RECOMMANDATIONS
24.1.
Dans notre rapport, Rwanda : le génocide qu’on aurait pu stopper,
après avoir exposé les événements qui se sont produits avant, durant et depuis
le génocide, nous présentons nos recommandations, nous acquittant ainsi du volet
final de notre mandat, à savoir enquêter sur les Accords de paix d’Arusha de 1993,
le meurtre du président Habyarimana du Rwanda en 1994, le génocide qui s’en
est suivi et la crise des réfugiés qui a culminé dans le coup d’État contre le
régime Mobutu au Zaïre. Ces recommandations sont fondées sur les principes enchâssés
dans la Charte des Nations Unies et de nombreuses déclarations subséquentes de
l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Nous sommes persuadés que le respect
de ces principes, de concert avec la mise en oeuvre des recommandations du présent
rapport, vont non seulement empêcher d’autres tragédies similaires de se produire,
mais créeront également pour l’avenir les fondations de la paix, de la justice
et d’un développement équitable.
24.2.
C’est donc avec beaucoup d’espoir que nous adressons
nos recommandations à trois audiences distinctes : au peuple du Rwanda lui-même,
au reste de l’Afrique, plus particulièrement à la région des Grands Lacs et enfin
à la «communauté internationale», y compris aux Nations Unies. Voici nos recommandations.
A.
RWANDA
I. Édification
de la nation
1.
Le peuple et le gouvernement rwandais comprennent
pleinement quels sont les effets tragiques et destructeurs de l’ethnicité négative.
Cependant nous exhortons les Rwandais à reconnaître les réalités ethniques qui
caractérisent leur société. Ce fait central de la vie rwandaise doit être envisagé
de manière honnête. Prétendre que les groupes ethniques n’existent pas est une
stratégie vouée à l’échec. Mais l’ethnicité du passé, destructrice et semeuse
de divisions, doit être remplacée par une nouvelle ethnicité positive. Nous exhortons
le peuple rwandais gouvernement et société civile confondus à
travailler ensemble à forger une société unie fondée sur la force inhérente et
le riche héritage des diverses communautés ethniques du Rwanda.
2.
Des stratégies et des politiques à long terme sont
nécessaires pour promouvoir un climat dans lequel ces valeurs prédominent. L’implication
à grande échelle du public dans toutes ces stratégies est essentielle. Nous croyons
qu’il est essentiel que toutes les initiatives gouvernementales, du système de
justice à la politique étrangère, soient élaborées avec le souci constant de leur
impact sur la notion d’ethnicité positive.
3.
Toutes les institutions de la société rwandaise
partagent l’obligation d’inculquer à tous les citoyens les valeurs d’unité dans
la diversité, de solidarité, de respect des droits de l’homme, d’équité, de tolérance,
de respect mutuel et d’appréciation de l’histoire commune du pays. La responsabilité
de cette tâche devrait incomber également à tous les niveaux du système officiel
d’éducation, à toutes les organisations publiques, à la société civile et aux
institutions religieuses.
4.
Nous recommandons vivement que le programme d’enseignement
scolaire encourage un climat de compréhension mutuelle entre tous les peuples
et instille dans l’esprit des jeunes Rwandais la capacité d’appréciation critique.
La participation active aux discussions libres est un élément essentiel de ce
processus.
5.
Un vigoureux programme d’éducation politique doit
être mis au point pour transformer la présente équation d’identités ethniques
et politiques. Majorités et minorités ne doivent pas être considérées simplement
sous l’angle ethnique. Chez le peuple rwandais, comme chez tant d’autres, les
intérêts et les éléments identitaires se fondent sur divers aspects de la vie
qui vont au-delà de l’ethnicité. Les différences ethniques sont réelles et devraient
être reconnues comme telles, mais tous les groupes ethniques doivent être considérés
comme étant socialement et moralement égaux.
II.
Structure du pouvoir politique
6.
Avant les élections générales prévues pour l’an 2003,
le gouvernement rwandais devrait créer une commission indépendante africaine ou
internationale appelée à mettre au point un système politique démocratique fondé
sur les principes suivants : la loi de la majorité politique doit être respectée,
cependant que les droits des minorités doivent être protégés; la gouvernance doit
être considérée comme une question de partenariat entre les peuples du Rwanda;
et la structure politique doit tenir compte de variables comme le sexe, la région
et le fait ethnique.
7.
Le mérite doit présider à l’organisation des autres
institutions publiques comme l’armée, la police et le système juridique et ce
principe doit être pris en compte dans toutes les circonstances qui s’y prêtent.
II.
Justice
8.
Tous les responsables du génocide doivent être
traduits en justice dans les plus brefs délais. Nous demandons à tous les pays
d’extrader tous les dirigeants génocidaires inculpés qu’ils hébergent ou de les
déférer en justice au lieu d’exil conformément aux obligations qu’impose la Convention
sur le génocide.
9.
Nous encourageons l’introduction du nouveau projet
de système judiciaire gacaca. Pour que fonctionnement du système proposé soit
équitable et efficace et qu’il réponde aux exigences d’application régulière de
la loi, nous recommandons instamment qu’il soit généreusement pourvu de ressources
étrangères pour contribuer au renforcement des compétences et à l’amélioration
des moyens logistiques.
10.
Le Tribunal pénal international d’Arusha en Tanzanie
devrait être déménagé au Rwanda dans un délai raisonnable. En contrepartie, nous
demandons au gouvernement du Rwanda de garantir le libre fonctionnement du Tribunal
conformément aux normes internationales.
11.
Pour que la population soit persuadée que justice
est faite, il faut qu’une culture où tous les abus des droits de l’homme sont
passibles de sanctions pénales se substitue à la culture d’impunité.
IV. Reconstruction économique et sociale
12.
Des excuses seules ne suffisent pas. Au nom de
la justice et des responsabilités, le Rwanda est en droit de s’attendre à réparation
de la part des acteurs de la communauté internationale pour le rôle qu’ils ont
joué avant, pendant et depuis le génocide. Le cas de l’Allemagne après la Seconde
Guerre mondiale est ici pertinent. Nous demandons au Secrétaire général des Nations
Unies de créer une commission chargée de déterminer une formule de réparation
et d’identifier les pays qui devraient être tenus de payer d’après les principes
énoncés dans le rapport intitulé Le droit de restitution,
de compensations et de réhabilitation en faveur des victimes de lourdes violations
des droits de l'homme et des libertés fondamentales, soumis le 18 janvier 2000
au Conseil économique et social des Nations Unies.
13.
Les fonds ainsi versés en réparation devraient
être consacrés aux besoins urgents de développement d’infrastructures et d’amélioration
des services sociaux au nom de tous les Rwandais.
14.
Compte tenu du nombre énorme de familles de survivants
du génocide soutenues par le gouvernement rwandais, la communauté internationale,
ONG comprises, devrait contribuer de manière substantielle au Fonds d’aide aux
survivants accumulé avec les cinq pour cent du budget national consacrés chaque
année aux survivants. Parmi les survivants, priorité devrait être accordée aux
besoins particuliers des femmes.
15.
L’énorme dette du Rwanda, accumulée en grande partie
par les gouvernements qui ont planifié et exécuté le génocide, devrait être immédiatement
et intégralement radiée.
16.
Dans leurs programmes spéciaux à l’intention des
sociétés qui se relèvent d’un conflit, le FMI, la Banque Mondiale et la Banque
Africaine de Développement devraient augmenter sensiblement le montant des fonds
à la disposition du Rwanda sous forme de subventions. Ces subventions devraient
être orientées sur les problèmes graves comme le chômage des jeunes, la rareté
des terres et la grande croissance démographique.
17.
Le Parlement rwandais devrait présenter une loi
interdisant la propagande haineuse et l’incitation à la violence et créer un organisme
de surveillance des médias, indépendant et suffisamment autonome pour mettre au
point un code de conduite applicable aux médias dans une société libre et démocratique.
B.
RÉGION DES GRANDS LACS ET CONTINENT
I. Éducation
18.
Un programme commun d’enseignement des droits de
l’homme référant spécifiquement au génocide et aux leçons qu’il convient d’en
tirer devrait être introduit dans les écoles de la région. Ce programme devrait
comprendre des cours sur la paix, la résolution des conflits, les droits de l’homme,
les droits de l’enfant et le droit humanitaire.
II. Réfugiés
19.
L’OUA devrait créer un système de surveillance
permettant de s’assurer que tous les États membres adhèrent rigoureusement aux
lois et conventions africaines et internationales qui définissent clairement les
normes acceptables en matière de traitement des réfugiés.
20.
L’aide financière internationale devrait être accrue
au profit des États africains qui portent un fardeau disproportionné de réfugiés
issus de conflits dans d’autres pays.
21.
Pour atténuer le conflit et tirer parti de leurs
forces économiques respectives, nous exhortons les États de la région des Grands
Lacs à mettre en oeuvre des politiques d’intégration économique telles que proposées
par le traité d’Abuja et d’autres conventions de l’OUA ainsi que par la Commission
économique des Nations Unies pour l’Afrique.
C.
ORGANISATION DE L’UNITÉ AFRICAINE
22.
Puisque l’Afrique reconnaît que la responsabilité
de la protection de la vie de ses citoyens lui incombe en premier lieu, nous demandons :
a) à l’OUA de créer les structures appropriées qui lui permettront d’imposer
efficacement la paix en situation de conflit; b) à la communauté internationale
d’appuyer ces efforts de l’OUA par un soutien financier, logistique et des capacités.
23.
La portée du Mécanisme pour la prévention, la gestion
et la résolution des conflits de l’OUA doit être élargie pour prévoir :
- un
système d’alerte rapide permettant de prévenir les conflits de tous ordres et
fondé sur une analyse politique continue et approfondie;
- des
techniques de négociation/médiation;
- un
pouvoir de maintien de la paix conformément aux recommandations émanant des chefs
d’État-major des forces militaires du continent;
- une
capacité de recherche et de cumul de données sur les questions continentales et
mondiales, notamment en matière de tendances économiques et politiques;
- la
consolidation des liens avec les organisations sous-régionales;
- une
participation accrue des femmes et de la société civile dans la résolution des
conflits;
- le
renforcement des liens avec l’ONU et ses organismes.
24.
La surveillance des violations des droits de l’homme
devrait être assumée par la Commission Africaine des Droits de l’Homme, à laquelle
il conviendrait de conférer le statut d’instance autonome de l’OUA habilitée à
exercer ses fonctions de manière pleinement indépendante.
25.
L’OUA devrait renforcer ses mécanismes d’information
et ses liens avec les médias africains. Des initiatives devraient également être
prises en vue d’intéresser les médias internationaux à la perspective africaine
sur les événements qui se déroulent dans le continent.
26.
L’OUA devrait demander à la Commission internationale
des juristes d’ouvrir une enquête indépendante pour déterminer qui est responsable
de l’attentat contre l’avion transportant le Président Juvénal Habyarimana du
Rwanda et le Président Cyprien Ntaryamira du Burundi.
27.
Nous adhérons aux conclusions de la récente Enquête
indépendante sur l’action des Nations Unies durant le génocide de 1994 au
Rwanda selon lesquelles le Secrétaire général des Nations Unies devrait jouer
«un rôle vigoureux et indépendant» pour promouvoir une prompte résolution des
conflits. Nous demandons au Secrétaire général d’exercer la prérogative que lui
confère l’article 99 de la Charte des Nations Unies et de porter à l’attention
du Conseil de sécurité toute matière pouvant constituer une menace pour la paix
et la sécurité.
28.
Nous demandons à toutes les parties qui ont présenté
des excuses pour le rôle qu’elles ont joué durant le génocide — et à toutes
celles qui n’en ont pas encore présenté — d’appuyer sans réserve notre demande
au Secrétaire général de nommer une commission chargée de définir les mesures
de réparation dues au Rwanda par la communauté internationale.
29.
Nous adhérons à la résolution du Conseil de sécurité
de février 2000 demandant la convocation d’une conférence internationale
spéciale sur la sécurité, la paix et le développement dans la région des Grands
Lacs.
30.
Nous demandons aux organisations non gouvernementales
internationales de mieux coordonner leurs efforts opérationnels au sein d’un même
pays ou d’une même région et d’être plus respectueuses des préoccupations légitimes
du pays d’accueil.
E.
CONVENTION
SUR LE GÉNOCIDE
31.
Nous demandons un réexamen de fond de la Convention
de Genève de 1948, notamment sur les plans suivants :
-
définition de génocide;
-
mécanisme de prévention du génocide;
-
absence des groupes politiques et du sexe dans
les catégories génocidaires;
-
détermination de l’«intention» des auteurs;
-
obligations légales des États une fois le génocide
déclaré;
-
processus permettant de déterminer lorsqu’il y
a effectivement génocide;
-
mécanisme destiné à garantir réparation aux victimes
de génocide;
-
élargissement de la Convention de Genève pour inclure
les organisations non gouvernementales en tant qu’acteurs;
-
concept de «compétence universelle», c’est-à-dire
le droit de n’importe quel gouvernement d’appréhender et de déférer en justice
une personne pour crime de génocide, où que le crime ait été commis.
32.
Parallèlement au réexamen de la Convention, nous demandons qu’au sein de
l’ONU, le mécanisme de collecte et d’analyse des informations relatives aux situations
qui comportent un risque de génocide soit consolidé. Une mesure possible consisterait
à créer, au sein du Bureau du Haut commissaire pour les droits de l’homme, un
poste de Rapporteur spécial de la Convention de Genève chargé de transmettre les
renseignements pertinents au Secrétaire général et au Conseil de sécurité.