Rwanda-France/Politique

 

Le rapport du juge BRUGUIERE : une moquerie de l'éthique et du droit

 

 

                                            Par  Dr Jean-Damascène BIZIMANA (*)

 

Kigali, Décembre 04 (RNA) - Le 17 novembre 2006, le juge français Jean-Louis Bruguière, premier vice-président au Tribunal de grande instance de Paris, adressait au Procureur de la République de sa juridiction une ordonnance de soit-communiqué, à travers laquelle il sollicitait l'autorisation d'émission des mandats d'arrêts internationaux contre neuf personnalités rwandaises. Le 20 novembre, le Parquet donnait son feu vert au juge Bruguière, et dans la soirée du 23 novembre, l'annonce de lancement des mandats d'arrêts devenait officielle.

 

Outre l'arrogance, le mépris et le cynisme qui transparaissent sur chacune des pages de cette ordonnance, l'enquête Bruguière contient de scandaleuses fautes d'appréciation et d'abus de droit sur lesquels nous souhaitons nous exprimer. Certes, sommes-nous tenté de dire que le contraire aurait été surprenant lorsqu'on sait que le juge Bruguière et ceux qui l'emploient n'ont jamais caché leur hostilité et leur haine contre le Président de la République du Rwanda, et contre ses plus proches collaborateurs. Néanmoins, que ce juge en arrive jusqu'à émettre des mandats d'arrêts internationaux sur base de mensonges, de rumeurs et de témoignages sujets à caution, dans la violation du droit, il y a de quoi faire mal.

 

1.      Une instruction uniquement à charge

 

Selon la loi française, la mission confiée au juge d'instruction est celle de rechercher la vérité objective. Celle-ci exige qu'il instruise à charge et à décharge, en retenant aussi bien les éléments établissant la culpabilité de la personne poursuivie, que ceux qui plaident en faveur de son innocence. S'agissant du rapport Bruguière, il en ressort que cette obligation d'objectivité ait été le cadet de ses soucis. Rien dans ses conclusions ne montre qu'il ait agi dans le sens de rechercher objectivement la vérité comme la loi le lui exige.

 

 

En effet, une lecture attentive de son ordonnance montre très clairement qu'il a instruit dans un seul sens, celui de la charge, très certainement animé par un désir acharné à apporter la preuve de la culpabilité des personnalités rwandaises désignées. L'on ne voit dans son ordonnance aucun élément qui indique qu'au cours de ses enquêtes, il ait cherché à réunir des éléments de preuve disculpant ces personnalités. Jamais il n'a cherché à interroger les personnes suspectées. Jamais il n'a voulu se rendre sur le lieu du crime pour confronter les témoignages recueillis avec les circonstances de terrain. A supposer même qu'il n'ait pas voulu ou osé se rendre au Rwanda lui-même, à tort ou à raison, pourquoi n'a-t-il pas diligenté une commission rogatoire à cet effet ? Il a instruit là où il a voulu, auprès de ceux qui avaient un discours qu'il voulait entendre.

 

Nous touchons ici le second problème posé par cette enquête au niveau de la procédure, celui de ne pas avoir testé la crédibilité des témoins comme il est d'usage tant devant les tribunaux d'instruction que de jugement. De fait, le juge Bruguière s'est limité à une démarche tout à fait originale consistant à ne retenir que des témoins qui confortaient sa thèse et ses convictions, sans chercher à savoir si ces témoins-là ne pouvaient pas être des manipulateurs et des menteurs. Et pourtant, certains d'entre eux se déclarent eux-mêmes criminels ou ont fui le Rwanda après y avoir été jugés et condamnés pour des infractions diverses.

 

La logique juridique aurait exigé que le juge Bruguière tout en retenant les témoignages des Ruzibiza et cie s'il les jugeait nécessaires pour la manifestation de la vérité, qu'ils soient tout de même mis en examen pour des faits graves qu'ils reconnaissent avoir commis. Si ce juge veut franchement rendre justice aux ayant-droits de l'équipage péri dans le crash, lesquels se sont constitués partie civile, comment n'a-t-il pas mis en examen Ruzibiza et compagnie qui avouent avoir participé à l'abattage de l'avion de Habyarimana ? Bien au contraire, il incrimine ceux qui ne sont même pas désignés comme ayant été sur le lieu du crime. Il apparaît au regard de cette observation, que le juge Bruguière est animé soit de la mauvaise foi, soit d'une intention politicienne   au détriment du droit.

 

D'autres témoins du juge Bruguière sont des transfuges et des dissidents du FPR ou des opposants déclarés du Gouvernement rwandais qui résident aujourd'hui en exil, souvent après avoir été exfiltrés de l'Afrique par des services secrets français, lesquels couvrent leurs frais de subsistance. Nous pensons ici aux demandeurs d'asile qui obtiennent des autorisations d'établissement suite aux faux témoignages qu'ils vendent aux Français à l'encontre du FPR et du Gouvernement rwandais. Le rapport Bruguière est fondé sur une bonne partie de tels témoignages.

 

 Grave encore, une autre catégorie de témoins du juge Bruguière est constituée de génocidaires, détenus et jugés par le TPIR (Bagosora, Renzaho, Ntabakuze,…) ou encore en fuite (Aloys Ntiwiragaba, l'un des cadres actuels de la branche armée des FDLR),…qui ne peuvent naturellement dire aucun bien sur les autorités du FPR qui les ont vaincues et empêchées d'achever leur plan macabre d'un génocide sans survivants. Pour Ntiwiragaba, c'est encore plus grave puisqu'il est à la tête d'une branche militaire au Congo qui n'a guère renoncée aux visées génocidaires.

 

En définitive, lorsqu'un juge d'instruction censé mener des investigations de façon objective, se contente de déclarations faites par des gens bornés, par ailleurs peu recommandables, en exclusion de toute considération contradictoire, on n'est plus en présence d'une véritable enquête judiciaire, mais sur le terrain d'une manipulation à des fins de propagande. Au regard du droit, une telle absence d'instruction à charge et à décharge constitue un vice de forme de nature à justifier la demande de nullité de la procédure, à moins que le juge d'instruction ne puisse prouver, notamment à travers les pièces collectées, qu'il a respecté l'une et l'autre obligation.

                       

Toutefois, avec l'émission d'un mandat d'arrêt international, les personnes recherchées ne peuvent pas soulever la nullité de la procédure sans se présenter physiquement devant le juge Bruguière ou son remplaçant, avec le risque immédiat que ce dernier délivre un mandat de dépôt, lequel entraîne ipso facto leur incarcération, malgré la présomption d'innocence. En émettant ses mandats d'arrêts internationaux, le juge Bruguière a sûrement cherché l'humiliation des autorités rwandaises qu'il incrimine, jusqu'à espérer les voir croupir un jour dans le mouroir des prisons françaises. A lire son ordonnance de soit-communiqué , l'impression qui en ressort est celle d'une enquête menée de façon biaisée, dont les résultats et l'orientation ultime étaient définis d'avance.

 

 

 

 

2. Une instruction sans discrétion et sans respect de la présomption d'innocence

L'article 11 du Code de procédure pénale français dispose : (…) «  sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète ». Ce texte est on ne peut plus clair sur l'obligation de discrétion qui pèse sur le juge d'instruction. Or, le juge Bruguière a, sur ce point, fait exception puisque non seulement la conduite de son enquête était connue sur toute la planète, mais aussi les révélations des conclusions de son enquête ont été prématurément diffusées dans la presse, sans que la procédure régulière de transmission discrète du dossier au parquet soit respectée.

 

Rappelons que plusieurs articles parus dans le journal de référence en France, Le Monde, à l'approche de la dixième commémoration du génocide des Rwandais tutsi, faisaient état de la responsabilité de certaines hautes personnalités rwandaises dans l'attentat, et indiquaient fonder leurs arguments sur les recherches menées par le juge Bruguière. Cela veut dire que ce juge avait transmis, illégalement, son dossier aux organes de presse.

 

En effet, le journal Le Monde dans son édition du 10 mars 2004, publiait un long article intitulé «  Révélations sur l'attentat qui a déclenché le génocide rwandais  » dans lequel on lisait que « le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière a bouclé son instruction sur le crash de l'avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994  ». L'auteur de l'article, Stephen SMITH pour ne pas le nommer, signalait que «  Le Monde a pu consulter le rapport final, qui en impute la responsabilité au Front patriotique rwandais (FPR) du général Kagame, aujourd'hui au pouvoir à Kigali  ».

 

La veille, c'était le Quotidien catholique La Liberté de Fribourg (Suisse) qui, se basant sur les révélations du Monde, avait publié un article reprenant presqu'in extenso les libellés du Monde. In fine, Le Monde et La Liberté imputaient la responsabilité du génocide des Tutsi au Front Patriotique Rwandais, présidé par Paul Kagame. Selon Le Monde, ce rapport daterait du 30 janvier 2004 et contiendrait 220 pages. L'ordonnance qui vient d'être rendue publique ne contient que 64 pages, ce qui signifie qu'une immense partie du contenu réel des charges retenues contre les personnes incriminées n'est connu que par quelques initiés du milieu secret français.

 

Signalons que tout au long des mois de mars à mai 2004, Le Monde s'est régulièrement acharnée contre le chef de l'Etat rwandais, Paul Kagame, en revenant sur les conclusions encore obscures du juge Bruguière. Ces attaques récurrentes fondées sur la fuite organisée par le juge Bruguière, en violation de son obligation de discrétion, ont eu des retentissements négatifs dans la presse, lesquels ont causé un préjudice moral aux personnalités rwandaises publiquement accusées d'un crime, sans aucun respect de la légalité exigeant la discrétion en matière d'investigations criminelles. Il s'agit non seulement d'un vice de procédure répréhensible en France, mais aussi d'un grave tort causé aux personnalités rwandaises incriminées suite à la violation de leur présomption d'innocence. Or, on le sait, la présomption d'innocence est l'un des piliers-clés non seulement du droit pénal français, mais aussi consacré par tous les systèmes juridiques mondiaux.

  1. La violation des immunités diplomatiques 

 

Parmi les personnalités rwandaises incriminées par le juge Bruguière, figurent celles qui bénéficient de l'immunité de juridiction pénale conformément à la convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques, entrée en vigueur le 24 avril 1964. Tel est notamment le cas du Chef de l'Etat rwandais et de l'Ambassadeur du Rwanda en Inde, le général Kayumba Nyamwasa. Aucun des deux ne peut être poursuivi tant qu'il est en fonction. Ils bénéficient de l'inviolabilité de leur personne et de l'immunité juridictionnelle.

 

La Cour internationale de justice insiste sur la nécessité impérative du respect de la règle relative aux privilèges et immunités des diplomates et a récemment précisé leur nature et leur étendue. En effet, dans un arrêt du 14 février 2002 dans l'affaire opposant la République Démocratique du Congo et la Belgique, la Cour a rappelé que pendant toute la durée de leurs fonctions, les chefs de l'Etat, le Ministre des affaires étrangères et autres diplomates en fonction bénéficient d'une immunité de juridiction pénale et d'une inviolabilité totale à l'étranger. Il en est ainsi que ces autorités soient présentes sur un territoire d'un autre Etat à titre officiel ou privé. La Cour a noté que ces immunités couvrent tant les actes accomplis avant la nomination de ces autorités que d'actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions, ou qu'il s'agisse enfin d'actes officiels ou privés.

 

Enfin, la Cour a estimé qu'il n'existait en droit international aucune exception à la règle consacrant l'immunité de juridiction pénale devant les juridictions nationales étrangères.   Cela veut dire que jamais les chefs d'Etat et les diplomates ne sont sujets à la juridiction de l'Etat d'accueil ou de tout autre Etat, voire même devant les tribunaux pénaux internationaux ad hoc, sauf par kidnapping comme on l'a vu voilà quelques années dans l'affaire Slobodan Milosevic, ex-président yougoslave.

 

En application de cette règle, le Chef de l'Etat rwandais ne peut légalement, être soumis à aucune forme d'arrestation ou de détention. Toute atteinte à sa personne, à sa liberté ou à sa dignité est prohibée par le droit international [1]. Et il faut bien noter que l'immunité juridictionnelle des Chefs d'Etat et des agents diplomatiques concerne aussi bien les juridictions civiles et administratives que les juridictions pénales. Cela étant dit, l'on ne peut s'empêcher de penser que la manœuvre entreprise par le juge Bruguière devant le Conseil de sécurité en lui demandant d'obliger le Procureur du TPIR à engager des poursuites contre le Président du Rwanda constitue une démarche plutôt politicienne que juridique.

 

D'ailleurs, le TPIR n'a pas tardé à dénoncer les agissements du juge Bruguière. En effet, lors d'une conférence de presse tenue à Arusha, le porte-parole du Tribunal, Everard O'Donnell, a rappelé fort justement qu'au regard du droit international, «  le Procureur du TPIR ne prend d'instructions de personne au monde ». De droit, le Statut du TPIR souligne effectivement que le Procureur est totalement indépendant. Il est libre d'engager ses poursuites, il n'est saisi par personne ni par aucun Etat. Aux termes de l'article 15 du Statut, « (…) Le Procureur qui est un organe distinct au sein du Tribunal international pour le Rwanda, agit en toute indépendance. Il ne sollicite ni ne reçoit d'instruction d'aucun gouvernement ni d'autre source ». A bon entendeur salut !

 

Cette bavure française démontre que même la récente demande introduite par un certain Rusesabagina, visant également à faire comparaître le Président Paul Kagame devant le TPIR n'a aucun sens ni fondement légal. Il n'y a pas de doute à penser que sa requête est manipulée par les mêmes milieux qui agissent derrière le juge Bruguière ou par leurs acolytes. Il faudrait que la France apprenne à balayer devant sa propre porte, et il faut le rappeler avec insistance, elle abrite suffisamment de génocidaires sur son territoire qu'elle devrait au préalable juger et condamner, au lieu de s'attaquer injustement et sans motif sérieux, aux combattants héroïques qui ont mis fin au génocide.

 

4. La négation du génocide ou l'absolution des bourreaux

 

Dernier acte du scandale Bruguière, sa conclusion affirmative selon laquelle c'est le Président Paul Kagame qui est le commanditaire de l'attentat contre l'avion de Habyarimana, et qu'en conséquence, c'est Kagame qui a allumé la mèche du génocide des Tutsi. Terrible insulte ! Nous étions habitués à entendre les négationnistes proférer de telles âneries, mais qu'elles viennent cette fois-ci de la plume d'un juge, censé connaître le droit, il y a de quoi susciter la révolte. Serais-ce le crash de l'avion du défunt président qui a créé les milices, la RTLM et tous les outils qui ont permis la perpétration du génocide ? Serais-ce l'attentat qui a acheté et distribué les machettes ? Non, il faut franchement arrêter de dire les bêtises. Il ne peut en aucun cas y avoir de génocide sans intention génocidaire, voire sans mentalité génocidaire. Le droit est très clair sur ce point, faisons une courte analyse.

 

Au regard de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, le génocide est un acte commis dans l'intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, racial, ethnique ou religieux, comme tel. Le crime de génocide suppose donc l'existence de l'intention de commettre un acte délictueux contre l'un de ces quatre groupes ci-haut cités. Autrement dit, pas de génocide en l'absence de l'intention spécifique de le commettre. Or, affirmer comme le dit Bruguière que c'est l'attentat de l'avion qui a conduit au génocide revient à dire que l'extermination des Tutsi fut un acte spontané, sans préméditation.

 

Pareille thèse a des conséquences juridiques importantes puisqu'elle enlève à l'acte de tuer les Tutsi sa nature génocidaire, pour le reléguer à celui d'homicide involontaire ou non intentionnel, ou à la rigueur à celui de crimes contre l'humanité. La conséquence logique d'une telle aberration est que les auteurs du génocide sont absouts du crime de génocide au profit d'une infraction de moindre gravité. C'est ce qui a été toujours tenté devant le TPIR par les avocats de la défense qui ont cherché désespérément à nier l'existence d'un génocide au Rwanda au profit de l'infraction de crimes de guerre.

 

Fort heureusement, il existe au niveau de la jurisprudence internationale un jugement historique, fort important, celui de Jean-Paul Akayesu, qui sert désormais de référence constante en matière de génocide. Dans ce jugement, le TPIR a explicitement rejeté la thèse revenant à faire croire que le génocide des Tutsi fut le résultat d'une sorte de colère spontanée. Le TPIR l'a énoncé en ces termes : «  le génocide a été organisé et planifié non seulement par des membres des FAR, mais aussi par des forces politiques regroupées autour du Hutu power, et a été exécuté pour l'essentiel par des civils, dont notamment des miliciens armés et même des citoyens ordinaires ; et surtout les victimes tutsi en furent en grande majorité des non-combattants, dont des milliers de femmes et d'enfants, voire des fœtus. Le fait que ce génocide ait été perpétré alors même que les FAR étaient en conflit avec le FPR ne saurait en aucun cas servir de circonstances atténuantes à sa survenance   [2]».

 

En définitive, au regard du droit international, l'existence de l'élément intentionnel est une condition sine qua non pour que le génocide soit constitué. En ce qui concerne le génocide des Tutsi, l'existence de cette intention est un fait de notoriété publique, consacrée dernièrement par la Cour d'appel du TPIR, en donnant un avertissement clair aux négationnistes, dont bon nombre d'avocats de la défense intervenant devant cette juridiction. Personne ne peut donc plus oser, comme l'a fait Bruguière, faire croire que c'est l'attentat qui a permis le génocide. L'extermination des Tutsi n'est pas la conséquence de l'attentat, elle est constituée d'actes conscients, intentionnels et délibérés qu'on ne peut habituellement commettre sans avoir connaissance de leurs conséquences probables. Comme l'a encore rappelé le TPIR dans le jugement Kayishema/Ruzindana, «  des actes de ce genre ne résultent généralement pas d'un accident ni même de la simple négligence ». N'en déplaise au juge Bruguière et à sa clique.

 

 

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* Jean Damascène BIZIMANA : Docteur en droit de l'Université de Toulouse / France ; membre de la Commission Nationale Indépendante chargée de rassembler les preuves de l'implication de l'Etat français dans le génocide de 1994 au Rwanda.