors, avec cet argument « éthique » de l’image de la France. On le voit bien d’ailleurs dans les médias, que nous examinerons jeudi : certains, dès le 11 avril, établissent le fait du génocide, et personne parmi les gens avertis, à partir du 10-15 avril, ne peut plus douter qu’il s’agisse d’un génocide. Donc ce document, s’il est authentique, est terriblement accusateur.

Emmanuel Cattier

Je voudrais ajouter quelque chose. Il faut remarquer que, quelques jours après la visite dont il est question dans ce rapport, Bernard Kouchner a débarqué à Kigali pour entamer une opération humanitaire de sauvetage d’orphelins, à retentissement médiatique. Roméo Dallaire le raconte dans son ouvrage. L’historien Jean-Pierre Chrétien, dans le livre qu’il a dirigé, Les médias du génocide, montre de son côté un effet d’euphorie dans les médias officiels rwandais juste après la visite de Rwabalinda – qu’il ne met d’ailleurs pas en cause. Apparaissent aussi des consignes demandant de cacher les cadavres. Ces cadavres en plein jour deviennent vraiment gênants.

François-Xavier Verschave

Y a-t-il d’autres questions sur ce compte-rendu ?

Annie Faure

Je voulais faire une remarque sur la fin du document : « le géné­ral Huchon m’a clairement fait comprendre que les militaires français ont les mains et les pieds liés pour faire une intervention quelconque en notre faveur à cause de l’opinion des médias que seul le FPR semble piloter ». Or il est clair que le gouvernement français n’est absolument pas piloté par le FPR. Au contraire, pendant des semaines et des mois, il continue de le considérer comme le parti de l’étranger, le parti malfaisant qui a envahi le Rwanda. Donc les propos de Huchon sont assez curieux par rapport à ce que j’ai pu voir. M. Huchon n’a pas souhaité venir témoigner ?

François-Xavier Verschave:

Nous avons invité M. Huchon, qui n’a d’ailleurs jamais démenti ce compte-rendu…

Annie Faure

…qui était entre les mains de la Mission parlementaire ?

François-Xavier Verschave

Nous l’avons remis à la Mission d’information...

Gérard SADIK

Dans quelle langue a été rédigé ce rapport ?

François-Xavier Verschave

En français, c’est le texte authentique, nous avons ici la photocopie.

Gérard Sadik

Quelle fonction exacte avait Ephrem Rwabalinda ? Il était le chef d’état-major adjoint ?

François-Xavier Verschave

Oui.

Gérard Sadik

L’autre question que je me pose, c’est sur le changement de ton. Fin avril, des représentants du gouvernement intérimaire ont étés reçus à l’Élysée et au ministère des Affaires étrangères – Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza – et dès ce moment-là, ce gouvernement change d’attitude. Selon Alison Des Forges, un plan d’autodéfense civile a été alors mis en place, avec un contrôle plus strict des personnes qui étaient en possession d’armes et des miliciens qui devaient faire le « travail », c’est-à-dire l’extermination. Peut-on dire quelle a été la réponse concrète aux demandes de Rwabalinda, concernant la présence physique des militaires français ? Selon le rapport d’information parlementaire, il y avait entre 24 et 47 militaires. Mais selon cette source, tous les militaires présents sont partis en même temps que ceux de l’expédition Amaryllis, le 14 avril. Donc, officiellement, il n’y a pas de militaires français au Rwanda entre le 14 avril et le 22 juin, début de l’opération Turquoise.

François-Xavier Verschave

Un certain nombre de gens ne sont pas considérés comme des militaires français. Par exemple Paul Barril. Mais Barril a fait toute sa carrière dans l’armée, et il a accès aux moyens de l’armée.

Sur la question du changement de ton fin avril et sur l’effet éventuel au Rwanda des contacts Rwabalinda-Huchon, nous allons entendre le témoignage de Jean-Pierre Chrétien.

Témoignage de Jean-Pierre Chrétien

François-Xavier Verschave

Vous avez particulièrement étudié l’histoire de la région des Grands Lacs et vous avez dirigé un ouvrage sur les médias du génocide. Nous avons examiné un document recueilli et transmis par Colette Braeckman, sur la visite du lieutenant-colonel Rwabalinda, n° 2 des FAR, au général Huchon, chef de la Mission militaire de coopération. Ce document, la critique interne a plutôt tendance à en conforter l’authen­ticité. Mais, dans la mesure où on n’a pas la preuve irréfutable de son authenticité, il est important d’en mesurer les effets éventuels. Or vous signalez dans votre ouvrage que, juste après le retour de Rwabalinda au Rwanda (il est reparti le 13 mai de Paris), on assiste dans les médias dirigés par le camp du génocide à un certain nombre de changements, un certain optimisme et le souhait de contrôler les dégâts d’image provoqués par le génocide. Est-ce que vous pouvez nous préciser ces points ?

Jean-Pierre Chrétien

Je vous remercie. Je vois que vous avez lu attentivement ce livre où l’on mentionne quelque chose qui nous a intrigués, qui continue à me poser problème, et qui mériterait une enquête approfondie. C’est une sorte de phase de normalisation du gouvernement du génocide, du régime génocidaire, au mois de mai. Comme je suis historien, je suis amené à situer les choses, à ne pas opérer une sorte d’équation mécanique entre cette mission Rwabalinda à Paris et les réalités que l’on peut enregistrer sur les ondes de la RTLM. Ce que je vais faire, c’est vous présenter des éléments qui méritent commentaire sur les ondes de la RTLM, entre, grosso modo, le milieu et la fin du mois de mai 1994, et essayer d’expliquer le balancement entre différentes interprétations possibles.

Il faut d’abord rappeler le contexte : non seulement la mission de cet officier rwandais à Paris, mais aussi la visite de Bernard Kouchner à Kigali, à peu près au même moment, entre le 12 et le 16 mai je crois. Le récent ouvrage du général Dallaire montre que cette mission humanitaire pouvait aussi avoir des prolongements politiques. Dallaire écrit, à la page 464 de son livre : « J’ai détesté l’argument de Kouchner qui estimait que ce genre d’action [faire partir des orphelins hors du Rwanda, et peut-être aussi faire un effort auprès des milices pour qu’il y ait moins de massa­cres] serait une excellente publicité pour le gouvernement intérimaire. » Donc Dallaire a perçu un enjeu politique, et cela va dans le même sens que le contenu du compte-rendu de Rwabalinda.

Il ne faut pas oublier qu’à la même époque, presque un mois et demi après le début du génocide, il y a une montée d’émotion sur la réalité du génocide. C’est le 15 mai que le pape parle d’un « vrai géno­cide », c’est le 16 mai qu’Alain Juppé, à Bruxelles, parle de génocide, « notamment dans les zones tenues par les forces gouvernementales ». Dès le 12 mai, on annonce la tenue prochaine de la commission des Droits de l’Homme de l’ONU. Les autorités du gouvernement géno­cidaire, qui sont à Gitarama, et la RTLM, ne sont pas ignorantes de tout cela. La RTLM parle sans arrêt de ce qui se passe dans le monde, de la façon dont on parle d’eux. C’est au même moment aussi que, dans une série de déclarations de médias français, entre le 12 et le 20 mai, se développe la notion de « double génocide ». Je l’ai relevée dans Jeune Afrique, dans Le Figaro, et l’idée est fortement suggérée dans Le Monde. Dans Le Monde du 16 mai, par ailleurs, on relate que Mitterrand a vu Boutros-Ghali le 11 mai et qu’il est prêt à répondre à la préoccupation du Conseil de sécurité de « contenir les affrontements terriblement meurtriers ». Voilà le contexte du côté de la France et de la communauté internationale.

Voyons à présent les émissions de la RTLM. J’ai regardé ce qui y a été dit, non seulement ce qui est cité dans le livre que nous avons publié en 1995 et réédité l’année dernière, mais aussi dans les différentes transcriptions réalisées avec mes collègues Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et José Kagabo, pour une expertise auprès du tribunal d’Arusha. Si l’on examine les contenus de la RTLM au mois de mai, on constate qu’il y a deux discours en parallèle. D’une part, la poursuite voire le renforcement de la propagande telle qu’elle fonctionne depuis déjà des semaines : le dialogue avec les miliciens sur les barrières, l’encouragement au « travail », l’affirmation incessante que les Tutsi se suicident, et qu’au fond ce sont peut-être eux, les Tutsi, qui sont les responsables de toutes les violences. Mais le 13 mai, il y a une émission qui m’a un peu surpris : le journaliste vedette de la RTLM, qui s’appelait Kantano, commence comme d’habitude à dire que la minorité tutsi est en train de se suicider, et tout à coup il exprime une sorte de négationnisme étrange. Je cite :

« On attribue certaines tueries aux Interahamwe. Que ce soit le président des Interahamwe, c’est-à-dire Robert Kajuga, le Premier ministre, c’est-à-dire Jean Kambanda, le président de la République, c’est-à-dire Théodore Sindikubwabo, chacun dit : « Je vous en prie, les tueries sont terminées, ceux qui sont morts sont morts. » Chaque instant, chaque jour, […] la personne contre laquelle nous nous battons c’est l’Inkotanyi[15], et le soldat du FPR qui serait caché. Voyons donc, après un mois et demi, cette personne en qui tu ne reconnaissais pas un complice, c’est tout juste maintenant que tu t’en aperçois ? Ces gens donc, comme le Premier ministre l’a dit hier soir, ces gens qui se font passer pour des Interahamwe et dressent des listes de personnes à tuer, ces gens sont com­plices des Inkotanyi. Voilà donc comment les choses doivent marcher. Autrement, si les choses désordonnées continuaient, notre pays n’irait pas loin. »

C’est assez curieux. Il y a d’une part l’hypothèse selon laquelle les Interahamwe, les miliciens du MRND seraient infiltrés par le FPR, mais il y a surtout cette idée : il ne faut pas aller trop loin, il ne faut pas continuer à tuer n’importe comment, « si les choses désordonnées conti­nuaient, notre pays n’irait pas loin ». Mais les jours suivants, la propa­gande habituelle continue. Le 15 mai, Kantano nous explique que l’objectif est d’exterminer l’ennemi, que le gouvernement n’est pas assez dynamique. Le 17 mai : « Les complices des Inkotanyi ont été exterminés par les fils de Gahutu », c’est-à-dire par les Hutu, les fils du Père défricheur. Et le 18 mai, de nouveau, quelque chose arrive un peu à contresens de la propagande habituelle :

« Nous commençons à recevoir de bonnes informations. La France a accepté d’envoyer également des troupes » – dans le cadre de l’ONU, c’est l’époque des discussions entre la France, Boutros Boutros-Ghali et le Conseil de sécurité. « Elle nous apporte une fois de plus son assistance. Une assistance substantielle, et elle a promis de l’accroître. Toutefois, pour continuer à recevoir ce genre de bonnes informations, ils demandent [je ne sais pas qui est ce « ils » au pluriel, mais le sens de la phrase renvoie vers les Français] qu’il ne soit plus possible de voir un cadavre au bord de la route, ou que plus personne ne se mette à tuer pendant que les autres observent la scène en riant au lieu de le remettre aux autorités. »

Cela prolonge ce qui a été dit d’après la volonté du gouvernement le 13 mai : il faut devenir plus correct, ne pas faire n’importe quoi, ne pas se mettre à tuer en riant, ne pas laisser traîner les cadavres. Ce qui intéresse l’enquête que vous menez, c’est qu’il s’agit clairement de mériter l’aide française. Cette espèce de normalisation de la machine du génocide me frappe depuis un certain temps, et mérite d’être travaillée de différentes façons. Je l’avais relevée dans le témoignage d’un médecin allemand, le docteur Wolfgang Blam. Il était à Kibuye à cette époque, et a écrit son récit de souvenirs, que j’ai traduit et publié dans Le défi de l’ethnisme en 1997. On y voit une cohérence entre ces déclarations et ce qui se passe sur le terrain à la mi-mai, une tentative pour organiser la normalité. Il dit que l’école primaire fut rouverte, les fonctionnaires durent revenir au travail, les chefs de service durent transmettre à la préfecture des listes de leurs collaborateurs en activité afin de pouvoir préparer le paiement des traitements. Les banques locales furent rouvertes et assurèrent des transactions limitées. Le Premier ministre, et une semaine plus tard, le 16 mai, le Président de l’exécutif de transition, sont venus à Kibuye pour faire l’éloge de la défense exemplaire de la sécurité dans cette préfecture, et en encourager la poursuite. La sécurité en question, c’étaient les massacres qui avaient précédé.

Il y a une cohérence entre l’écho des déclarations du gouverne-ment, sur les ondes de Radio Rwanda, les passages des émissions de la RTLM et cette pratique administrative. Il se passe quelque chose au milieu du mois de mai. J’ajouterai que, personnellement, j’ai des souvenirs précis de ce milieu du mois de mai. Différentes personnes, belges et françaises, disaient qu’il ne fallait pas uniquement regarder Kigali, mais également Gitarama : « Il se passe des choses, il y a un gouvernement, et vous allez voir, bientôt, il va y avoir un recentrage de ce gouvernement, éventuellement remanié, et de l’armée, et les excès des milices vont cesser. » Ces personnes étaient en général relativement bien informées.

Je reprends le cours des émissions de la RTLM. Je retrouve la propagande que je dis habituelle, le 20 mai par exemple, la fameuse Valérie Bemeriki assure : « Nous sommes dans une autodéfense hutu, les massacres qui ont eu lieu sont normaux, d’ailleurs la Vierge Marie est d’accord avec nous. » Et puis, le 23 mai, on nous apprend que ce sont les Tutsi qui ont la responsabilité collective de leur propre massacre. Les 24 et 25 mai – il faut noter que ce sont les jours où se tient la commission des Droits de l’Homme de l’ONU – le journaliste Habimana Kantano, qui était lié aux services de la sûreté, dit en gros ceci : « Il faut que nous gagnions cette guerre, sinon nous tomberons sous le coup de la justice internationale. » Et Gahigi, le rédacteur en chef, le 30 mai : « S’ils continuent de se suicider de cette façon, les Tutsi vont disparaître. J’espère qu’ils comprennent les conseils que même des étrangers leur prodiguent. »

Le lendemain 31 mai, le même Gahigi dit que, d’après les radios étrangères, il y a des négociations entre les FAR et le FPR. Il ajoute : « Attention, il ne faut pas accepter que nous nous engagions à cesser d’appeler les Hutu à tuer les Tutsi et à renoncer à des “massacres planifiés” [ce texte est traduit du kinyarwanda, mais les mots « massacres planifiés » sont prononcés en français]. Car ce serait reconnaître qu’ils ont eu lieu. Or il faut plutôt rappeler sans arrêt qu’il s’agit plutôt d’une colère populaire et d’un problème ethnique. » Là, on retrouve les bases de la propagande du génocide.

Comment interpréter ces différents éléments du contenu de la RTLM ? Comme je l’ai dit, il y a un mélange de deux styles de propagande. D’une part, la poursuite de la justification des tueries, l’autodéfense populaire, la mobilisation des miliciens, la colère qui est normale, la logique suicidaire de la minorité tutsi, etc. En même temps, il y a la conscience d’un problème au niveau international, celui d’une émotion qui se développe alors face au génocide. La RTLM n’ignore pas ce qui se dit sur les radios internationales, et ce qui va se faire à Genève. Elle n’ignore pas non plus les instructions du gouvernement, ni la position française a priori favorable.

La réponse de ces propagandistes extrémistes est double, en quelque sorte. D’une part, ils insèrent tout à coup dans leur propagande des conseils de modération ou d’aménagement des tueries, tout en attribuant par ailleurs au FPR la responsabilité de ces tueries, ce qui conforte la théorie du double génocide. Ceci bien avant l’intervention Turquoise. Pendant cette dernière, ce genre de déclarations se multiplie : « Accueillez bien les troupes françaises, soyez gentils, expliquez-leur que sur les barrières le travail est normal, il s’agit de détecter les espions et les infiltrés du FPR… » La conclusion essentielle à tirer est que c’est une stratégie de la dissimulation dans le jeu des promoteurs idéologiques du génocide, une stratégie consciente, organisée. Imaginez que ceci est intervenu lors des travaux de la commission des Droits de l’Homme de l’ONU, à partir de la mi-mai : cela atteste a contrario de la conscience qu’avaient les idéologues de la réalité du génocide.

Au vu de tout cela, je ne peux que poser les questions suivantes :

– Quelle est la part d’analyse du contexte politique international dans cette irruption d’une option normalisatrice ?

– Quelle est la part de conseils plus précis venus des partenaires français avec lesquels le dialogue reste, on l’a vu, amical ? Et ce aussi bien dans les déclarations de Bernard Kouchner sur Radio Rwanda, le 14 mai – il a alors parlé dans ce sens lors de son passage à Kigali –, que dans les conseils donnés par le général Huchon à Rwabalinda lors de la venue de ce dernier à Paris. En tous cas, on observe quelque chose comme une volonté de normaliser, qui est surtout une volonté de dissimuler. Comme s’il fallait faire un effort spécifique en rapport avec ce contexte.

– Enfin, dans le sens des questions que vous vous posez, il est évident que l’émission du 18 mai que j’ai citée, disant : « Nous avons de bonnes informations, les Français vont nous aider, mais on ne veut plus voir de cadavres au bord des routes », est évidemment extrêmement troublante.

Sharon Courtoux

M. Chrétien, est-ce que des questions du type de celles que vous vous posez ont été posées à ces animateurs de radio ? Je n’en ai pas le sentiment. Est-ce que le TPIR s’est informé auprès de ces personnes de ce qui relevait de leur analyse ou d’éventuels conseils qu’ils auraient reçus ?

Jean-Pierre Chrétien

Les journalistes que j’ai évoqués ont disparu. Les personnes qui, comme chacun sait, ont été en procès à Arusha, sont l’ancien fondateur et directeur de la RTLM, Ferdinand Nahimana, et Georges Ruggiu qui, lui, a choisi la procédure d’aveux. Quant à Jean-Bosco Barayagziwa, qui a été un des dirigeants de la RTLM et un des fondateurs du parti CDR, qui avait des liens assez étroits avec les Français et faisait partie de la délégation venue fin avril à Paris avec le ministre Bicamumpaka, il a choisi, lui, de ne pas être présent lors de son procès à Arusha. Je ne jure pas de connaître tous les débats qui ont eu lieu dans le procès des médias, qui s’est étalé pendant des mois, mais je n’ai pas l’impression que ces questions aient été posées. Et une chose m’a surpris, c’est que la défense des avocats, en particulier ceux de Ferdinand Nahimana, n’ait pas essayé de trouver des circonstances atténuantes à leur client à partir d’arguments que celui-ci aurait pu avancer : « Mais enfin, je pouvais y croire puisqu’il y avait des encouragements venus de la France. » Il faut se rappeler que Ferdinand Nahimana n’a pas quitté définitivement le Rwanda quand il a été exfiltré avec d’autres par les Français, le 12 avril je crois. Il a rencontré à Gisenyi un journaliste de l’AFP, lui montrant une carte de visite qui le présentait comme conseiller du président Habyarimana. Je suis étonné que les avocats n’aient pas invoqué comme circonstance atténuante le fait que, sur un plan international, quelqu’un comme Nahimana avait été considéré comme fréquentable. Au fond, les objectifs du procès étaient de démontrer la responsabilité de cette propagande dans la perpétration du génocide, en trouvant des éléments à la fois dans l’organisation de la RTLM, sa diffusion et le rôle de ses dirigeants, puis dans le contenu, avec des éléments faisant apparaître une forte suggestion ou un appel direct au meurtre. Le détail historiographique de la propagande de la RTLM reste peut-être à faire. J’ajoute qu’il serait très utile aussi de travailler sur les enregistrements de Radio Rwanda, la radio officielle, ce que personne n’a fait pour le moment.

Aurélia Kalisky

Quels étaient les propos tenus par Bernard Kouchner sur Radio Rwanda?

Jean-Pierre Chrétien

Je n’ai pas travaillé sur des enregistrements de cette émission, il faudrait le faire de près. On l’évoque dans la presse française de l’époque, et Dallaire en parle dans son livre, assez brièvement. Ce qui a beaucoup frappé Dallaire, c’est ce qui s’est passé lors d’une rencontre entre lui, Bernard Kouchner, le colonel Bagosora et le général Bizimungu. C’est là que Kouchner aurait fait comprendre qu’il fallait faire un effort pour être plus présentable. D’après ce qu’en dit à l’époque la presse française, l’émission de Kouchner sur la radio officielle Radio Rwanda aurait consisté à expliquer que les meurtres de masse étaient vraiment insupportables, et que cela devait cesser.

Gérard Sadik

De quand à peu près datez-vous la tentative de normalisation ? Par exemple, la réouverture de l’administration dans trois préfectures, je crois – Kibuye, Gikongoro et Cyangugu ? Est-ce que c’est mi-mai ? D’après le livre de la FIDH et de HRW, Aucun témoin ne doit survivre, il me semble que c’est plutôt fin avril. Il y a le plan d’autodéfense civile qui doit dater du 19 avril et, d’après les informations que j’ai, c’est plutôt début mai que dans ces préfectures on a essayé de remettre en place les administrations. Autre question qui se pose aussi : est-ce qu’il y a un lien avec la visite de Kouchner et celle de Rwabalinda ?

Jean-Pierre Chrétien

C’est une bonne question et, comme d’habitude, il n’y a pas de réponse simple. Il y a plusieurs acteurs, les acteurs rwandais sont bel et bien là aussi. Je me suis appuyé, car cela me semblait vécu au quotidien, sur le témoignage du docteur Blam [16]. Il n’est pas très précis, mais quand il parle de normalisation des écoles, des fonctionnaires, des banques, etc., il dit que cela se situe après le passage du Premier ministre, puis il parle d’« une semaine plus tard », le 16 mai. Une semaine avant, c’est le 9 mai. Le 9 mai, après le passage du Premier ministre, il y aurait eu cette normalisation pour la préfecture de Kibuye. Peut-être que les dates ne sont pas exactement les mêmes d’une préfecture à l’autre, mais de toute façon, pour Kibuye, on se situe quelque part entre le 9 et le 16 mai, c’est-à-dire dans un mouvement qui s’amorce pendant ou juste après la mission Rwabalinda.

On peut se demander s’il n’y a pas eu rencontre entre plusieurs choses. Peut-être le gouvernement a-t-il subi d’autres influences. Ce qui m’a frappé aussi, c’est qu’on nous dise que le 12 mai, Jean Kambanda a parlé à la radio dans le même sens… Cela coïncide avec la mission Rwabalinda, mais de façon tellement juste qu’on est effectivement en droit de se demander si c’est seulement cette mission qui a joué. Je n’aime pas les réponses simples. Je pense que les conseils venus de Paris, d’une façon ou d’une autre, sont venus s’ajouter à d’autres réflexions de ce gouvernement, peut-être à d’autres conseils reçus. Parce qu’il y a eu aussi des délégations d’ONG belges qui travaillaient avec l’ancien régime. Elles sont allées à Gitarama. Il faudrait voir les dates exactes. Il est probable que plusieurs forces ont joué dans le sens d’une meilleure présentation de ce gouvernement. Ce qui est le plus impressionnant, c’est la déclaration du 18 mai sur les ondes de la RTLM.

Résumons : il y a des initiatives venues de ce gouvernement rwandais, qui “bénéficie” des conseils de différents partenaires, parmi lesquels un partenaire essentiel, son partenaire français. Il faut s’inter­roger sur le jeu respectif des différents acteurs dans cette affaire.

Yves Ternon

Est-ce que, quand on analyse l’évolution du conflit militaire, le gouvernement intérimaire ne réalise pas justement, à ce moment-là, qu’il risque d’avoir tout perdu et que c’est peut-être sa dernière perche, d’essayer de “normaliser” le génocide et de se rattacher à la version qui demeurera, celle du “double génocide” ?

Jean-Pierre Chrétien

Tout à fait. Je n’ai pas en tête le détail des opérations militaires, mais je sais que l’isolement de Gitarama débute alors. Non seulement l’émotion internationale émerge enfin, mais il y a aussi l’aspect militaire de la guerre civile, la progression du FPR. Je pense qu’à ce moment, indépendamment de ces faits (la visite de Kouchner, la mission de Rwabalinda, etc.), il y a des calculs d’ensemble. On peut supposer que si des gens, parmi lesquels évidemment les responsables du gouvernement génocidaire, mais peut-être aussi leurs amis à l’extérieur, ont pensé que le génocide allait “réussir”, non seulement dans l’extermination des Tutsi, mais aussi politiquement, ils prennent effectivement conscience à ce moment-là que, moralement et militairement, la réussite n’est plus au rendez-vous.

François-Xavier Verschave

Je reprends la suite de mon rapport sur les présomptions de complicité militaire, qui fournira d’ici demain soir des éléments de réponse à la question de Gérard Sadik.

3.2 Liaison par des agents.

Sur la continuation de l’alliance entre la France et le camp du génocide après le 7 avril 1994, un autre élément a été porté à votre dossier, le témoignage écrit du coopérant français Pierre Galinier. Il ne relate pas un fait majeur, mais très significatif.

Je résume : Pierre Galinier est originaire de la région de Castres. Trois militaires français du 8e RPIMa de Castres sont venus le voir en janvier 1992 à Huye, dans la préfecture de Butare, où il résidait. Il leur a offert une bière. Avant de partir, le plus âgé lui a demandé d’informer « Alain Bossac, garagiste français travaillant à Butare », consul honoraire, de tout fait paraissant inhabituel sur Huye. Celui-ci a été l’un des trois Européens (avec un couple de pasteurs suisses) à rester à Butare pendant le génocide, « en relation permanente avec les responsables des FAR pendant trois mois. Il a été évacué par des militaires de l’opération Turquoise la veille de la prise de Butare par le FPR. »

Selon Patrick de Saint-Exupéry, le 8e RPIMa et le 2e REP sont deux régiments « à vocation coloniale », « spécialisés dans les opérations secrètes »[17].

3.3 Rejet des éléments modérés des FAR.

Le 9 novembre 1994 à Biarritz, Colette Braeckman a apporté le témoignage suivant :

« J’ai rencontré à Kigali, fin août, des éléments de l’armée rwandaise qui étaient revenus subrepticement au Rwanda. Ils m’ont dit que, lorsqu’ils se trouvaient dans la zone Turquoise, ils avaient fait état à l’armée française de leur volonté de rejoindre Kigali, en disant : “La guerre est finie. On doit former une armée nationale. Nous ne sommes pas d’accord avec le génocide qui a été commis et nous voulons rentrer à Kigali”. Les militaires français les ont mis dans un hélicoptère et les ont déposés à Bukavu, où s’était replié l’état-major des FAR, en leur disant : “Arrangez-vous avec vos supérieurs !” Un autre s’est fait injurier lorsqu’il a dit qu’il voulait rentrer. Il s’est fait traiter, je cite, de “sale nègre” par un officier français qui a ajouté : “On va te couper la tête si tu rentres à Kigali”. Il a dû aller au Zaïre, et le FPR est venu le rechercher à Goma. » (L’Afrique à Biarritz. Mise en examen de la politique française, Karthala, 1995, p.131)

Colette Braeckman est venue confirmer ce témoignage devant la CEC le jeudi 25 mars.

Témoignage de Colette Braeckman (le 25 mars)

François-Xavier Verschave

Il y a bientôt dix ans, lors du contre-sommet de Biarritz, vous nous avez apporté votre témoignage. Vous nous avez indiqué notamment avoir reçu les confidences d’officiers des FAR qui voulaient rentrer à Kigali, conquise par le FPR. Non seulement ils se sont fait rabrouer par des officiers français, mais on les a conduits à l’état major des FAR à Bukavu. Est-ce que vous pouvez nous redire cette histoire tout à fait symptomatique de l’alliance entre l’armée française et les FAR et de la continuation des mêmes antagonismes, comme si le génocide n’avait pas eu lieu ?

Colette Braeckman

Oui. C’était pendant l’opération Turquoise, les FAR étaient en débandade, en train de se replier vers le Kivu, au Zaïre. Et à ce moment-là, deux officiers des FAR discutent entre eux. Ils se disent : « Non, on veut pas partir en exil, on n’a rien fait, on n’a pas participé au génocide proprement dit, on veut retourner à Kigali. » Et ils demandent aux Français de les aider à gagner les lignes du FPR pour retourner vers Kigali. Ils se font rabrouer. On leur dit : « Enfin, quels cons ! »  Il y a une espèce d’altercation : on les traite d’idiots, on les fait embarquer dans un hélicoptère et ils se retrouvent au Kivu, au Zaïre, avec les autres. Ils étaient furieux. Ils me disaient : « Nous, on voulait rentrer, et ça nous mettait en danger de nous remettre au milieu de nos collègues qui avaient fait l’autre choix, aux yeux desquels nous pouvions apparaître comme des traîtres. »

François-Xavier Verschave

Pour ces militaires français-là, il n’y avait pas de doute que le bon camp était celui du génocide ?

Colette Braeckman

Le bon camp, c’était celui du gouvernement intérimaire. Ceux qui voulaient le quitter se faisaient attraper et se faisaient traiter d’idiots : « Quelle mouche vous pique de vouloir retourner avec le FPR ? »

Sharon Courtoux

Ce qui veut dire qu’on a enlevé, à ces personnes qui voulaient rompre avec le camp du génocide, toute possibilité d’exprimer une opi­nion différente de celle qu’on était en train de promouvoir. Ils n’avaient pas la parole ?

Colette Braeckman

Non. Manifestement, aux yeux des intervenants français, la légitimité était entre les mains du gouvernement intérimaire et des FAR, c’étaient eux le pouvoir légitime. Et qui voulait se séparer d’eux était un idiot ou un traître. Il fallait le dissuader.

François-Xavier Verschave

Cet épisode se situait vers fin juin début juillet ?

Colette Braeckman

Oui.

François-Xavier Verschave

C’était après le génocide…

Colette Braeckman

Oui, le FPR avait pris le pouvoir à Kigali et ces officiers qui n’avaient pas participé au génocide se sentaient relativement indemnes : « Nous, on sera acceptés, on n’a rien à se reprocher et c’est notre pays. On veut revenir dans l’armée de notre pays. » Et les Français disaient : « Mais quels idiots ! On va vous amener au Zaïre. »

Sharon Courtoux

Sait-on ce que sont devenus certains d’entre eux ?

Colette Braeckman

Oui, ils ont rejoint le FPR, ils ont eu des grades, des responsabilités.

François-Xavier Verschave

C’est vrai que, pour l’opinion française, il est assez difficile d’ima­giner le raisonnement de ces officiers français : s’il faut choisir entre deux camps, il n’y a pas à hésiter, le camp du génocide est le choix évident. C’est difficile à admettre pour des citoyens français. Mais votre témoi­gnage peut permettre d’en écouter d’autres qui vont dans le même sens.

3.4 Après le génocide, continuation des liens militaires et politiques avec les FAR et leur chef Augustin Bizimungu.

Cette continuation des liens militaires de la France avec les Forces armées rwandaises (FAR) et leur chef Augustin Bizimungu, à partir de juillet 1994, n’est pas une preuve directe de la fourniture de moyens militaires de la France pendant le génocide, mais cela signifie que sitôt le génocide achevé, la France a considéré que ceux qui venaient de le commettre pouvaient et devaient rester ses alliés prioritaires dans la région. S’ils ne lui répugnaient pas après cette abomination, pourquoi lui auraient-ils répugné pendant ?

Voici différents éléments qui tendent à conforter ces faits. Le général Dallaire, dans son ouvrage paru récemment, cite ses rencontres successives en juillet et en août, avec le chef de l’armée qui encadrait le génocide, le général Augustin Bizimungu. Ce général fait partie des personnes présumées responsables du génocide. Il a été arrêté en Angola, et il est aujourd’hui en prison à Arusha. En août, selon Dallaire, des offi­ciers français continuent de faire partie de son staff militaire.

3.4.1 Juillet 1994. Dallaire rencontre plusieurs fois Augustin Bizimungu dans un environnement très français

Le général Dallaire indique qu’il a rencontré le général Bizimungu, le 16 juillet 1994 à Goma, conduit par le général Lafourcade au milieu du camp de l’opération Turquoise. Lafourcade demanda à Dallaire d’être discret sur la façon dont la rencontre avait été arrangée : « Cela pourrait paraître suspect que le dirigeant de l’AGR [Armée gouvernementale rwandaise, plus connue sous le sigle FAR] soit à l’intérieur du camp militaire français. »[18]

Lafourcade fournit une escorte à Dallaire pour qu’il puisse à nouveau, le 12 août 1994, rencontrer le général Bizimungu, ancien chef d’état major des FAR, qui a demandé à le voir. « Il [Bizimungu] était entouré de quelques officiers supérieurs zaïrois, de quelques officiers français et […] du même énorme lieutenant-colonel qui s’était présenté au bureau de Bagosora, le 7 avril (son G2, ou officier au renseignement, un homme que l’on disait largement impliqué dans le génocide). » Confortablement installé sur une colline qui surplombe le lac Kivu, le général Bizimungu « semblait parfaitement dans son élément »[19].

Lors de l’opération Turquoise, dont nous reparlerons, il est clair que la France a protégé la retraite des FAR. Là-dessus, les documents abondent. Dès octobre 1994, le général Bizimungu se déclare prêt à relancer la guerre au Rwanda, disposant d’armes en quantité suffisante pour monter une attaque

3.4.2 Paris prépare immédiatement la revanche

L’opération Turquoise protège la retraite des FAR, les laisse emporter leurs armes puis se reconstituer dans les camps du Kivu, chez l’allié Mobutu.

« Mi-juillet, l’armée rwandaise gagne en toute quiétude le refuge zaïrois. Des colonnes entières passent avec armes, véhicules, camions tractés, automitrailleuses légères, blindés Panhard… »[20]

« Samedi dernier, le chef d’état-major de cette armée en déroute [les FAR], le général Augustin Bizimungu, affirmait que ses troupes étaient prêtes à relancer la guerre civile au Rwanda et a assuré disposer d’armes en quantité suffisante pour monter une attaque. Un autre haut responsable du régime déchu, Mathieu Ngirumpatse, chef de l’ancien parti unique, a révélé que les troupes des FAR sont en train de se transformer en guérilla dans l’intention de déstabiliser le nouveau régime de Kigali. »[21]

Selon Chris Mc Greal [22] environ 5 000 soldats des ex-FAR ont été convoyés en bus jusqu’au camp de Chimanga (Sud-Kivu). Ils y suivaient un programme rigoureux. Le chef du camp, le colonel Munyakasi, « s’est vanté que des militaires français lui avaient offert de l’aider à entraî­ner ses hommes » [has bragged of French military offers to help train his men]. Il se trouve qu’à l’automne 1994, plusieurs attachés militaires français ont été dépêchés depuis la France et Kinshasa jusqu’à Goma et Bukavu.

Plus que jamais l’allié de la France, le Zaïre de Mobutu s’en mêle. Selon Tadele Slassie, commandant en chef des Nations unies dans la région, les forces zaïroises étaient en novembre 1994 en train de former ces soldats [23]. En mai 1995, le rapport de Human Rights Watch (Rwanda/Zaïre, Réarmement dans l’impunité. Le soutien international aux perpétrateurs du génocide rwandais) a apporté toute une série de précisions sur l’implication du Zaïre. On peut ainsi lire :

« Les auteurs du génocide rwandais sont parvenus à reconstituer leur infrastructure militaire. » (p.2).

« Actuellement, les ex-Forces armées rwandaises comptent sur une force qui se monte à 50 000 hommes répartis sur une douzaine de camps, et ont réussi à ramener plus fermement les milices sous leur contrôle. Ces forces ont déjà lancé des raids à travers les frontières pour déstabiliser la situation déjà précaire au Rwanda, glaner des informations et gagner une expérience nécessaire pour une future offensive contre le gouvernement actuel de Kigali. » (p.3).

« Les ex-Forces armées rwandaises et les miliciens continuent à jouir de l’impunité, aucune arrestation, aucune poursuite pour leur participation présumée dans le génocide de l’an passé. » (p.4).

« Les forces zaïroises proches du Président Mobutu Sese Seko ont joué un rôle crucial en facilitant la renaissance en une puissante force militaire de ceux qui sont directement compromis dans le génocide rwandais. » (p.5)

« Human Rights Watch a pu interviewer des représentants du “gouvernement rwandais en exil”, comme le Premier Ministre Jean Kambanda, à Goma et à Bukavu, au cours de l’enquête, et les fonction­naires du gouvernement Habyarimana déclaraient encore ouvertement, le 26 avril 1995, que le “gouvernement rwandais en exil” était basé au Zaïre. Derrière le Zaïre se tient la France. » (p.6).

« La plupart des armes lourdes et des équipements que les ex-FAR ont pu amener avec eux au-delà de la frontière, y compris des auto-blindés de fabrications françaises AML 60 et AML 90, des transporteurs blindés pour mortiers de 120 mm, différents canons anti-aériens, des lance-roquettes, des obusiers, des mortiers et des camions militaires, sont gardés en bonne condition sur une [...] base militaire zaïroise de Goma. Human Rights Watch a pu voir ces armes et […] assister à l’entretien régulier de ces armes et des véhicules militaires par les soldats des ex-FAR. » (p.13)

Human Rights Watch a identifié cinq sites de camps militaires dans l’est du Zaïre : Lac Vert au Nord-Kivu, Panzi près de Bukavu, le camp secret de Bilongue au Sud-Kivu, des camps “civils” militarisés dans la région d’Uvira (Kamanyola, Kanganiro, Lubarika, Luvungi et Luberizi), de petits camps de guérilla dans l’île Idjwi (lac Kivu).

« Kamanyola [est] situé à seulement 800 mètres de la frontière avec le Burundi et à quelques kilomètres de la frontière avec le Rwanda. » (p.14)

« De sources locales, les autorités zaïroises, civiles et militaires, auraient menacé les journalistes et les militants des droits de l’homme à Goma et Bukavu, les mettant en garde de publier, ni sur les activités des ex-FAR et des miliciens, ni sur les lieux où leurs camps sont situés. [...] Les militaires zaïrois et les commandants de la Garde civile (zaïroise) ont permis aux éléments des ex-FAR et des milices de résider dans quelques bases militaires appartenant à l’armée zaïroise […] et d’y mener des exercices d’entraînement. » (p.15).

Les liens militaires franco-zaïrois, jamais interrompus (le général Jeannou Lacaze continuait de conseiller le maréchal Mobutu pendant le « boycott » officiel), ont été considérablement renforcés avec l’opération Turquoise.

Quelques petits rappels de contexte : depuis 1978, la France est de très loin la puissance qui soutient le plus Mobutu. Elle forme son armée. Pendant le génocide, le général Jeannou Lacaze, sur lequel nous reviendrons, était à la Mission militaire de Coopération, auprès du général Huchon qui organisait la coopération française avec les FAR. Il était avant la guerre le conseiller militaire du général Mobutu, après avoir été chef d’État-major de l’armée française sous Giscard et Mitterrand. La France, qui avait été un peu gênée par les massacres commis par Mobutu au début des années 1990, a ralenti sa coopération officielle. Mais dès le début de l’été 1994, elle a organisé, via un certain nombre d’hommes comme Jacques Foccart et Michel Aurillac, la réhabilitation et la remise en selle d’un Mobutu discrédité au plan international. En même temps, elle a repris massivement sa coopération militaire avec lui. Le rapport de Human Rights Watch, qui décrit la complicité ouverte entre le Zaïre, les troupes zaïroises et les troupes rwandaises, sitôt après le génocide, com­porte une petite phrase qui reste totalement d’actualité : « Derrière le Zaïre se tient la France. »

3.4.3 La France transporte le colonel Bagosora et le leader des Interahamwe Jean-Baptiste Gatete

« Selon les fonctionnaires des Nations Unies [interviewés entre août 1994 et mars 1995], les militaires français ont fait voyager par avion des officiers importants, y compris le colonel Théoneste Bagosora et le leader des miliciens Interahamwe Jean-Baptiste Gatete, ainsi que les troupes d’élite des FAR et des miliciens en dehors de Goma, vers des destinations non identifiées, entre les mois de juillet et septembre 1994. »[24]

3.4.4 Augustin Bizimungu et ses troupes appuient à Brazzaville la reconquête du pouvoir par Denis Sassou Nguesso

« En 1998, […] le général Augustin Bizimungu, ancien « ministre de la Défense » du gouvernement des tueurs, rejoint l’entourage proche de Denis Sassou Nguesso, un allié de la France qui, sur fond d’une terrible guerre civile, reprend les rênes du Congo-Brazzaville. »[25]

J’ai moi-même longuement traité des atroces guerres civiles du Congo-Brazzaville. M. Denis Sassou Nguesso est responsable d’une série de crimes contre l’humanité qui ont ensanglanté ce pays. Les ex-FAR et Interahamwe étaient en fait dès 1997 au côté de cet allié de la France [26].

Sur cette collaboration post-génocidaire entre la France et les responsables du génocide, nous allons maintenant projeter deux passages du témoignage filmé d’Alison Des Forges.

Témoignage filmé d’Alison Des Forges

François-Xavier Verschave

Dans son rapport de 1995, qui a fait beaucoup de bruit, Human Rights Watch avance une série de faits montrant que la France, immédia­tement après le génocide, prépare la revanche des forces qui l’ont commis. Comment a été menée cette enquête de 1995 ? Comment analysez-vous la permanence du lien entre l’armée française et les forces rwandaises après que celles-ci aient participé à un génocide ?

Alison Des Forges

Pour la question des sources, c’était un travail de recherche fait sur place. Une chercheuse qui était là pendant quelques semaines, peut-être même quelques mois, a pris contact avec des militaires congolais et rwandais, sur place, et a eu la possibilité de visiter certains camps mili­taires pour observer la quantité et la nature des armes qui étaient stockées là-bas. Le fait est que l’armée zaïroise a continué à aider les Rwandais, et il n’y a rien d’étonnant à cela, parce que Mobutu était très proche du président Habyarimana et c’était certainement une continuation de cette alliance. Pour la France, c’est un peu la même chose : il y a eu une alliance tellement forte avec le Zaïre et avec le Rwanda, c’était la continuation de la même politique. Ce qui n’est pas étonnant, mis à part le fait qu’il y ait eu un génocide : c’est ce qui rend remarquable la continuation d’une telle alliance.

François-Xavier Verschave

Depuis la publication en 1999 de votre rapport sur le génocide, Aucun témoin ne doit survivre, avez-vous appris ou compris d’autres choses qui vous paraîtraient importantes concernant le rôle joué par la France dans cette tragédie ?

Alison Des Forges

Oui. Après que j’eus reçu cette invitation à discuter de ce problème avec vous, dans le cadre de votre Commission, j’ai eu une conversation avec un militaire de l’ancienne armée rwandaise, il y a deux jours. Il décrit comment les officiers de l’ancienne armée rwandaise ont pu bénéficier du transport aérien des avions français entre Goma et Bukavu, quand ils étaient sur place à cette époque au Zaïre (aujourd’hui le Congo-Kinshasa), après leur retraite du Rwanda, c’est-à-dire pendant les mois d’août-septembre 1994. C’est simplement un petit détail, mais qui renforce l’impression qu’un soutien militaire et politique existait à ce moment-là.

Débat

François-Xavier Verschave

Ce second témoignage conforte, par une autre source, l’accu­sation qui figurait dans le rapport de 1995 de Human Rights Watch (HRW) : avoir fait transporter dans un avion français, par des militaires français, le colonel Théoneste Bagosora, organisateur présumé du géno­cide, et Jean-Baptiste Gatete, le leader des miliciens. Y a-t-il des points à éclaircir sur ces questions de l’alliance continuée avec les génocidaires ? M. Ternon, comment qualifieriez-vous ce soutien ?

Yves Ternon

Dans la mesure où tout cela est établi, on ne peut pas nier qu’il y ait complicité dans l’exécution du génocide, c’est une évidence. Je pense qu’il faut renvoyer la question de la qualification aux juristes, mais le fait de la complicité… La qualification peut éventuellement se discuter. La complicité dans le soutien à des personnes ayant effectué un génocide consiste à les mettre à l’abri de poursuites éventuelles : cela peut être un élément établissant la complicité antérieure. Il faut cacher les copains pour éviter qu’ils ne soient trop bavards devant des instances… Ce qui est certain, c’est que la France s’est mise dans un mauvais pas dès le début, et qu’elle n’a pas su comment s’en sortir. C’est la dialectique du men­songe, ou plutôt le pétrin du mensonge. Au lieu de s’en sortir direc­tement, en reconnaissant l’erreur, on s’enfonce, on s’enfonce de plus en plus, et on cherche à s’en sortir par le silence, par la déformation des faits.

Avec le transport des responsables du génocide, ce ne sont pas que des paroles de soutien, il y a un acte. La France ne pouvait pas ignorer que ces personnes étaient responsables d’un génocide. Donc elle cherche à se protéger d’une parole qui pourrait l’impliquer. La qualification pourrait être la suivante : « dissimulation de preuves ».

Sharon Courtoux

Il semble avéré que la France était parfaitement instruite de ce qui se passait au Rwanda, disons dans les deux années qui ont précédé le début du génocide. Que dit le droit sur le fait de se taire à propos des personnes qui commettent des crimes, au jour le jour, crimes qui ne sont pas encore un génocide avéré ? Que dit le droit à propos des personnes qui fournissent en armes un génocide qui n’est pas encore déclenché ?

Géraud de la Pradelle

Là vous parlez du droit pénal international, où est définie la notion de génocide. Le droit est très équivoque, parce qu’on ne prend pas directement en compte le comportement d’un État en tant que tel. Le droit ne peut permettre d’incriminer que des comportements individuels. Si l’on veut saisir un tribunal d’une action en justice, il faut avoir des êtres de chair et d’os à qui on va reprocher des choses précises et établies dans des formes très particulières. En réalité, votre question se dissout à partir du moment où l’on a cette approche juridique. Il faut trouver quelqu’un qui a obéi à des ordres pour des actes dont il savait exactement le nom, ou quelqu’un à qui l’on peut imputer la responsabilité de la mise sur pied d’un camp génocidaire.

Yves Ternon

Je pense qu’il est trop tôt en ce qui nous concerne pour émettre des hypothèses aussi précises que celle-là, et je crois même qu’en cherchant à les établir on risque de se perdre. Ce qui compte ici est d’établir avec le plus de rigueur possible les grandes lignes et les détails. Ce sont des détails qui nous conduiront aux grandes lignes… Sur le plan du droit international, une dimension essentielle a été établie par les statuts du Tribunal pénal international. D’une part, on peut impliquer tout le monde, même un chef d’État, dans un crime contre l’humanité. D’autre part, l’obéissance à l’ordre n’est pas une excuse valable. Donc le fait qu’une personne ait un statut élevé, ou le fait qu’étant dans un statut inférieur elle ait obéi à un ordre, ne peut empêcher une action en justice contre elle.

Géraud de la Pradelle

Il faut rappeler que le statut de 1945 était celui d’un tribunal international (Nuremberg). Quand on parle de droit international, il faut être précis : il faut toujours indiquer la juridiction à laquelle on veut s’adresser. Si vous saisissez un tribunal français, il n’appliquera pas nécessairement le même droit que le Tribunal international. C’est en réalité très compliqué, presque piégé.

Nous pourrions, à la fin de nos travaux, caractériser en fonction de ce que nous aurons entendu un certain nombre d’infractions qui peuvent être retenues, en expliquant comment elles peuvent déboucher sur tel ou tel type d’incrimination, compte tenu du type de juridiction française, et éventuellement du tribunal d’Arusha, sans prendre parti sur les actions effectives [27].

Bernard Jouanneau

Les principes du droit pénal français ont instauré l’obligation, pour tous les fonctionnaires ayant connaissance de la commission d’un crime ou d’un délit, même commis à l’étranger, de le dénoncer à l’auto­rité, en l’occurrence au ministère public, qui doit apprécier s’il y a lieu ou non de le poursuivre. C’est l’article 40 du Code pénal. Des militaires exerçant leur activité sur un territoire étranger, et qui auraient commis des actes criminels de complicité de génocide, relèveraient par essence même du droit pénal français. N’importe quel autre militaire en ayant eu connaissance, n’importe quel fonctionnaire, et même n’importe quel citoyen aurait dû ou aurait pu saisir le Procureur de la République, et faute d’en trouver un localement compétent, celui de Paris. On aurait bien vu alors quelle aurait été la réponse. Il n’y a pas besoin d’attendre le vote d’une loi de compétence pénale universelle, comme ça a été le cas en Belgique, pour que le droit pénal français ait son mot à dire. Seulement personne ne semble en avoir eu l’idée, ou le courage.

Gérard Sadik

Je voudrais poser une question plus générale sur l’autonomie des militaires, à propos du témoignage du général Dallaire sur la présence du chef d’état major des FAR auprès du général Lafourcade. Il me semble que fin juin, le ministère des Affaires étrangères affirme que l’ensemble des responsables du génocide seraient arrêtés par l’armée française, et qu’évidemment les milices seraient désarmées. Or en réalité, les forces ne sont désarmées ni dans la Zone humanitaire sûre qui a été décrétée début juillet dans le sud-ouest du Rwanda, ni au Zaïre.

Par ailleurs, selon la mission d’information, le gouvernement en exil aurait cherché à prendre contact, mais cela aurait été refusé. En revanche, il est clair que certains contacts demeurent, que les militaires ont fait affaire avec d’autres militaires, comme le général Bizimungu. Ma question porte aussi sur le général Huchon. Lorsque, en 1994, certains tirent dans un sens, d’autres personnes au sein de l’État français n’ont pas cette position. Est-ce qu’on peut dire que l’armée avait une position qui parfois entrait en contradiction avec d’autres lignes, et d’autres ministères ?

François-Xavier Verschave

Cela sera débattu à propos de la hiérarchie des responsabilités politiques et militaires. Pour résumer, il y avait deux lignes, la ligne Mitterrand et la ligne Balladur. La ligne Mitterrand tendait à soutenir à fond les responsables politiques et militaires hutu, et à surtout ne pas les arrêter. La ligne Balladur mesurait beaucoup plus le danger de cette position. Elle a parlé à propos de Turquoise d’« expédition coloniale », en tentant de freiner les ardeur mitterrandiennes. Patrick de Saint-Exupéry explique que la guerre entre les deux lignes a fait rage jusqu’au sein de l’État-major. Ceux qui avaient mené la politique d’alliance antérieure voulaient continuer à tout prix, et manifestement sur le terrain ont continué à le faire, tandis que d’autres y étaient opposés. Ni les poli­tiques, ni les militaires n’étaient tous sur la même ligne : ce qui nous paraît scandaleux a fait aussi scandale pour certains.

Emmanuel Cattier

Pendant l’opération Turquoise, à partir du moment où la Zone humanitaire sûre a été décrétée, il y a eu des échanges entre Paris et des responsables sur le terrain disant que le gouvernement intérimaire était discrédité, et que désormais on ne pouvait plus considérer comme inter­locuteur valable que les FAR, ce qui est confirmé par le traitement qu’a reçu le général Bizimungu.



[1]



[1]. Propos recueillis par Mark Huband, repris par Courrier international du 30/06/1994. Ici, comme dans chaque citation, souligné par nous.

[2]. MIPR, tome I (p.146 et 148).

[3]. Les Interahamwe (« ceux qui travaillent ensemble ») ont été la principale et la plus nombreuse milice génocidaire.

[4]. Propos recueillis par Mark Huband, repris par Courrier international du 30/06/1994.

[5]. MIPR, tome I (p.369-370).

[6] Kayimahe, 2002

[7]. Récit repris par Saint-Exupéry, 2004 (p.91).

[8]. Témoignage retranscrit après la journée du 23 mars sur les présomptions de complicités militaires.

[9]. Il s’agit de Kathi Austin.

[10]. villages placés sous la responsabilité des harki

[11]. Verschave, 2000 (p.243).

[12]. voir Annexe 1.

[13]. Le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda était l’adjoint du chef d’état-major des FAR. Selon le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, interrogé par la MIPR, Rwabalinda est mort à Goma. Il aurait été abattu par ses propres congénères qui l’auraient considéré comme un traître.

[14]. On peut relever à cet égard la phrase écrite le 5 juillet 1994 par le général Huchon, dans une note MINCOOP N° 002/87/MMC/CDT divulguée le 26 mars à la CEC par Mehdi Ba (voir infra) : « Le FPR sera toujours notre adversaire (ennemi ?) car marxiste et totalitaire, donc irrémédiablement opposé à notre culture démocratique et humaniste. » La guerre contre le FPR vient pourtant de provoquer un génocide… Ce propos, parmi d’autres, conforte la présomption d’authenticité du compte-rendu d’Ephrem Rwabalinda.

[15]. Littéralement, le combattant, l’invincible ; terme par lequel se désignaient les soldats du FPR.

[16]. Le docteur Wolfgang Blam, un médecin allemand, vivait au Rwanda depuis de nombreuses années. Au printemps 1994, il était chargé de la médecine rurale pour la préfecture et travaillait dans la salle d’opérations de l’hôpital de Kibuye.

[17]. Saint-Exupéry, 2004 (p.244).

[18]. Dallaire, 2003 (p.585).

[19]. Dallaire, 2003 (p.621-622).

[20]. Saint-Exupéry, 2004 (p.132).

[21]. Maria Malagardis, « Situation explosive dans les camps », La Croix, 29/10/1994.

[22]. « L’armée rwandaise vaincue prépare un retour de type Intifada », The Guardian, 19/12/1994.

[23]. Cf. Kathi Austin, « Le prochain cauchemar du Rwanda », Washington Post, 20/11/1994.

[24]. HRW, 1995 (p.9).

[25]. Saint-Exupéry, 2004 (p.186).

[26]. Cf. entre autres VERSCHAVE, 2000 (pp.15-44), et 2002 (pp. 205-222) ; BECCARIA et VERSCHAVE, 2001 (pp. 91-98, 108-116, 137-158), AGIR ICI et SURVIE, 2003 (pp. 55-85)

[27]. Géraud de la Pradelle a effectué ce travail, publié en même temps que le présent rapport, La Pradelle, 2005.