3 ans et demi avant le génocide des Tutsis, l'ambassadeur de
France à Kigali écrivait : « selon toute vraisemblance, l'élimination physique à l'intérieur du pays
des Tutsis, 500.000 à 700.000 personnes, par les Hutus (...) »
Cet article est écrit en collaboration entre la RNA-ARI et la Ména, en vertu de l'accord de 2003 de coopération et réciprocité qui les lie.
IIIème phase des auditions de la Commission sur l'implication de la France dans le génocide
Audition du témoin Jacques Morel :
Kigali, le jeudi 12 juillet 2007 : La Commission Mucyo sur l'implication de la France dans le génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda a procédé, ce jeudi, à l'audition publique de son dernier témoin, le onzième de la troisième et dernière phase d'investigation, le Français Jacques Morel.
Identification du témoin :
Né en Lorraine en 1942, diplômé des sciences, ayant effectué des études de mathématiques appliquées, ingénieur en informatique, Jacques Morel fut coopérant en Algérie de 1967 à 1969, en qualité d'enseignant à l'Université d'Alger. Il commença à rassembler des documents et à travailler systématiquement sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda à partir de 2001.
Eléments essentiels de son témoignage:
La déposition de Jacques Morel devant la Commission Mucyo fut basée sur de nombreux documents et témoignages, minutieusement recoupés, dont les « Archives de l'Elysée sur le Rwanda », récemment déclassifiées, auxquelles le témoin a eu accès, et dont des extraits ont été publiés par le quotidien Le Monde. Le témoin fit cependant remarquer que ces archives déclassifiées ont été filtrées. « On n'y retrouve pas, par exemple, des télégrammes, envoyés de Kigali à l'Elysée entre les 07 et 15 avril 1994, période pourtant cruciale, correspondant à la première semaine du génocide ».
M. Morel a d'abord décrit ce qu'il a appelé « l'anatomie » des instances de prise de décisions pertinentes à la politique de la France au Rwanda ; un processus dans lequel le témoin qualifie le rôle du président de l'époque, François Mitterrand, de central. Morel a également cité les officiers de l'état major particulier de M. Mitterrand : l'amiral Jacques Lanxade, le général Christian Quesnot et le général Huchon (adjoint de Quesnot).
Le témoin a encore énuméré une longue série de postes et de fonctionnaires, dont les plus impliqués dans le dossier rwandais furent : Hubert Védrine, Secrétaire Général de la Présidence de la République de 1991 à 1995 ; Jean Christophe Mitterrand et Bruno Delaye, qui se sont succédés au poste de Conseiller à la Présidence de la République chargé des Affaires Africaines, le ministre de la Coopération, Marcel Debarge, le directeur de cabinet au ministère des Affaires Etrangères, Dominique de Villepin, les ambassadeurs au Rwanda, Georges Martres et Jean Michel Marleau, etc.
Le processus de prise de décisions relatif au Rwanda mobilisait, outre le président de la République et son état-major particulier : a. Un conseil restreint qui se tenait à la présidence, chaque mercredi matin, après le conseil des ministres ; b. Un comité restreint, qui se réunissait à Matignon chaque mardi après-midi ; c. Une cellule de crise, qui se rencontrait au Quai d'Orsay, chaque lundi après-midi, ainsi que d. Une réunion hebdomadaire à l'Elysée sur les questions africaines.
Monsieur Morel a souligné que sous la cohabitation, comme sous le gouvernement socialiste, il n'y a jamais eu de conflit majeur sur le dossier rwandais entre les différents décideurs. Aussi, il en conclut que « la politique de la France au Rwanda n'a pas été décidée par des réseaux non contrôlés ou par des militaires français agissant de leur propre chef, mais par l'exécutif, le Président de la République et le gouvernement ».
Le témoin s'est ensuite étendu sur « la physiologie », c'est à dire le fonctionnement de ce système de prise de décisions pour y relever les éléments suivants :
Dans un article du 29 juin 1994, cité par Morel, Jacques Isnard écrivait à propos de la Zone turquoise : « Pour l'instant, les Français interviennent dans une zone où il demeure un semblant d'Etat ou des autorités hutues, mais où des risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi, qui peut leur garantir d'être à l'abri d'« infiltrations » du FPR ? Dans ces actions à but humanitaire, destinées à rassurer et à secourir la population en l'approchant au plus près, un Tutsi peut s'avérer un combattant du FPR en puissance ».
Le chef d'état major particulier de Mitterrand venait d'être informé par l'attaché à la Défense français à Kigali, que « les paysans hutus, organisés par le MRND (le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, au pouvoir, l'instigateur principal du génocide. Ndlr de la Ména), ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines, et que des massacres sont signalés dans la région de Kibilira, à 20 kilomètres au nord-ouest de Gitarama. Le risque de généralisation, déjà signalé, de cette confrontation, paraît ainsi se concrétiser ».
Autre fait relevé par le témoin, qui confirme la connaissance détaillée du projet du génocide par les autorités françaises, l'envoi, par l'ambassadeur Georges Martres, le 15 octobre 1990 [Note de la CEC, il s'agit en fait du 24 octobre 1990, voir les annexes du rapport des députés français page 134 (période Noroît)], au Quai d'Orsay et au chef d'état-major particulier de Mitterrand, d'un télégramme dans lequel il utilise les termes de « génocide » et d' « élimination totale des Tutsis ». L'ambassadeur prévient, trois ans et demi avant qu'elle n'ait lieu : « selon toute vraisemblance, l'élimination physique à l'intérieur du pays des Tutsis, 500.000 à 700.000 personnes, par les Hutus (...) ».
« Les Colonels Gilbert Canovas, Bernard Cussac et le Général Jean-Claude Thomann ont recommandé l'organisation de l'autodéfense. D'autres témoignages prouvent que les militaires français y ont participé », affirme le témoin, pièces en main.
« Le plan d'un réseau de défense civile fut établi par le général rwandais Augustin Ndindiliyimana en 1990. Il comprend la formation d'une milice dans chaque commune, la distribution d'armes aux civils, l'affectation de ces miliciens aux barrières sur les routes, et la création d'un Conseil de sécurité dans chaque préfecture. C'est l'appareil d'exécution du génocide qui se met en place ».
Citant, une fois de plus, les archives de l'Elysée, le témoin a démontré que, « dès le 7 avril 1994 au matin, les dirigeants français savent que les massacres vont éclater. Le matin du 7 avril, les participants à la réunion interministérielle à Paris semblent, selon Bruno Delaye, bien conscients de ce qui va se passer au Rwanda : « Matignon et le Quai d'Orsay souhaitent, dans cette nouvelle crise rwandaise qui risque d'être très meurtrière, que la France ne soit pas en première ligne et limiter notre action à des interventions à l'ONU ».
Dans une note du 2 mars 1993, D. Pin , un fonctionnaire de l'Elysée, relate en ces termes le voyage à Kigali du ministre de la Coopération : « Après les nettes et sévères mises en garde de M. Debarge (urgence d'arriver à un compromis politique et de présenter un front uni face au FPR dans les prochains jours, illusion sur le succès possible d'une 3ème force, car le FPR, minoritaire, imposera, s'il l'emporte, une politique totalitaire, rappel des objectifs limités de l'intervention militaire française), le Président et l'opposition ont cependant accepté de collaborer et de définir ensemble la position que défendra le Premier ministre (rwandais, hutu) lors de sa rencontre avec le chef du FPR à Dar es Salam le 3 mars ».
« La CDR, poursuit l'ambassadeur, condamne Habyarimana pour avoir signé un cessez-le-feu qui prévoit le départ des troupes françaises. L'ambassadeur estime que Habyarimana « a finalement tout raté ». « Il restera, conclut-il, à la CDR à se trouver un autre chef qu'un président usé par vingt années de pouvoir ».
La France a donc lâché Habyarimana et envisage son renversement, une année avant son assassinat, comme le fait remarquer Jacques Morel. Elle continuera de soutenir le gouvernement intérimaire en plein génocide et longtemps plus tard. Pour le témoin, il ne fait aucun doute que « la France est, dès octobre 1990, partie prenante dans le processus génocidaire ».
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