CHAPITRE 18

JUSTICE ET RÉCONCILIATION

(du rapport de l'OUA)

 

18.1.         Il n’est pas de question plus essentielle à l’avenir du Rwanda, ni plus complexe, que celle de la justice et de la réconciliation. Quel châtiment convient pour ceux qui ont participé au génocide? À quoi doit servir le châtiment : vengeance, responsabilisation, dissuasion, catharsis, volonté de faire cesser la sinistre culture d’impunité? Selon la distinction qu’en fait l’Archevêque sud-africain Desmond Tutu, la justice peut être réparatrice au lieu d’être rétributive; dans quelle voie doit s’engager le Rwanda? À quelles conditions les Rwandais pourront-ils pardonner, même s’ils ne pourront jamais oublier? Combien de Hutu faudra-t-il condamner? Quelles seront les sentences suffisantes? Devront-ils reconnaître leur culpabilité, faire acte de contrition, demander d’être amnistiés? Qu’arrivera-t-il si certains accordent le pardon et d’autres le refusent? Peut-on faire porter une culpabilité collective à tous les Hutu? La grâce, la compréhension et la compassion ont-elles leur place? La justice a-t-elle encore un sens après ce crime indescriptible et — malgré les commentaires faciles de l’étranger — était-il réaliste de parler de réconciliation prochaine? Pouvait-on trouver un modèle — par exemple, la Commission pour la vérité et la réconciliation en Afrique du Sud — applicable au contexte rwandais?

 

18.2.         Le nouveau gouvernement a consacré une bonne partie de son temps à tenter de résoudre ces éternelles questions embarrassantes et a tenté de mettre en place au cours des six dernières années quelques solutions fascinantes et louables. Mais il est aussi presque certain que de nombreuses punitions, formelles ou informelles, ont été assénées de manière plutôt rude. Franchement, sans fermer les yeux sur cette situation il nous semble que de nombreux Tutsi aient été poussés par une soif insatiable de vengeance. Il est donc certain que de nombreux Hutu innocents ont subi ces dernières années de grandes injustices.

 

18.3.         Quant aux questions de vraie justice, on peut en débattre indéfiniment car peu de faits peuvent être démontrés. Ne pouvant attendre indéfiniment, le nouveau gouvernement exprima rapidement sa position par la bouche du vice-président Paul Kagamé lors d’une visite à New York en décembre 1994 : «Il ne peut y avoir de réconciliation durable tant que les responsables des massacres ne seront pas jugés[1].» La culture d’impunité ne peut être contrée que si les maîtres à penser et les exécuteurs en chef du génocide sont traduits en justice.

 

18.4.         Le gouvernement rwandais ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à juger même les chefs génocidaires. Comment l’aurait-il pu? Le système judiciaire, qui était déjà faible et compromis avant le génocide, était maintenant presque inexistant. De nombreux palais de justice avaient été détruits. La plupart des juristes qualifiés avaient été massacrés, avaient participé aux massacres ou avaient pris la fuite. Le ministre de la Justice n’avait ni budget ni voiture. Le pays ne comptait plus que cinq juges qui n’avaient pas de voiture ni de bureau convenable[2]. Il ne restait plus que 50 avocats en exercice, à peu près autant que dans un cabinet de taille moyenne à New York; la plupart d’entre eux n’étaient pas spécialisés en droit pénal et certains de ceux qui l’étaient refusaient de défendre des personnes accusées de massacres ou craignaient pour leur propre sécurité[3]. La prison de Kigali, prévue pour 1 500 détenus, en hébergeait plus de 5 000[4]. Il y avait à peine assez de nourriture pour tous les prisonniers et pas de véhicules. La réconciliation n’était pas possible si les auteurs des massacres n’étaient pas traduits en justice. On ne pourrait mettre fin à la culture d’impunité à moins de montrer que personne n’était au-dessus de la loi et que les auteurs de crimes contre l’humanité devaient subir les conséquences. Et sans aveu de culpabilité, il ne pouvait y avoir de pardon.

 

18.5.         Le fait que l’Église catholique romaine n’a pas reconnu de responsabilité collective pour le génocide était l’une des nombreuses sources d’amertume du gouvernement. Que les dirigeants extrémistes Hutu nient leur culpabilité était une chose, mais c’en était une autre en ce qui concernait l’Église qui avait pour fidèles près des deux tiers du peuple rwandais, Hutu et Tutsi confondus. Nous avons vu dans un chapitre antérieur le rôle regrettable joué par tant de membres du clergé et par la hiérarchie de l’Église catholique en général durant le génocide, qui se sont parfois rendus complices des génocidaires ou qui ont même accusé des rebelles Tutsi de provoquer l’effusion de sang pour faire porter les atrocités sur «les deux bords». Le Pape avait lancé un appel à la paix après le début des massacres, mais ses représentants au Rwanda n’avaient pas fait pression sur les tueurs pour qu’ils mettent fin à leur tâche létale[5].

 

18.6.         Les Archevêques catholique et anglican, qui avaient été tous deux en rapport étroit et personnel avec Habyarimana, prirent souvent la défense des extrémistes Hutu durant le génocide. L’Archevêque anglican s’est exilé et il est mis à l’écart par son Église; son successeur a publiquement demandé pardon au nom de l’Église anglicane pour son rôle dans le génocide[6].

 

18.7.         Rien de semblable n’a émané de la hiérarchie catholique du Rwanda. Interrogé un an plus tard par un journaliste si un génocide avait eu lieu, Monseigneur Phocas Nikwigize, évêque de Ruhengeri, répondit : «Je ne sais pas. Il y avait des batailles, des morts, des massacres il y a eu des morts de part et d’autre. C’est ce que je sais. Quant au génocide, je ne sais vraiment pas.» D’autres prêtres insistèrent inflexiblement que l’Église catholique n’avait tué ni incité personne et qu’aucun prêtre et aucune religieuse n’avait été coupable de ce comportement.[7]

 

18.8.         À plusieurs reprises, le gouvernement du Rwanda a demandé le même genre d’excuses au Vatican, mais en vain. Le Pape a déclaré que tous les religieux qui ont été impliqués doivent avoir le courage de rendre compte devant Dieu et devant les hommes[8]», mais que l’Église refuse de reconnaître une quelconque culpabilité en tant qu’institution et qu’elle n’accepte pas de mener une enquête[9]. La colère du gouvernement fut à son comble lorsque le Pape s’est ensuite joint à d’autres en lançant un appel à la clémence pour ceux qui avaient été condamnés à la peine de mort lors de certains procès. Il est regrettable que dans sa récente demande de pardon pour les erreurs passées de l’Église, le Pape ait choisi de ne pas reconnaître celle du Rwanda ni même d’y faire allusion. Mais il n’est pas trop tard, il peut toujours le faire et inviter ses fidèles rwandais à confesser leurs péchés et à se réconcilier activement avec leurs concitoyens. À notre avis, ce serait là une contribution majeure à la guérison du pays.

 

18.9.         La tension se porte maintenant sur le tribunal du Rwanda (voir plus loin) puisque vingt prêtres et religieuses figurent parmi ceux qui attendent d’être jugés, notamment Augustin Misago, Archevêque de la préfecture de Gikongoro, dont le procès a commencé fin 1999. Certains médias ont entendu dire que «l’affaire est perçue comme une confrontation entre le gouvernement et la puissante Église catholique du Rwanda» et une délégation du Vatican assiste d’ailleurs au procès. Il est certain que d’autres révélations seront faites durant les mois qui viennent sur le rôle de l’Église catholique au Rwanda depuis un siècle[10].

 

Le Tribunal d’Arusha

 

18.10.      En novembre 1994, quelques mois seulement après le génocide, le Conseil de sécurité approuvait la résolution 955 de créer un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) inspiré directement du tribunal qui existait déjà pour l’ancienne Yougoslavie (TPIY)[11]. La question immédiate était toutefois de savoir si cette nouvelle entité recevrait les ressources nécessaires pour faire sérieusement son travail. Comment allait fonctionner le TPIR, puisque le procureur en chef du premier tribunal, le juge sud-africain Richard Goldstone, était maintenant nommé procureur en chef du second tribunal, alors que le premier était situé dans le nord de l’Europe et le second dans le centre-est de l’Afrique?

 

18.11.      Malgré l’avis du gouvernement rwandais qui espérait compter sur la valeur éducative des procès en tant que processus public de réparation, ce tribunal ne fut pas établi à Kigali, ni même ailleurs au Rwanda,. Comme l’a dit un haut fonctionnaire du ministère de la Justice, les autorités rwandaises imaginaient que les principaux génocidaires seraient «jugés par des tribunaux rwandais, devant le peuple rwandais, selon la loi du Rwanda[12].» De cette façon, les survivants et les autres Tutsi auraient pu se préparer à pardonner aux gens ordinaires qui avaient participé d’une manière ou d’une autre au génocide. Mais l’ONU décida que le nouveau tribunal siégerait à Arusha, la petite ville de Tanzanie qui avait donné son nom aux Accords de 1993 entre le FPR et le gouvernement Habyarimana. Cela obligeait pourtant les témoins à effectuer des déplacements longs et coûteux pour se rendre du Rwanda à Arusha. Et inévitablement, les audiences semblaient très distantes du Rwanda et du public rwandais.

 

18.12.      Cette décision était profondément ressentie par le nouveau gouvernement. Mais en l’occurrence, il était peut-être à peine surprenant que l’ONU ait conçu des doutes quant à la capacité du Rwanda à rendre une justice équitable ou à respecter les normes internationales. Deuxièmement, on avait le sentiment à l’ONU, sentiment qu’exprima le Secrétaire général Boutros-Ghali en mai, que la communauté internationale avait abandonné le Rwanda au moment où il avait le plus besoin d’elle. Plusieurs observateurs estimaient que le TPIR était un moyen de redresser ce tort. Le Tribunal serait perçu comme le tribunal de la communauté internationale, comme si la communauté internationale assumait la responsabilité d’un crime odieux contre l’humanité, même si cela signifiait d’aliéner encore davantage le FPR auprès des Nations Unies.

 

18.13.      Enfin, certains membres de l’ONU estimaient que l’on ne pouvait confier le Tribunal au Rwanda tant que la peine capitale faisait partie du droit rwandais, car la sentence maximale qui pouvait être prononcée par le TPIR était l’emprisonnement à vie. Mais cette question n’était pas aussi claire qu’elle semble l’être, en particulier du point de vue rwandais. Les Nazis qui ont été jugés pour crimes de guerre à Nuremberg et les criminels de guerre japonais à Tokyo n’avaient-ils pas risqué la peine de mort après la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient commis les crimes qui ont mené à la rédaction de la Convention sur le génocide ou tout au moins des crimes contre l’humanité. Les crimes des extrémistes Hutu étaient-ils moins graves? Selon les représentants du Rwanda, lorsqu’ils avancèrent que le TPIR devrait être autorisé à prononcer la peine capitale par respect pour les lois du Rwanda, l’ONU répondit que c’était le Rwanda qui devrait changer ses lois et abolir la peine de mort[13]. On se demande pourquoi le même avis n’a pas été proféré aux États-Unis, à la Chine et à la Russie.

 

18.14.      Le préambule du statut du TPIR stipule que «dans les circonstances particulières qui règnent au Rwanda, des poursuites contre les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire [...] contribueraient au processus de réconciliation nationale ainsi qu’au rétablissement et au maintien de la paix[14].» Comme pour le TPIY, le Tribunal avait pour mandat de juger des personnes accusées de génocide et de crimes contre l’humanité. Mais contrairement au tribunal instauré pour l’ex-Yougoslavie, le Tribunal du Rwanda se limitait seulement aux crimes commis durant l’année 1994, ce qui empêche de poursuivre ceux qui avaient planifié le génocide avant 1994 — les Hutu et leurs alliés — et ceux qui ont commis de nombreux crimes contre l’humanité et d’autres graves atteintes aux droits de l’homme en 1995 ou après, qu’ils soient Hutu ou Tutsi. Bien que cette limitation regrettable semble au moins avoir été appliquée uniformément, dans la pratique elle est perçue avec méfiance par les Hutu comme une décision tendancieuse en faveur du gouvernement, perception qui est renforcée par la concentration exclusive du Tribunal sur les crimes commis par certains Hutu durant le génocide. Cette perception d’injustice constitue un obstacle majeur au processus de réconciliation auquel aspire le gouvernement et dont le pays a tant besoin.

 

18.15.      Les ressources du TPIR posaient également problème. Au début de 1998, le procureur adjoint fit observer que la cour ne disposait que de 50 investigateurs, alors que pour le Tribunal de Nuremberg[15], 2 000 investigateurs avaient été rendus disponibles. La même année, Amnistie Internationale a enquêté sur le travail du Tribunal en se référant aux meilleures pratiques et normes internationales. Consciente des «énormes obstacles auxquels il faisait face en créant à partir de rien le processus judiciaire», Amnistie Internationale constata trois ans plus tard que le peu d’expérience dans l’administration de la justice a conduit à l’inefficacité et à la confusion, à des délais inacceptables et, dans un cas au moins, à une atteinte grave à la confidentialité de l’information[16]. Dans le même ordre d’idées, David Scheffer, ambassadeur itinérant des États-Unis pour les questions relatives aux crimes de guerre, constata que «les préliminaires inutilement longs […] ont terni la crédibilité du Tribunal et créent d’importantes difficultés au gouvernement du Rwanda qui cherche à promouvoir la réconciliation et qui a à sa propre charge quelque 130 000 cas de suspects à traiter[17]

 

18.16.      Les procureurs du TPIR n’ont jamais défini de stratégie claire pour leur travail. Au début, les gouvernements étrangers livraient les suspects qu’ils avaient arrêtés, mais qu’ils ne voulaient pas poursuivre et qui devinrent le centre d’attention du Tribunal. Au lieu de développer une politique cohérente visant à juger les instigateurs politiques et militaires du génocide, les procureurs s’occupaient des cas d’importance locale qui leur avaient été confiés. Mais le Tribunal a également fait face à une résistance inattendue de la part des États africains pour ce qui était de détenir d’importants suspects sous leur juridiction. Ces deux problèmes ont commencé à s’améliorer en 1997 quand l’OUA pressa ses membres de collaborer avec le Tribunal, tandis que les procureurs décidèrent finalement de poursuivre des responsables de haut niveau.

 

18.17.      Le fait que le Tribunal a traité si peu de cas a également continué de lui poser des problèmes. Contrairement aux attentes du gouvernement rwandais, dès le départ on ne s’attendait pas réellement à ce que le Tribunal juge plus d’une vingtaine de suspects par an; après tout, 24 accusés seulement avaient été nommés au procès de Nuremberg[18]. Les audiences formelles du TPIR commencèrent seulement en novembre 1995; son premier acte d’accusation contre huit personnes non nommées impliquées dans des massacres fut signé un mois plus tard[19]. Quatre ans plus tard, 28 actes d’accusation seulement avaient été délivrés et seulement sept accusés avaient été condamnés[20]. À la fin de 1999, 38 personnes étaient en détention[21]. En août 1999, pour tenter d’accélérer le processus, les procureurs recommandèrent que le Tribunal entende les causes de plusieurs accusés ensemble, en groupes organisés en fonction de leurs rôles (par exemple les chefs militaires) ou en fonction du type de massacre auquel ils étaient accusés d’avoir participé; jusqu’à présent, le Tribunal a accepté d’entendre ensemble les chefs militaires. Cette expérience sera observée de près, pour vérifier si une procédure équitable et des jugements expéditifs sont compatibles.

 

18.18.      Le Tribunal d’Arusha a été à l’origine de quelques déceptions, mais il ne faut pas minimiser ses contributions réelles. Tout d’abord, la toute première condamnation qu’il prononça à l’égard d’un bourgmestre local (maire), Jean-Paul Akayesu, l’a été pour motif de génocide, ce qui en fit le premier tribunal international à prononcer une condamnation pour le pire crime d’entre tous les crimes; le Tribunal de Nuremberg n’avait pas le mandat de condamner pour le crime de génocide. Les magistrats rejetèrent l’argument de la défense selon lequel Akayesu devait être jugé dans le contexte d’une guerre brutale entre deux armées. Le Tribunal décida par contre que ce conflit n’était qu’un prétexte pour les organisateurs du génocide à anéantir les Tutsi du Rwanda. Les juges ont déclaré que la Chambre était de l’opinion que le génocide semble avoir été méticuleusement organisé[22].

 

18.19.      Certaines autorités de défense des droits de l’homme considèrent que ce verdict sans précédent marque un tournant décisif en droit international et signifie clairement que la communauté internationale fera appliquer ses conventions contre les génocides et crimes de guerre. En outre, comme nous l’avons vu précédemment, Akayesu a également été déclaré coupable de viol. C’était la première fois que le viol comme attaque systématique contre les femmes ou comme partie intégrante d’un plan plus étendu était officiellement reconnu en droit international en tant que crime contre l’humanité [23]; ceci aussi fut également une importante victoire pour ceux qui depuis longtemps militent en ce sens. Mais, bien qu’un crime contre l’humanité, la cour a jugé que le viol dans ce contexte n’était pas une forme de génocide.

 

18.20.      Fait également significatif, pour la toute première fois, une femme a été condamnée par un tribunal international pour le crime de viol. Pauline Nyiramusuhuko, ministre de la Famille et des Affaires féminines durant le génocide, était accusée de ne pas avoir rempli ses «responsabilités de commandement» en tant que ministre en empêchant ses subordonnés de violer des femmes Tutsi[24]. Son procès reste à faire.

 

18.21.      Par ces précédents importants qu’il a créés, il faut reconnaître que le TPIR a un rôle historique. Il est également important de se rendre compte que certains de ceux qui ont été et qui sont jugés à Arusha font partie des dirigeants du génocide, alors que le Tribunal de La Haye s’est largement occupé de suspects balkaniques de moindre statut[25]. Parmi les Rwandais figurent, par exemple, Jean Kambanda, qui fut Premier ministre durant le génocide et le colonel Théoneste Bagosora, considéré comme la figure centrale de la conspiration. Kambanda a établi une première historique en plaidant coupable du crime de génocide alors que Bagosora a toujours continué d’insister pour dire que les Tutsi sont les vrais coupables[26]. Le jugement de Bagosora pourrait être particulièrement révélateur car Kambanda, lors de son propre procès, a offert de témoigner lors des autres procès. Mais nous verrons plus loin si cet engagement tient toujours[27].

 

18.22.      De même, le TPIR restera marqué dans l’histoire parce qu’il avance en terrain non exploré, comme l’a reconnu le rapport par ailleurs critique d’Amnistie Internationale. Ce qui s’est passé au Rwanda n’a rien à voir avec les Balkans et la plupart des problèmes et des questions soulevés sont nettement différents. En réalité, le Tribunal d’Arusha essaie d’élaborer un système de justice pénale internationale à partir de rien et il serait injuste de ne pas apprécier l’ampleur de sa tâche et l’absence de solutions simples. Il est également important d’envisager le Tribunal du point de vue du droit pénal international et du droit international en matière de droits de l’homme. On peut penser que sept condamnations et 36 autres détentions en attente de jugement représentent un bien maigre bilan. Mais ce bilan traduit également la complexité du travail et la détermination de respecter les normes internationales de la justice pénale.

 

18.23.      La dernière décision du TPIR en 1999 fut par exemple de déclarer Georges Rutaganda, un dirigeant du MRND et haut responsable des milices Interahamwe, coupable d’un chef d’accusation de génocide et de deux chefs d’accusation de crime contre l’humanité; les trois juges de la Chambre 1 le condamnèrent à la détention à perpétuité[28] et portèrent le nombre de personnes condamnées à sept. La plupart des reportages concernant la décision Rutaganda semblent s’être appuyés sur le communiqué de presse d’un quart de page émis par le Groupe de presse et des affaires publiques du TPIR[29]. Mais le texte complet du jugement compte en fait 87 pages et constitue un document juridique exhaustif dont le contenu permet de comprendre pourquoi chaque cause demande autant de temps et d’attention. Le fait demeure cependant que Rutaganda a commis ses crimes durant la première moitié de 1994, l’acte d’accusation contre lui a été soumis en février 1996 et son jugement ne s’est terminé qu’en décembre 1999. Qui plus est, l’avocat canadien qui tenait lieu de procureur de la défense annonça immédiatement qu’il comptait faire appel du verdict et de la sentence[30]. En fait, la plupart de ceux qui ont été condamnés ont fait appel de leurs jugements, ce qui ajoute une longue mesure de plus dans un procès qui se conforme scrupuleusement aux normes internationales et qui aux yeux de la plupart des Rwandais paraît être interminablement lent. À ce stade, seul un appel a été retenu.

 

18.24.      La perspective la plus utile est peut-être celle qu’offre une analyse récente de la justice rendue après le génocide au Rwanda : «Il y a dix ans, on avait peine à imaginer qu’une institution internationale pourrait contribuer de cette façon à la lutte contre l’impunité pour les atteintes les plus graves aux droits de l’homme. L’expérience du TPIR sera également inestimable pour l’avenir[31]

 

Le cas de l’ancien Premier ministre Jean Kambanda

 

18.25.      Il serait plus facile d’évaluer les résultats du TPIR si ce n’était du cas troublant et non concluant de Jean Kambanda, qui fut Premier ministre du Rwanda pendant toute la durée du génocide, sauf les deux premiers jours. Son plaidoyer de culpabilité de génocide est sans précédent. Son procès de 1998 aurait dû être l’occasion de révéler au monde entier les nombreux dessous du génocide. C’est effectivement ce qui s’est produit, mais le procès a en fait apporté beaucoup moins d’explications qu’il n’aurait pu, étant donné le mystère et la confusion qui l’entourent, surtout depuis que Kambanda vient de rétracter ses aveux sous serment.

 

18.26.      À l’époque, un procureur du TPIR avait déposé contre l’ancien Premier ministre six chefs d’accusation : génocide, conspiration à commettre le génocide, incitation directe et publique au génocide, complicité de génocide et deux accusations de crime contre l’humanité. Chaque chef d’accusation permit de faire apparaître quelques renseignements sur son rôle personnel dans le crime dont il était accusé. Lorsque Kambanda apparut devant la Chambre, on découvrit qu’il avait «conclu avec le procureur une entente signée par son avocat-conseil et par lui-même et placée sous scellée, dans laquelle il avouait avoir commis tous les délits dont il était accusé[32].» Un porte-parole du Tribunal déclara lors d’une conférence de presse que les détails de cette transaction pénale sous scellé «pourraient être divulgués au public lorsque la sentence aurait été prononcée.»

 

18.27.      Lors du procès, Kambanda réitéra sa reconnaissance de culpabilité pour tous les chefs d’accusation tel qu’il l’avait fait dans sa transaction pénale. Il sera particulièrement intéressant de voir quelle sera la réaction du colonel Bagosora lors de son procès, sachant que ce dernier nie l’existence même du génocide. Comme cette attitude de déni est, encore aujourd’hui, un outil favori des défenseurs du Hutu Power, les aveux de Kambanda ont une remarquable importance. Il a non seulement admis l’existence d’un génocide délibéré contre la population Tutsi du Rwanda, mais il a également reconnu que ce génocide avait été préparé à l’avance. Son aveu complet figure au chapitre premier de ce rapport.

 

18.28.      Dans sa plaidoirie, l’avocat de Kambanda demanda que son client ne soit condamné qu’à deux années puisqu’il avait montré autant de coopération en tant qu’accusé et qu’il avait plaidé coupable. Le procureur demanda lui aussi au juge de tenir compte de sa coopération. Mais la cour, soulignant que l’accusé, même s’il avait plaidé coupable, n’avait offert aucune explication pour sa participation volontaire au génocide, n’avait exprimé aucun remord, regret ou sympathie pour les victimes au Rwanda, même lorsque la Chambre lui en avait donné l’occasion, le condamna à la prison à perpétuité[33]. Par ailleurs, sa femme et ses enfants, qui avaient reçu des menaces de mort en exil, reçurent une promesse de protection, semble-t-il dans le cadre de la transaction pénale[34]. Mais contrairement aux attentes, le pacte scellé ne fut pas ouvert.

 

18.29.      Trois jours plus tard, Kambanda fit appel du verdict[35]. Au bout de quatre autres jours, il adressa à la cour une lettre amère de cinq pages protestant qu’on lui avait refusé l’avocat de son choix et accusant l’avocat qui lui avait été attribué de travailler contre lui[36]. L’avocat qu’il réclamait n’était plus accrédité au Tribunal. L’avocat qui lui avait été attribué, et qui l’avait assisté dans la transaction pénale, était un ami de longue date du procureur adjoint[37]. En janvier 2000, le nouvel avocat de Kambanda annonça que celui-ci rétractait son aveu de culpabilité et demandait l’annulation du verdict de culpabilité et la tenue d’un nouveau procès.

 

18.30.      On sait maintenant qu’après son arrestation au Kenya, Kambanda est resté en détention pendant plus de neuf mois dans une résidence secrète en Tanzanie au lieu de l’établissement de détention de l’ONU à Arusha[38]. Durant toute cette période, il ne fit pas de première comparution devant la cour et n’avait pas d’avocat, mais il existe des versions contradictoires et l’on ne sait pas exactement si un avocat lui a été refusé ou si lui-même a refusé l’aide d’un avocat. Il semble qu’il y ait eu des violations aux règlements du Tribunal et même aux règles du droit international qui préconisent que l’accusé doit comparaître immédiatement devant la Cour. Il paraît également que durant cette période de détention, il fut interrogé par la partie poursuivante et que les conversations ont donné entre 50 et 100 heures d’enregistrement sur bande, qui existent on ne sait où[39]. Il est possible, mais non certain que les avocats de la défense d’autres accusés aient entendu ces bandes en totalité ou en partie. Mais si elles existent bel et bien, leur contenu est inconnu.

 

18.31.      Ces bandes nous renseigneraient peut-être davantage sur la série d’accusations pour lesquelles Kambanda a plaidé coupable. L’une des grandes déceptions de ce procès est que l’occasion a été manquée de lui faire divulguer tout ce qu’il savait sur les événements qui ont eu lieu avant et durant le génocide. Selon le règlement du Tribunal, en cas de plaidoyer de culpabilité, la présentation des preuves par l’avocat de la défense devient automatiquement inutile et le Tribunal prononce directement la sentence. Cependant, dans le processus, l’occasion d’entendre toute la version des faits de l’accusé est sacrifiée.

 

18.32.      On ne peut sous-estimer l’importance de ces procédures inaccoutumées La stratégie de l’accusation s’appuyait sur le plaidoyer de culpabilité de Kambanda pour montrer que le génocide était planifié et que les autres dirigeants politiques à l’époque devraient également être poursuivis. Ce plaidoyer était également au coeur de la stratégie actuelle de l’accusation pour tenir des procès conjoints. Kambanda a promis de témoigner contre d’autres accusés, notamment Bagosora. Il semble maintenant fortement improbable qu’il le fasse. Il paraît que des habitués du bureau du procureur reconnaissent leur vulnérabilité dans cette affaire importante. Tout ce que l’on peut dire à ce stade est que la suite de cette affaire troublante sera observée avec un intérêt particulier partout dans le monde.

 

Le système judiciaire du Rwanda

 

18.33.      Il y a eu dès le départ des tensions entre le TPIR et le système judiciaire reconstruit par le gouvernement du FPR. Compte tenu des circonstances, ce genre de tensions était inévitable. Quelle que soit l’évaluation objective que l’on puisse faire des travaux du TPIR, il n’est pas très surprenant que sa contribution ne soit pas appréciée par le gouvernement rwandais. Quoi qu’il en soit, ce qui transpirait d’Arusha importait peu car le Rwanda avait ses propres problèmes de justice liés au génocide à régler.

 

18.34.      Malheureusement, les ambitions de justice du gouvernement ne furent pas mieux servies par le Tribunal national du Rwanda que dans le processus du TPIR. Comme l’ONU, et sans expérience préalable, le gouvernement avait nettement sous-estimé la complexité inhérente de la tâche. On avait la conviction que la lenteur des procédures à Arusha était une manière de faire en sorte que les coupables ne soient jamais jugés et que le Rwanda devrait rendre la justice par ses propres moyens. Avec l’aide financière et technique de l’étranger, des programmes de formation furent créés pour les juges, les procureurs et le personnel judiciaire, les palais de justice étaient reconstruits et de nouveaux juges étaient nommés. Au début de 1995, les audiences préliminaires commencèrent pour 35 000 prisonniers Hutu, mais furent immédiatement suspendues par manque de fonds[40]. En octobre, alors qu’il n’y avait toujours pas de procès, les autorités avaient fait 25 000 autres détenus. Un grand nombre de ces personnes — des dizaines de milliers selon certaines autorités — avaient été arrêtées ou détenues illégalement. Ces chiffres ne comprennent même pas les personnes qui, selon Amnistie Internationale, étaient en détention secrète et en danger d’être torturées, exécutées ou de disparaître[41].

 

18.35.      Les membres du gouvernement étaient si découragés à la fois par le dysfonctionnement du TPIR et par leur propre tribunal qu’au début de l’année 1996, ils créèrent des cours spéciales au sein du système judiciaire existant. Dans chacun des dix districts du pays, les causes devaient être examinées par des groupes judiciaires de trois membres choisis parmi 250 magistrats non professionnels qui devaient recevoir une formation juridique de quatre mois[42]. La même année, pour essayer de rationaliser et d’accélérer le processus, une nouvelle loi fut adoptée; elle séparait les accusés en quatre catégories selon l’étendue de leur participation présumée aux crimes commis entre le 1er octobre 1990, jour de l’invasion fatidique du FPR, et la fin de 1994[43].

 

 

«Catégorie 1

a. Personnes dont l’acte criminel ou dont les actes de participation criminelle les placent parmi les planificateurs, organisateurs, instigateurs, superviseurs et leaders du crime de génocide ou d’un crime contre l’humanité;

 

b. Personne ayant agi à des postes d’autorité au niveau national, préfectoral, communal ou au niveau de la cellule, ou dans un parti politique, ou ayant encouragé de tels crimes;

 

c. Assassins notoires qui, en vertu du zèle ou de la malice excessive avec lesquels ils ont commis des atrocités, se sont distingués dans leur quartier de résidence ou sur leur passage;

 

d. Personnes ayant commis des actes de torture sexuelle.

 

Catégorie 2

Personnes dont les actes criminels ou dont les actes de participation criminelle les placent parmi les auteurs, conspirateurs ou complices d’homicides volontaires ou de graves voies de fait causant la mort.

 

Catégorie 3

Personnes dont les actes criminels ou dont les actes de participation criminelle les rendent coupables d’autres voies de fait graves.

 

Catégorie 4

Personnes ayant commis des infractions contre des biens matériels[44]

 

Une échelle convenable de peines correspondait à chaque catégorie; la peine capitale était autorisée, mais non impérative pour la catégorie la plus élevée et aucun emprisonnement n’était prévu pour la catégorie 4, la plus basse, mais simplement des réparations aux victimes pour les crimes contre leurs biens. Il faut également noter que les juges à Arusha avaient redéfini la catégorie 1(d) pour lire «actes de violence sexuelle», qui est une expression de loin plus courante que la «torture sexuelle» utilisée par le Rwanda.

 

18.36.      Enfin, en août 1996, les procès commencèrent. Pourtant, en 1998 et malgré ces changements, 1 500 personnes seulement avaient été jugées et un an plus tard, il y avait encore au moins 120 000 détenus en attente de procès, souvent dans les conditions les plus déplorables[45]. Le gouvernement a reconnu que plusieurs milliers de détenus sont morts cette année-là, soit du SIDA, de malnutrition, de dysenterie ou du typhus[46]. Les séquences filmées dans les prisons rwandaises durant la première année après le génocide montrent des hommes entassés dans des conditions d’insalubrité extrême, la plupart avec des plaies ouvertes et des membres paralysés, parce que, selon eux, ils avaient été battus et torturés par les soldats du FPR[47]. Cette situation ne s’est qu’à peine améliorée aujourd’hui et quiconque visite un centre de détention ou une prison au Rwanda ne peut faire autrement que le constater, alors que l’on sait que les prisonniers les plus notoires détenus à Arusha vivent, ce qui n’arrange pas les choses, dans un confort relatif.

 

18.37.      Au rythme actuel, on estime qu’il faudrait entre deux et quatre siècles pour juger tous les détenus. Le gouvernement a promis de libérer tous ceux contre lesquels il n’y a que des preuves minimes ou qui ont été détenus illégalement, une mesure qui réduirait, en elle-même le retard accumulé.[48] Cependant, les tentatives destinées à honorer cette promesse se sont heurtées à de dures dénonciations par la vigilante association des survivants du génocide, l’Ibuka, appuyée par les extrémistes Tutsi[49]. Entre-temps, on continue d’arrêter des suspects Hutu.

 

18.38.      Au-delà du simple nombre de détenus et de la lenteur habituelle des procédures, il y avait aussi de nombreux autres problèmes. Pour la crédibilité du système judiciaire et pour les questions plus générales de justice et de réconciliation, l’indépendance et l’impartialité sont des conditions essentielles. Or, comme dans pratiquement tous les autres secteurs de la vie publique rwandaise, le système judiciaire était dominé par les Tutsi. La plupart des nouveaux juges étaient Tutsi, comme la plupart des membres du Conseil suprême de la magistrature et trois des quatre présidents de la cour d’appel[50]. Six juges Hutu furent relevés de leurs fonctions en 1998 puis radiés[51]. Qui plus est, l’indépendance du système judiciaire fut mise en question peu après que les tribunaux commencèrent à fonctionner, car des officiers de l’armée, des responsables civils et d’autres personnes influentes n’hésitaient pas à intervenir dans leurs activités. La compétence professionnelle était également un point crucial pour la crédibilité du système et l’on découvrit bientôt qu’il était inévitable que des juges totalement inexpérimentés n’ayant que quatre mois de formation fassent de nombreuses erreurs, dont certaines portaient atteinte aux droits des accusés[52].

 

18.39.      Des questions très graves étaient également soulevées par la qualité de la justice elle-même. Il y avait de multiples raisons de craindre que le délit réel de la plupart des détenus ait peu à voir avec des crimes contre l’humanité. Dans de nombreux cas, de fausses accusations furent déposées contre des personnes dont le seul crime avait été d’occuper des terres ou une propriété ou d’occuper un poste convoité par des réfugiés Tutsi revenus au pays. Dans d’autres cas, on savait que les personnes qui portaient des accusations cherchaient une rétribution pour un tort présent ou passé, réel ou imaginé, mais sans rapport avec le génocide. Dans certains cas, les autorités avaient accusé à tort des adversaires politiques de génocide et les avaient emprisonnés sans cause. Certains procureurs ont reconnu qu’entre 15 et 20 pour cent des personnes détenues dans leur secteur étaient innocentes[53]. Selon un observateur, 60 pour cent de tous les détenus à la prison de Gitarama étaient victimes de fausses accusations ou au plus coupables de crimes de catégorie 4, qui ne justifient pas l’emprisonnement[54]. Les prisonniers étaient si nombreux et détenus dans des conditions si insalubres et la lenteur du système judiciaire était telle que pour beaucoup d’entre eux, la détention signifiait une mort lente avant même d’obtenir un procès.

 

18.40.      Ces difficultés étaient prévisibles et, dans les circonstances, peut-être même inévitables. Elles soulèvent également l’une des raisons souvent avancées par ceux qui sont opposés à la peine capitale : le risque d’erreur. Cette question est particulièrement convaincante dans le cas du Rwanda, où l’inexpérience des juges s’ajoutant à l’insuffisance des investigations par les procureurs et à l’atmosphère chargée d’émotion qui régnait dans la population, augmentèrent les risques d’erreurs judiciaires. Pourtant, en avril 1998, le gouvernement rwandais procéda aux exécutions de 22 condamnés à mort pour des crimes de catégorie 1; six d’entre eux n’avaient pas eu d’avocat[55]. Leurs exécutions eurent lieu dans les stades publics de plusieurs villes, les autorités encourageant la population à y assister, comptant ainsi sur l’effet éducatif d’un tel spectacle. À Kigali, l’exécution attira des milliers de spectateurs qui y assistèrent dans une atmosphère de célébration, la plupart exprimant leur satisfaction, non seulement parce que la justice était rendue, mais aussi parce qu’elle l’était au vu de tous. Les organismes internationaux de défense des droits de l’homme protestèrent vivement contre ces exécutions, joints par d’autres qui dénoncèrent les procédures inadéquates et la possibilité de condamnations injustifiées, mais en vain.

 

18.41.      À Arusha comme au Rwanda, le processus judiciaire est resté laborieux et décourageant. Mais au Rwanda comme à Arusha, il y a eu des changements et des progrès positifs. Il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’ont les procès sur l’impression, au Rwanda, que l’impunité pour les extrémistes Hutu est finalement terminée; sans cela, aucun processus de réconciliation n’aurait même pu commencer. De plus, la qualité du système rwandais s’est nettement améliorée à plusieurs égards, une autre étape de la longue route vers la guérison. Le nombre des avocats de la défense a énormément augmenté à tel point qu’Avocats Sans Frontières espère que dans un avenir proche, il y aura suffisamment de procureurs et d’avocats de la défense rwandais qui seront prêts à fournir des conseils juridiques aux personnes soupçonnées de génocide[56]. Les juges acquièrent de l’expérience et les condamnations sont mieux justifiées. En ce qui concerne Arusha, il faut mettre les choses en perspective. Une autorité nous a utilement fait remarquer que «probablement aucun autre système de justice pénale au monde ne serait capable de traiter un si grand nombre de causes de manière satisfaisante, c’est-à-dire dans une période raisonnable et dans le respect de toutes les normes des droits humains[57]

 

18.42.      Il reste pourtant d’importants problèmes à régler. La plupart des détenus qui attendent d’être jugés n’ont jamais bénéficié d’une enquête judiciaire. Les investigations continuent d’être tendancieuses contre les personnes accusées d’avoir participé au génocide et les témoins de ces accusés continuent de recevoir des menaces. Ceux qui sont acquittés sont parfois arrêtés de nouveau. En dépit d’améliorations importantes, les accusés ne reçoivent pas tous une aide juridique. Et enfin, il faut signaler que les cas de crimes sexuels font rarement l’objet d’une enquête[58]. Bien que les crimes de violence sexuelle aient été inclus dans la catégorie 1 par le gouvernement, catégorie qui comprend les organisateurs du génocide, et bien que ce genre de crime ait été très courant durant le génocide, le personnel judiciaire a montré peu d’intérêt à les poursuivre. Au milieu de l’année 1998, les données les plus récentes dont nous disposons à ce sujet montrent que 11 cas seulement de personnes accusées de crimes sexuels avaient été portés devant les tribunaux[59]. Lorsqu’on se souvient de l’anecdote que nous avons choisie de relater en début de ce rapport, il est clair que ce problème est à notre avis très préoccupant. En termes de justice et de possibilité de réconciliation de la part des innombrables femmes rwandaises, il est impératif que les crimes de violence sexuelle soient considérés avec la plus grande gravité et traités en conséquence.

 

Les tribunaux gacaca

 

18.43.      Pour accélérer leurs propres procédures, pour réduire le nombre de cas à traiter et pour accroître la participation du peuple au système judiciaire, le Parlement du Rwanda adopta au début de l’an 2000 une nouvelle loi créant des tribunaux locaux inspirés d’un mécanisme traditionnel appelé gacaca qui servait à résoudre les querelles locales[60]. «Il s’agit d’un mécanisme difficile à définir [...] il ne s’agit pas d’une institution judiciaire ou administrative permanente; il s’agit d’une réunion à laquelle participent les membres d’une famille ou de différentes familles ou tous les habitants d’une colline [...] les anciens et les sages [...] pour essayer de restaurer l’ordre social par des discussions en groupe devant aboutir à un arrangement acceptable pour tous les participants. Les gacacas servent à sanctionner l’infraction aux règles de la communauté, dans le seul objectif de réconciliation[61].» L’objectif n’est donc pas de déterminer la culpabilité ni d’appliquer la loi de manière cohérente et uniforme (comme on s’y attend des cours de justice), mais plutôt de rétablir l’harmonie et l’ordre social dans une société donnée et de réintégrer l’auteur du trouble. 

 

18.44.      Les décisions des gacaca peuvent donc ne pas correspondre au droit national du pays concerné. Cette situation, qui prévaut dans de nombreux autres pays africains, sinon dans tous, porte le nom de pluralisme juridique : les prescriptions juridiques comprennent deux composantes majeures (ou davantage). D’une part, les normes et mécanismes indigènes, qui s’appuient en grande partie sur des valeurs traditionnelles et qui déterminent les normes que doit généralement respecter le comportement individuel ou communautaire. D’autre part, le droit national, qui s’appuie en grande partie sur le cadre législatif de l’ancienne puissance coloniale et qui a été introduit avec l’État-nation et ses principes généraux de séparation des pouvoirs, de souveraineté du droit, etc.[62].

 

18.45.      «En général, les types de conflits traités par les gacaca concernent l’utilisation des terres et les droits fonciers, les troupeaux, le mariage, les droits de succession, les prêts, les dommages matériels causés par l’une des parties ou les animaux, etc. La plupart de ces conflits seraient donc considérés comme étant de nature civile par une cour de justice [...] Malgré leurs origines traditionnelles, les gacacas ont peu à peu évolué pour devenir une institution qui, bien qu’elle ne soit pas officiellement reconnue dans la législation du Rwanda, a trouvé un modus vivendi dans sa relation avec les structures de l’État[63]

 

18.46.      L’intention actuelle n’est pas d’utiliser le processus traditionnel des gacaca, mais de créer un nouveau processus ayant des similarités avec le mécanisme indigène dans l’espoir de promouvoir l’harmonie et la réconciliation en même temps que seraient accélérés les procès des dizaines de milliers d’accusés. Le processus des gacacas vise à traiter tous les cas sauf ceux de la catégorie 1, ce qui signifie qu’ils auraient la grave responsabilité de juger des accusés de meurtre de catégorie 2. La décision d’avoir recours au gacaca indique sans nul doute l’engagement constant du gouvernement à chercher la justice et la réconciliation. Mais il ne faut pas sous-estimer la difficulté que pose cette tâche essentielle. Il n’existe pas de moyen simple et direct de régler la question de justice et de châtiment, comme en font foi des pays allant du Timor oriental en Afrique du Sud en passant par le Guatemala, et il faudra du temps pour déterminer si les gacacas sont un outil convenable. Il est certain qu’il s’agit d’une entreprise ambitieuse qui demandera une planification sérieuse et d’importantes ressources. La proposition du gouvernement mentionne la nécessité d’une campagne massive d’éducation populaire, d’un programme de formation à grande échelle pour les nombreuses personnes qui interviendraient aux divers paliers administratifs et un montant supplémentaire de 32 millions de dollars américains au cours des deux premières années. La relation entre les deux systèmes judiciaires parallèles aura également besoin d’être soigneusement coordonnée.

 

18.47.      De sérieuses questions ont été soulevées quant à la capacité de ce mécanisme de fonctionner de manière équitable et efficace. Certains groupes de survivants craignent que les propositions actuelles n’aboutissent à une forme d’amnistie déguisée. Ils craignent par exemple qu’un suspect de catégorie 2 (coupable d’homicide volontaire ou de voies de fait causant la mort) ne passe aux aveux et en conséquence ne soit relâché après une brève détention. On craignait également que le système proposé ne serve à régler des comptes personnels par une sorte de collusion entre les accusés et la population locale, en particulier dans les régions rurales en majorité Hutu. Amnistie Internationale s’est inquiétée de ce que les accusés des procès gacaca n’auraient pas l’autorisation de l’assistance judiciaire; que ceux qui sont appelés à juger de cas complexes n’auraient pas de formation juridique, et que «les aspects fondamentaux des propositions gacaca ne se conforment pas aux normes internationales de base pour les jugements équitables garantis dans les traités internationaux dont le Rwanda a reconnu le bien fondé[64]

 

18.48.      Parallèlement, il est également légitime de se demander si une justice réelle est possible dans un pays où le système politique est fortement contrôlé et où règne une suspicion mutuelle bien compréhensible. Comment peut-on s’attendre à ce que les survivants du génocide et leurs familles d’une part et les suspects du génocide et leurs familles d’autre part trouvent une cause commune dans la recherche d’une justice? «Dans certaines communautés, la volonté générale de participer à une discussion ouverte sur la vérité, la responsabilité, la culpabilité, l’aveu et le châtiment existe peut-être. Mais dans d’autres communautés, la présence d’une extrême suspicion et d’un antagonisme social risque de faire échouer toutes les tentatives d’imposer une sorte de confession collective et le rétablissement de l’harmonie sociale.»

 

18.49.      «Pour que justice soit rendue, en particulier par les tribunaux gacaca proposés et pour qu’ils aient l’effet désiré de réparation et de réconciliation, il faut que le processus soit adopté par la population, ce qui exige en soi une grande liberté d’expression et un esprit politique d’ouverture qui laisse la place aux opinions dissidentes. Comme l’a fait remarquer un membre de l’organisation des droits de l’homme Liprodhor, pour que les gens expriment leur foi dans le système et, en conséquence directe, pour que le système judiciaire des gacacas fonctionne, il faudrait idéalement «avoir une sorte de référendum. Mais, dans le contexte actuel au Rwanda, qui oserait dire non? Ceux qui protestent ne tardent pas à recevoir des menaces indirectes. Durant les réunions d’assemblées communales, par exemple, un bourgmestre dénoncera par exemple toute idée dissidente comme étant ‘de l’ancien régime’, ce qui constitue presque une accusation de complicité au génocide. Les gens préfèrent donc garder le silence[65]

 

18.50.      Il s’agit là de problèmes sérieux. Il est presque certain qu’avec les nouveaux tribunaux, l’État sera capable de juger un plus grand nombre de suspects — et nous devons préciser que le nouveau système des gacacas est un système étatique. Mais, si importantes qu’elles soient, la rapidité et l’efficacité doivent également s’accompagner d’équité. Les droits humains fondamentaux ne doivent pas être sacrifiés au profit de la productivité ou de la participation locale. Ce principe cardinal a été reconnu dans la Déclaration de Dakar adoptée en septembre 1999 suite au Séminaire sur le droit à un procès impartial en Afrique, organisé par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. En vertu de cette importante déclaration, «il est reconnu que les tribunaux traditionnels sont capables de jouer un rôle dans l’élaboration de sociétés pacifiques et d’exercer une autorité sur une proportion considérable de la population des pays d’Afrique. Toutefois, ces tribunaux ont également de sérieuses lacunes qui aboutissent dans bien des cas au déni d’un procès équitable. Les tribunaux traditionnels ne sont pas exemptés des dispositions de la Charte africaine relatives à l’équité des procès[66]

 

18.51.      Les avant-projets du gouvernement n’ont pas encore été soumis au Parlement. Quand ils le seront, nous voulons espérer qu’ils reflèteront les inquiétudes soulevées par ceux qui sympathisent avec les intentions du gouvernement mais qui croient à juste titre que le nouveau système doit se conformer aux normes élevées d’équité judiciaire.

 

 

Défis futurs

 

18.52.      Cependant, même si les tribunaux gacaca se montrent à la hauteur des attentes, les questions de réconciliation et de justice subsisteront. Ceci est inévitable étant donné l’ampleur du problème et les innombrables autres sources de tension qui continuent d’exister. C’est pourquoi des citoyens concernés, à l’intérieur comme à l’extérieur du Rwanda, apportent des solutions différentes et supplémentaires. L’une d’entre elles est l’établissement pour le Rwanda d’une commission nationale ou internationale de vérité et de réconciliation. Comme il s’agit d’un génocide, nous estimons qu’il ne peut y avoir d’alternative acceptable à des poursuites pénales de tous les principaux auteurs. Mais des universitaires et des défenseurs des droits de l’homme ont préparé un solide dossier en faveur d’une commission nationale de vérité et de réconciliation pour le Rwanda, à peu près dans le même esprit que celle d’Afrique du Sud.

 

18.53.      Cette commission remplirait sans doute un grand vide dans la vie rwandaise : «À moins de mettre sur pied une institution indépendante qui donne aux victimes l’occasion de relater leur version et à ceux qui sont coupables d’atteintes aux droits de l’homme de faire une confession, la société rwandaise continuera de vivre dans la menace de la division, de la tension et de la violence [...] Il n’est pas nécessaire que cette institution remplace les poursuites pénales ou accorde des amnisties. D’ailleurs, le droit international interdit l’amnistie pour les atteintes flagrantes aux droits de l’homme qui ont eu lieu au Rwanda. La Commission devrait plutôt tenir lieu de complément à d’autres activités déjà en cours au Rwanda, servir de tribune pour permettre aux victimes de relater leurs souffrances et d’être entendues afin de retrouver leur dignité[67]

 

18.54.      On oublie généralement que dans les Accords d’Arusha, les parties avaient convenu «d’établir une commission internationale pour enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme commises durant la guerre». Cette clause fait partie des points auxquels le gouvernement actuel n’a pas donné suite. Une telle commission pourrait être semblable à la Commission de vérité établie au Salvador, qui est commanditée et dotée en personnel par la communauté internationale, et qui est différente de celle qui a été établie en Afrique du Sud. Mais les règles fondamentales sont comparables et très exigeantes. Tous les auteurs de crimes contre l’humanité ou de génocide doivent d’abord reconnaître personnellement leur culpabilité puis faire une confession publique. Le processus concerne les atteintes aux droits de l’homme commises par toutes les parties. Est-il réaliste de s’attendre à ce que les génocidaires ou les responsables du FPR coopèrent dans ce genre d’exercice?

 

18.55.      Pour l’instant, un petit nombre seulement de responsables du génocide ont reconnu leur culpabilité, mais nombreux sont ceux qui n’ont pas abandonné leur idéologie génocidaire, la plupart continuent de fomenter une guerre pour reprendre le pouvoir et terminer leur «travail», les Hutu prospères de la diaspora ne semblent pas avoir la moindre volonté de restitution et aucun groupe de Hutu n’a présenté d’excuses collectives. À la fin de 1996, phénomène rare, des Hutu ont joint des Tutsi et des Européens lors d’une rencontre à Detmold, en Allemagne. Les deux douzaines de participants étaient tous Chrétiens de confessions différentes, et ils ont tous accepté une part de responsabilité pour le génocide de 1994 et se sont demandé mutuellement pardon. Cependant, il n’y a pas d’étape facile sur le long de la route vers la réconciliation. Bien que l’initiative fut applaudie par certains, plusieurs l’ont condamnée, en particulier à cause de l’hypothèse d’une responsabilité collective par les groupes ethniques en général[68].

 

18.56.      Par ailleurs, parmi ceux qui sont encore au gouvernement, rares sont ceux qui ont admis l’existence d’atteintes majeures aux droits de l’homme commises par le FPR. Certains soldats ont été condamnés et même exécutés pour des actes criminels et le gouvernement ne nie jamais le fait que ces gens ont commis des actes terribles. Pourtant, comme l’a souligné Paul Kagamé, il y a des cas isolés qui ne reflètent pas les politiques gouvernementales. Et bien qu’il affirme ouvertement qu’il est difficile de distinguer les Hutu ordinaires des Hutu génocidaires, Kagamé écarte toutes les accusations de massacres massifs de l’APR comme tentative éhontée de faire équilibre au génocide[69]. Et pourtant, il ne peut y avoir ne serait-ce qu’un début de réconciliation et de guérison nationale sans reconnaissance de culpabilité. Comme nous l’avons affirmé précédemment, la réalité du génocide n’excuse pas les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par ses victimes ou ses représentants. Il n’est pas non plus évident que les modèles de réconciliation aient donné ailleurs les résultats espérés. Il y a eu beaucoup d’expériences similaires et nous ne les connaissons pas toutes. Il y en a eu par exemple au Chili, au Guatemala, au Salvador, en Argentine et en Haïti. On envisage la création d’une commission de Musulmans, Serbes et Croates en Bosnie dont le mandat sera d’écrire l’histoire commune de leur guerre — une tâche peu enviable, comme les Rwandais seront les premiers à le reconnaître. Bien que le contexte soit différent sous plusieurs importants aspects, le peuple du Timor oriental a entamé précisément les mêmes débats que celui du Rwanda[70].

 

18.57.      À cet égard, une étude récente de la Commission pour la vérité et la réconciliation (CVR) en Afrique du Sud ne fait que compliquer le problème. L’auteur se demande si le processus n’a pas en fait élargi le fossé qui sépare les Sud-Africains et conclut qu’il faudra plusieurs générations pour qu’une réconciliation réelle ait lieu[71]. Pourtant, en s’appuyant sur la même étude et sur une comparaison avec d’autres efforts comparables de guérison nationale, un autre auteur affirme que malgré toutes les limitations de la Commission sud-africaine, il semble qu’elle ait donné des résultats plus satisfaisants que toutes les autres tentatives qui ont été faites, en partie parce que ceux qui l’ont conçue avaient tiré des enseignements des erreurs commises auparavant dans d’autres pays[72]. Les Sud-Africains eux-mêmes partagent évidemment ces opinions contradictoires et hautement ambivalentes. Un sondage indique que parmi la population noire, 60 pour cent croient que la CVR a été juste envers toutes les parties, 62 pour cent estiment que son travail a empiré les relations raciales au pays et 80 pour cent croient que son travail va aider les Sud-Africains à vivre ensemble plus harmonieusement[73]. Un analyste a comparé d’une manière fascinante l’Afrique du Sud au Rwanda en disant que la commission de la vérité «illustre le dilemme qu’implique la quête d’une réconciliation sans justice», alors que le Rwanda «illustre le contraire, la quête d’une justice sans réconciliation[74]

 

18.58.      La notion éminemment controversée de l’amnistie au Rwanda suscite aussi beaucoup d’attention, l’idée étant de poursuivre et de punir uniquement les chefs génocidaires. Étudiant le Rwanda depuis longtemps, un chercheur soutient que l’«amnistie pour les ‘soldats’ des génocidaires qui, par centaines de milliers, ont peut-être tué parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, serait salutaire si elle se faisait selon les mêmes critères que ceux de la Commission pour la vérité et la réconciliation [en Afrique du Sud] qui impliquent que les tueurs divulguent leurs actes.» Cette divulgation était la condition sine qua non pour avoir droit à l’amnistie en Afrique du Sud. Les tueurs sont libres, mais leur culpabilité est connue de tous; c’est là l’unique prix qu’ils ont dû payer. Cela a provoqué une grande amertume et des conflits sans fin. L’Archevêque Desmond Tutu l’avait prédit : l’amnistie va «briser le cœur de beaucoup de gens»; et c’est effectivement ce qui s’est produit pour de nombreuses familles qui ont vu les meurtriers de leurs parents remis en liberté. Mais comme l’a déclaré Tutu, «l’amnistie n’a pas été créée pour les gens sans reproches, mais pour les perpétrateurs.» Pour les gens comme Tutu, l’amnistie est une forme de «justice réparatrice qui ne vise pas tant la punition que […] la guérison, l’harmonie et la réconciliation[75].» Mais comme l’a démontré l’étude, l’amnistie n’a apporté rien de tout cela à de nombreux Noirs sud-africains.

 

18.59.      Il faut toutefois voir aussi ce qu’il en est de l’amnistie en pratique. Tout d’abord, qu’est-ce qui inciterait les soldats des ex FAR et des Interahamwe à abandonner la bataille à moins qu’on leur offre la chance de recommencer une nouvelle vie normale? En Afrique du Sud, l’amnistie fut le prix qu’il fallut payer à l’establishment blanc pour qu’il abandonne pacifiquement le pouvoir; peut-on envisager un scénario comparable au Rwanda? Ensuite se pose la question plus pratique concernant la capacité du système de justice de poursuivre tous les suspects actuels, même avec les nouveaux tribunaux gacacas. Là encore, il existe des parallèles sud-africains. Comme la Commission elle-même l’a fait remarquer, «si la transition sud-africaine s’était faite sans un accord d’amnistie, les poursuites criminelles auraient pu être possibles politiquement, mais en pratique, on n’aurait réussi à poursuivre qu’une fraction des responsables d’atteintes graves aux droits de l’homme[76]

 

18.60.      Ces commentaires démontrent la complexité extraordinaire du problème. Il est possible qu’il existe au Rwanda un consensus général sur la nécessité de faire disparaître la culture d’impunité. Mais même l’impunité est une notion relative et il existe aujourd’hui au Rwanda des perceptions radicalement différentes. Les victimes du génocide, en grande majorité Tutsi, perçoivent la situation actuelle comme une impunité constante, puisque peu d’agresseurs ont été jugés et déclarés coupables. D’autres, en majorité Hutu, perçoivent la situation actuelle comme une oppression politique et ethnique puisque des dizaines de milliers de leurs familles sont directement touchées par les détentions, bien qu’ils proclament leur innocence et qu’en tout état de cause, ils devraient être considérés innocents tant que la preuve de leur culpabilité n’a pas été établie. Comment réconcilier ces perceptions contradictoires?

 

18.61.      Comme le souligne un observateur, «le gouvernement semble emprisonné dans un cercle vicieux. Il est perçu par les masses Hutu comme une force d’occupation qui garde le pouvoir au moyen d’arrestations et d’intimidations. Les prisons sont remplies des fils, des frères, des cousins, des neveux ou des pères de la plupart des Hutu rwandais et constituent un rappel constant de ce pouvoir. Mais du point de vue du gouvernement, sans les arrestations et l’intimidation qui en résulte, les masses Hutu risqueraient de se révolter contre le gouvernement minoritaire[77]

 

18.62.      Nous voilà au coeur du sujet. La justice et la réconciliation au Rwanda ne dépendent pas uniquement du système judiciaire. Si d’autres politiques gouvernementales favorisent l’injustice et la division, le meilleur système judiciaire au monde ne peut pas mener à la réconciliation. Si les chefs du Hutu Power incitent les Hutu à la haine, comment peut-il y avoir réconciliation? Peut-il y avoir réconciliation au Rwanda tant que le gouvernement et les génocidaires continueront leur lutte à mort sur le territoire de la RDC? Peut-il y avoir réconciliation tant que le pays est confronté à la misère et au manque d’équipement?

 

18.63.      Le chercheur ougandais Mahmood Mamdani souligne l’ironie de la situation : «Alors que le gouvernement actuel ne cesse de crier sur les toits que ‘nous sommes tous un même peuple, nous sommes tous Rwandais’, je pense que dans toute l’histoire du Rwanda, les Bahutu et les Batutsi n’ont jamais été aussi polarisés — une caractéristique de leur longue et tragique histoire[78].» Il décrit la dichotomie de cette manière : «Après 1994, les Tutsi veulent par-dessus tout la justice et les Hutu veulent par-dessus tout la démocratie. La minorité a peur de la démocratie. La majorité a peur de la justice. La minorité craint que la démocratie ne soit un masque pour terminer un génocide inachevé. La majorité craint que la demande de justice ne soit un complot de la minorité pour usurper le pouvoir à jamais[79].» Il est pourtant évident que tout État digne de ce nom doit offrir à la fois justice et démocratie. Il faut trouver une formule qui offre à la minorité la sécurité qui doit lui être garantie et à la majorité le droit de gouverner. Il s’agit là d’un enjeu pour n’importe quel pays, à plus forte raison pour le Rwanda, étant donné la multitude des autres enjeux auxquels il doit faire face.

 

 

 



[1] Prunier, 342.

[2] Prunier, 343, note 65.

[3] Amnistie Internationale, communiqué de presse, AI INDEX : AFR:47/13/97, 8 avril 1997.

[4] Prunier, 343, note 65.

[5] Des Forges, 286, 642 et 768.

[6] Ibid., 768.

[7] Vu sur «Rwanda: the Betrayal», présenté par Lindsey Hilsum, Channel 4 Television, Grande-Bretagne, 1995.

[8] Daniel Licht, «L’Église protégée des abbés impliquée dans les massacres», Golias, 2 avril 1999.

[9] Ibid.

[10] Entrevue avec Alison Des Forges; EIU Country Report, «Rwanda», 4e trimestre 1999 (Economist Intelligence Unit, 1999), 13; Chris McGreal, «Bishop’s trial puts Church on dock for Rwanda massacre», Guardian Weekly (Londres), 26 août- 1er septembre 1999; Tom Masland, «The Bishop in the Dock», Newsweek, 27 septembre 1999.

[11] Voir les Statuts du TPIY et les Statuts du TPIR qui énoncent spécifiquement que le mandat du TPIY serait élargi pour inclure le Tribunal d’Arusha. Des Forges, 738.

[12] Gourevitch, We wish to Inform you, 253.

[13] Des Forges, 762.

[14] Préambule to the ICTR Statute.

[15] Des Forges, 741.

[16] Amnestie Internationale, «International Criminal Tribunal for Rwanda: Trials and Tribulatiosn», avril 1998.

[17] David J. Scheffer, «US Policy on International Criminal Tribunals», discours devant le Washington College of Law, American University, Washington, DC, 31 mars 1998, 4.

[18] Telfrod Taylor, The Anatomy of the Nuremberg Trial : A Personal Memoir (London : Bloomsburry Publishing Ltd., 1993), annexe.

[19] Voir TPIR, «Fact Sheet No.1 : The Tribunal at a Glance», site web : www.ictr.org/ENGLISH/factsheets.htm

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] TPIR, jugement 96-4-T.

[23] Des Forges, 744.

[24] Pan African News Agency, «Woman Charged with Rape by Rwanda Genocide Tribunal», 13 août 1999.

[25] Filip Reyntjens, «Talking or Fighting: Political Evolution in Rwanda and Burundi, 1998-1999», Current Affairs, 21(1999) : 12-13.

[26] Théoneste Bagosora, L’assassinat du Président Habyarimana ou l’ultime opération du Tutsi pour sa reconquête du pouvoir par la force au Rwanda (Yaounde, Cameroun, 1995).

[27] TPIR, «Le Procureur contre Jean Kambanda», 97-23-S, 4 septembre 1998.

[28] Fondation Hirondelle, «Former Rwandan Militia Leader Gets Life Sentence for Genocide», 6 décembre 1999.

[29] «Rutaganda convicted of genocide and sentenced to life imprisonment», ICTR/INFO 9-2-216en, Arusha, 6 décembre 1999.

[30] Fondation Hirondelle, «Rutaganda's Lawyer to Appeal Rwanda Tribunal Verdict», 6 décembre 1999.

[31] Vandeginste, 7.

[32] «Sealed pact to be disclosed after Prime Minister is sentenced, Registry says», FH Wire Service, 1er septembre 1998.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] TPIR, Avis d’appel, dossier 97-23-S, 7 septembre 1998.

[36] «Former Rwandan Prime Minister sentenced to life for genocide insists upon the lawyer of his choice», FH Wire Service, 14 octobre 1998.

[37] Ibid.

[38] Fondation Hirondelle, «Former Rwandan Prime Minister Pleads Guilty Before UN Court, Background», 21 août 1998.

[39] Entrevues avec Carol Off, journaliste canadienne qui publiera sous peu un ouvrage sur Arusha; «Former Prime Minister wants to retract guilty plea», FH Wire Service, 6 janvier 2000; «Defence Attorneys critical of Jean Kambanda’s guilty plea before the ICTR», communiqué de presse, 4 mai 1998.

[40] Vandeginste, 9.

[41] Voir Amnistie Internationale, «Rwanda: The hidden violence: ‘disappearances’ and killings continue», 23 juin 1998, AI INDEX: AFR47/23/98.

[42] Amnistie Internationale, communiqué de presse, AI INDEX: AFR:47/13/97, 8 avril 1997.

[43] La nouvelle loi a été adoptée le 30 août 1996. Des Forges, 750.

[44] Loi organique no 8/96, 30 août 1996. Publiée dans la Gazette de la République du Rwanda, 35e année, no 17, 1er septembre 1996.

[45] Rapport préparé pour le GIEP par la Commission de l’unité nationale et de la réconciliation du Rwanda, «Some efforts made by the Government to build a new society based on national unity and reconciliation», février 2000.

[46] Des Forges, 753; voir également Reyntjens, «Talking or Fighting?», 11.

[47] Office national du film du Canada, «Chronicle of a genocide foretold», The Rwanda Series, vol. 3, 1996.

[48] Amnistie Internationale, «Rwanda:The Troubled Course of Justice», 26 avril 2000.

[49] Vandeginste, 11.

[50] Reyntjens, «Talking or Fighting?» 11.

[51] Reyntjens, «Talking or Fighting?» 11.

[52] Des Forges, 757.

[53] Des Forges, 754.

[54] Ibid.

[55] Des Forges, 761.

[56] Des Forges, 757; voir également Avocats Sans Frontières, «Justice for All in Rwanda, Annual Report 1998», sur le site web http://www.asf.be/frans/archives/e_rwanda98.htm

[57] Vandeginste, 14.

[58] Ibid., 11-12.

[59] Des Forges, 750.

[60] Ibid., 761.

[61] Ibid.

[62] Voir John Pendergast et David Smock, «Postgenocidal Reconstruction: Building Peace in Rwanda and Burundi», rapport spécial pour le United States Institute of Peace, Washington, DC, 15 septembre 1999, 17.

[63] Vandeginste, 14-16.

[64] Amnistie Internationale, «Rwanda: The Troubled Course of Justice», 26 avril 2000.

[65] Vandeginste, 28.

[66] Ibid.

[67] Ibid., 15.

[68] Entrevue avec un informateur crédible.

[69] John Pomfret, «Rwandans led revolt in Congo; Defence Minsiter says arms, troops, supplied for anti-Mobutu drive», Washington Post, 9 juillet 1997.

[70] Susan Lynne Tillou, UN Transitional Adminsitration in East Timor, «The Path to justice in East Timor», Toronto Star, 16 mars 2000.

[71] Martin Meredith, Coming to terms: South Africa’s search for truth (New York, 1999).

[72] Tina Rosenberg, «Afterword: Confronting the painful past», dans Ibid., ix.

[73] Meredith, 318-319.

[74] Mahmood Mamdani, «Reconcilation without justice», Southern African Review of Books, novembre-décembre 1996, 3-5.

[75] Meredith, 112, 318, 319.

[76] Ibid, 321.

[77] Tony Waters, «Conventional wisdom and Rwanda’s genocide: An opinion», African Studies Quarterly, tiré de «Relief Web», 9 décembre 1997, 4.

[78] Mahmood Mamdani, «From conquest to consent on the basis of state formation: Reflections on Rwanda», New Left Review, 216 (1996): 3-36.

[79] Ibid.