CHAPITRE
15
LE MONDE DURANT LE GÉNOCIDE : L’ONU,
LA BELGIQUE, LA FRANCE ET L’OUA
15.1.
Comme nous l’avons déjà mentionné, le bilan des Nations Unies et du Conseil
de sécurité est peu enviable dans les mois qui ont précédé le génocide. Nous nous devons malheureusement
d’ajouter que leur réaction après l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana
le 6 avril ne contribue aucunement à redorer le blason ni de l’un ni de l’autre.
15.2.
Dans les heures qui suivirent l’accident, le général Roméo Dallaire, commandant
militaire de la MINUAR, envoya à New York un câble disant : «Donnez-moi les
moyens et je pourrai faire davantage[1].»
Selon un spécialiste des affaires africaines au Pentagone, Dallaire «comprit bien
avant tout le monde ce qui était en train de se produire. Je crois qu’il aurait
joué un rôle positif plus actif et peut-être décisif si on lui avait donné l’autorité
pour le faire[2].»
Le Secrétariat savait fort bien que l’équipement dont la MINUAR disposait suffisait
à peine à lui permettre de jouer un rôle minimal, encore moins de mener une intervention
plus étendue. Presque immédiatement après le début du conflit, Dallaire et Booh-Booh
résumèrent leur piètre situation logistique. La plupart des unités avaient de
l’eau et des vivres pour deux jours à peine et du carburant pour trois jours;
dans plusieurs cas, c’était moins. Le manque d’armes légères et de munitions était
criant dans toutes les unités.
15.3.
La MINUAR n’allait recevoir ni autorité nouvelle ni nouveaux approvisionnements.
Dallaire résume en ces termes la réaction du Département des opérations de maintien
de la paix (DOMP) à la requête selon laquelle les moyens pour faire mieux devraient
lui être octroyés : «Personne à New York ne s’y était intéressé[3].»
Tragiquement pour le Rwanda, la situation n’a jamais intéressé personne parmi
ceux qui comptaient.
15.4.
Le lendemain matin, sachant qu’elle était recherchée par les extrémistes Hutu,
la Première ministre Agathe Uwilingiyimana s’enfuit de sa résidence de Kigali
et chercha refuge dans un camp de l’ONU situé près de chez elle. Dallaire téléphona
immédiatement à Iqbal Riza à New York, l’informant qu’il serait peut-être nécessaire
d’utiliser la force pour sauver la Première ministre. «Riza se contenta de confirmer
les règles d’engagement : les soldats de la MINUAR ne devaient utiliser leurs
armes que s’ils étaient attaqués[4].»
Les assassins avaient donc carte blanche; tant qu’ils n’attaquaient pas directement
les Casques Bleus, ils pouvaient tuer qui ils voulaient. Environ 40 minutes
après l’appel de Dallaire à Riza, des soldats rwandais entraient dans le campement
de l’ONU, trouvaient la Première ministre et l’abattaient sur place.
15.5.
Nous devons souligner une exception à l’application rigide du mandat imposé
par New York aux forces de la MINUAR. Quel que fût leur rôle au sein du Conseil
de sécurité, la France et les États-Unis ne se faisaient aucune illusion sur la
situation réelle au Rwanda, comme ils le montrèrent immédiatement après l’attaque
de l’avion présidentiel. Comme l’a dit plus tard le général Christian Quesnot,
alors chef des affaires militaires auprès du Président de la France, dans son
témoignage devant la Commission parlementaire d’enquête : «Les dirigeants
politiques autant que militaires comprirent immédiatement que nous nous dirigions
dès lors vers un massacre d’une ampleur jamais vue auparavant[5].»
15.6.
La France et les États-Unis, suivis de la Belgique et de l’Italie, entreprirent
immédiatement de mettre sur pied un plan d’évacuation de leurs ressortissants.
Le 9 avril, un câble en provenance de Kofi Annan et signé par Iqbal Riza
ordonnait à Dallaire de «coopérer avec les commandants français et belges pour
faciliter l’évacuation de leurs ressortissants et d’autres résidants étrangers
demandant à être évacués [...] Vous devez prendre toutes les mesures nécessaires
pour ne pas compromettre votre impartialité ni outrepasser votre mandat, mais
vous avez la discrétion de le faire si cela s’avère essentiel pour permettre l’évacuation
des ressortissants étrangers. Ceci ne comprend pas, je répète ne comprend pas,
la participation aux combats, sauf en cas d’auto-défense[6].»
15.7.
Seuls la Commission Carlsson et notre Groupe ont eu l’autorisation
d’étudier les dossiers confidentiels des Nations Unies se rapportant à cette période.
Dans la mesure où nos deux enquêtes ont permis de le constater, ce fut la seule
occasion pendant toute la durée de la mission de la MINUAR où Dallaire fut autorisé
de quelque manière à utiliser sa discrétion «d’agir hors des limites de son mandat»
et l’objet de cette exception ne peut être plus clair : «[...] si cela s’avère
essentiel pour permettre l’évacuation des ressortissants étrangers.» Cette latitude
ne lui fut jamais accordée pour la protection de citoyens rwandais. Le Secrétariat
ne savait que trop que les États-Unis, surtout, ne donneraient jamais leur accord
à une intervention armée des forces de l’ONU à cette fin. Mais il savait également
que tous les gouvernements occidentaux accepteraient — même exigeraient —
l’autorisation pour les Casques Bleus de franchir ces limites afin d’assurer le
sauvetage des expatriés. Des millions de spectateurs à travers le monde ont vu
les documentaires télévisés montrant des soldats occidentaux escortant des Blancs
vers la sécurité au milieu de foules de Rwandais qui allaient bientôt être massacrés[7]. Nous condamnons
ces pays et ces bureaucrates de l’ONU coupables d’avoir pratiqué de façon flagrante
deux poids, deux mesures.
15.8.
Il est tout aussi important de souligner ce qui ne s’est pas produit durant
ces quelques premiers jours. Tout à coup, quelque 1 500 soldats français,
belges et italiens, bien entraînés et bien armés, firent leur apparition dans
les rues de Kigali (les Américains avaient aussi des troupes à 20 minutes
seulement de distance, à Bujumbura). Ce sont ces troupes européennes que les soldats
de la MINUAR avaient reçu l’ordre d’aider pour évacuer les ressortissants. Pourtant,
ces soldats ne reçurent jamais l’ordre de quitter l’aéroport pour se joindre aux
forces de la MINUAR afin de protéger la vie des Rwandais. Dès que l’évacuation
des ressortissants fut complétée, les troupes disparurent, laissant la MINUAR
et le peuple rwandais encore une fois isolés.
15.9.
Comme nous le verrons bientôt, le lendemain de l’accident, les soldats du
gouvernement battirent et tuèrent dix Casques Bleus belges désarmés. Les politiciens
belges paniquèrent et rappelèrent immédiatement le reste de leurs troupes. Comme
les Belges constituaient le tiers des 1 260 militaires de la MINUAR,
ce fut un désastre que Dallaire qualifia de «coup terrible pour la mission[8].»
Il fit également valoir clairement un point que nous avons déjà souligné :
outre l’aberration que constitue l’assassinat des soldats belges, délibérément
ciblés par les extrémistes Hutu pour des raisons stratégiques, il suffisait d’un
petit nombre de Casques Bleus pour protéger un grand nombre de civils rwandais.
Dès le 8 avril, Dallaire informa New York que «les camps de la MINUAR abritent
des civils terrifiés par une campagne brutale de terreur et de purification ethnique[9].»
Le gouvernement belge resta impassible. Il décida que l’humiliation serait au
moins atténuée si elle était partagée et il entreprit de faire campagne auprès
des membres du Conseil de sécurité pour que la MINUAR soit entièrement dissoute.
15.10.
Le DOMP répondit en présentant deux nouvelles options au Conseil de sécurité :
garder la MINUAR sur place, sans le contingent belge, pour une période supplémentaire
de trois semaines, ou rappeler immédiatement la MINUAR et ne laisser sur place
qu’une présence symbolique des Nations Unies. La première option était conditionnelle
à ce qu’il y ait un cessez-le-feu réel, les deux parties acceptant d’assurer la
loi et l’ordre ainsi que la protection des civils dans les secteurs sous leur
contrôle. Les belligérants devaient être informés que s’ils ne parvenaient pas
à un accord avant le début de mai, la MINUAR serait retirée du pays. Ces propositions
furent faites le 13 avril. Le génocide venait de commencer le 12 avril; les leaders
des génocidaires venaient d’annoncer que tout Hutu digne de ce nom devait maintenant
se rallier à la campagne d’extermination complète des Tutsi du Rwanda. Malgré
cela, les Nations Unies semblaient continuer de croire que les dirigeants extrémistes
Hutu craindraient tant le retrait de la MINUAR qu’ils se conformeraient aux exigences
de l’ONU. C’était comme si New York n’avait jamais voulu comprendre les réalités
les plus fondamentales de la situation au Rwanda.
15.11.
De toute
évidence, certains membres des Nations Unies avaient compris. Le 13 avril
également, le Nigeria, membre temporairement du Conseil de sécurité, soumit une
proposition de résolution au nom du caucus des pays non-alignés des Nations Unies
demandant le renforcement de la MINUAR et un élargissement de son mandat. De l’avis
de notre Groupe, il semble qu’il s’agissait là de la réaction la plus évidente
et la plus appropriée aux événements qui se déroulaient alors au Rwanda. Le Nigeria
fit également valoir que les inquiétudes du Conseil de sécurité ne devaient pas
se limiter à la sécurité des étrangers, mais inclure aussi la protection des civils
rwandais. Cette approche ne sembla jamais prise au sérieux. Quand les ambassadeurs
occidentaux se mirent à demander un consensus, même le Nigeria se rendit compte
que sa proposition était une cause perdue et il la retira[10].
Boutros-Ghali préférait la première option proposée par le DOMP, mais il entendait
se tourner vers la seconde si la situation ne progressait pas. Le représentant
britannique prit la tête du groupe en appuyant la proposition belge de retrait
complet de la MINUAR[11].
L’administration Clinton fit valoir que les opérations de maintien de la paix
n’avaient pas de rôle utile à jouer au Rwanda dans les circonstances; autrement
dit, la MINUAR ne pouvait être efficace, parce que la rendre efficace aurait impliqué
des risques réels. La nature extrême de cette position fit qu’elle fut abandonnée,
même par ceux qui étaient d’accord en principe, et la Grande-Bretagne comme les
États-Unis se rallièrent à la proposition de maintenir une présence symbolique
des Nations Unies.
15.12.
Mis à part l’échec absolu
des puissances mondiales à placer les intérêts du peuple rwandais avant leurs
propres intérêts politiques, l’aspect le plus significatif de ces propositions
avait trait au fait qu’elles ne faisaient aucunement mention des massacres en
cours, déjà connus de tous à l’époque. Instinctivement, on tenait pour acquis
que ces massacres étaient un sous-produit de la guerre. On croyait qu’en laissant
les Nations Unies, partie neutre, mettre fin à la guerre, le massacre des innocents
prendrait fin. Ceux qui étaient sur place comprenaient et tentaient de faire valoir
une réalité différente : c’était un vrai génocide, sans lien aucun avec la
guerre. Il fallait pour les Tutsi que le génocide prenne fin, quelle que fût l’issue
de la guerre.
15.13.
Mais les grandes puissances,
États-Unis en tête, refusaient d’utiliser le mot génocide, encore moins de convenir
que c’était exactement ce dont il s’agissait, ni même de comprendre que les massacres
étaient un événement en soi. Au lieu de cela, la principale préoccupation du Conseil
de sécurité tout au long du conflit fut de conclure un cessez-le-feu immédiat
dans la guerre entre le FPR et le gouvernement qui avait succédé à Habyarimana
et de ramener les parties à la table de négociation. Nous pouvons nous estimer
heureux que cette exigence à courte vue n’ait jamais été acceptée, sans quoi un
cessez-le-feu aurait tout simplement permis aux génocidaires de continuer le massacre
des Tutsi sans avoir à s’inquiéter de l’avance des forces du FPR.
15.14.
Le 17 avril, Dallaire envoya
au général Baril un câble l’informant que, de plus en plus démoralisées, les troupes
de la MINUAR non seulement ne protégeaient plus les civils, mais les remettaient
entre les mains des génocidaires sans combattre. On sait également que plusieurs
personnes — dont Joseph Kavaruganda, ancien juge en chef, Boniface Ngulinzira,
ancien ministre des Affaires étrangères et Landoald Ndasingwa, ministre du Travail
et des Affaires sociales — furent abandonnées par les soldats de la MINUAR
et brutalement assassinées, le dernier avec sa mère, sa femme et deux de ses enfants[12].
Le 21 avril, dix jours après le début du génocide, le Conseil de sécurité adopta
une résolution dans laquelle les membres se disaient «consternés par l’étendue
de la violence au Rwanda, qui a entraîné la mort de centaines de milliers de civils
innocents, dont des femmes et des enfants [...]» avant de voter à l’unanimité
la réduction de la MINUAR à une force symbolique de 270 hommes et de limiter son
mandat en conséquence. Heureusement, Dallaire «tarda» à donner suite à la résolution
et parvint à conserver environ 450 hommes[13].
15.15.
Les grandes puissances
étaient peut-être consternées, mais elles n’en ont pas moins refusé de s’engager.
Selon James Wood, à l’époque affecté depuis huit ans au Pentagone à titre de sous-secrétaire
d’État aux Affaires africaines, le gouvernement américain savait, «entre 10 et
14 jours» après le crash, que les massacres avaient été «prémédités, soigneusement
planifiés et exécutés selon les plans avec la complicité totale du gouvernement
rwandais alors en place[14].»
Après tout, il incombait aux «gens qui suivent ces affaires de près, à l’État-major
interarmées, aux services de renseignements de la Défense ou au bureau du secrétaire
de la Défense[15]»
de savoir ces choses.
15.16.
Il n’y avait aucun problème
de manque d’information aux États-Unis. Human Rights Watch et le US Committee
for Refugees, qui obtenaient leurs renseignements directement du Rwanda, ont tenu
régulièrement des points de presse et publié des mises à jour sur le cours des
événements. Le fait qu’il s’agissait d’un génocide ne faisait plus aucun doute
quand, deux semaines plus tard, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR)
estima qu’il y avait déjà probablement des centaines de milliers de morts et que
l’ampleur de la tragédie humaine dépassait de loin tout ce dont il avait été témoin.
Parallèlement, la stratégie du Conseil de sécurité menée par les États-Unis fut
condamnée pour son irrationalité. Par exemple, Human Rights Watch se hâta de rappeler
aux Nations Unies que «l’objectif des autorités n’était pas de maintenir la paix»
à Kigali et qu’un «cessez-le-feu entre des parties en guerre serait largement
inadéquat compte tenu des carnages de non-combattants perpétrés aux quatre coins
du Rwanda […] par l’armée et les milices[16].»
15.17.
James Wood, l’ex-spécialiste
des affaires africaines au Pentagone, croit que «le principal problème à l’époque
était l’absence de leadership, ce qui était délibéré et calculé parce que tant
en Europe qu’à New York ou à Washington, les décideurs politiques ne voulaient
pas faire face à la situation. Ils ne voulaient pas admettre ce qui se passait,
ni qu’ils savaient ce qui se passait, parce qu’ils ne voulaient pas porter la
responsabilité de l’organisation d’une mission humanitaire — probablement
dangereuse — pour contrer un génocide [...] Je crois que tout cela [faire
comme si ce n’était pas un génocide] n’était qu’un écran de fumée pour escamoter
une politique déterminée d’avance : ‘N’intervenons pas dans ce désastre;
laissons les Africains s’en charger eux-mêmes’[17].»
15.18.
Mais le Rwanda n’allait
pas disparaître si facilement de l’actualité. Les histoires d’horreur se
multipliaient de jour en jour et ne pouvaient plus être ignorées. À la fin
d’avril, on signalait que plus de 200 000 personnes avaient déjà été
tuées. Le 28 avril, l’ambassadeur du Nigeria reconnaissait ce que tout le
monde hors des circuits diplomatiques savait déjà : on consacrait beaucoup
trop d’efforts aux négociations de cessez-le-feu et pas suffisamment à la prévention
d’autres massacres.
15.19.
Pourtant, sur le terrain,
le personnel des Nations Unies continuait de prétendre que l’ONU était «neutre»
au Rwanda, une attitude qui lui permettait ostensiblement de jouer le rôle d’intermédiaire
honnête tentant de négocier un cessez-le-feu. Le Représentant spécial Jacques-Roger
Booh-Booh refusait de critiquer le gouvernement intérimaire, alors même que ses
principaux membres incitaient activement la population au génocide; à l’inverse,
si l’une des parties faisait l’objet de critiques, il s’employait scrupuleusement
à rééquilibrer la situation en critiquant l’autre partie. Nous regrettons profondément
que Booh-Booh n’ait pas insisté et qu’il ait échoué à faire comprendre à New York
que les génocidaires devaient être amenés à assumer leurs agissements haineux.
Même à la fin d’avril et au début de mai, les points de presse quotidiens donnés
à Nairobi par les représentants de l’ONU continuaient de rappeler que les Nations
Unies devaient être «perçues comme neutres» ou que «nous ne devons pas donner
l’impression de prendre parti pour l’un ou l’autre camp[18].»
15.20.
Quelques années après,
dans un rapport sur l’échec de l’enclave de Srebrenica en Bosnie en 1995, le Secrétaire
général Kofi Annan écrivit que l’une des questions majeures soulevées au cours
de ces terribles circonstances était une idéologie institutionnelle d’impartialité
[de la part de l’ONU] même lorsqu’elle était en présence d’une tentative de génocide
[…] Certainement des erreurs de jugement étaient commises [par l’ONU] […] erreurs
qui trouvaient leurs racines dans une philosophie d’impartialité et de non-violence
totalement incompatible avec le conflit en Bosnie. En effet, conclut-il, négocier
pendant la guerre avec «les architectes et exécuteurs de la tentative de génocide
en Bosnie […] équivalait à un apaisement[19].»
15.21.
Pour le Rwanda en 1994,
il fallut attendre jusqu’à la fin d’avril avant que Boutros-Ghali ne réalise à
quel point sa position était peu judicieuse. La Commission Carlsson critique sa
passivité jusqu’à ce moment. «Le Secrétaire général peut avoir une influence marquante
sur les décisions prises par le Conseil de sécurité, et a la capacité de mobiliser
la volonté politique des États membres autour des grandes questions à l’ordre
du jour. Boutros-Ghali était absent de New York durant la plus grande partie du
génocide. La Commission comprend que le Secrétaire général ne peut être présent
à toutes les réunions du Conseil de sécurité. Les archives montrent toutefois
des communications quasi-quotidiennes informant le Secrétaire général du déroulement
des événements à Kigali et au siège de l’Organisation relativement au Rwanda,
avec parfois des réponses et des commentaires du Secrétaire général. La Commission
conclut que le Secrétaire général était tenu informé des principaux développements
au Rwanda. Toutefois, le rôle du Secrétaire général face au Conseil dans de véritables
situations de crise comme celle du génocide rwandais ne peut que dans une faible
mesure être joué à distance. Sans des contacts personnels directs entre le Secrétaire
général et l’ensemble du Conseil de sécurité ou chacun de ses membres, l’influence
du Secrétaire général sur le processus de prise de décision ne peut être aussi
efficace ni aussi forte que s’il était présent[20].»
15.22.
Finalement, un peu plus
d’une semaine après la décision du Conseil de sécurité de réduire la MINUAR, Boutros-Ghali
se fit abruptement l’avocat d’une intervention plus musclée des Nations Unies.
Il avait finalement compris que la priorité n’était pas d’agir à titre de médiateur
neutre dans une guerre civile, mais de mettre un terme aux massacres de civils.
Il n’était toutefois pas encore prêt à admettre la réalité d’un génocide délibérément
planifié et exécuté. Au contraire, jusqu’à la fin d’avril, Boutros-Ghali continua
d’affirmer que les massacres étaient la conséquence de violences déraisonnées
mais probablement inévitables entre deux groupes ethniques se détestant profondément.
Ce fut une approche particulièrement malheureuse de la part du Secrétaire général
puisqu’elle venait renforcer l’argument principal des génocidaires, à savoir que
la crise découlait d’animosités ethniques historiques plutôt que d’assassinats
massifs organisés[21].
15.23.
Malgré cela, des vies pouvaient
encore être sauvées et le Secrétaire général poussa le Conseil de sécurité à reconsidérer
sa décision de rester militairement passif et politiquement neutre. Le Conseil
n’était toutefois pas pressé d’agir. Malgré ce qui se passait au Rwanda, il semble
que le Conseil avait besoin d’autres pourparlers et d’autres documents. À chaque
occasion, comme nous l’avons vu plus tôt, l’ambassadrice des États-Unis Madeleine
Albright s’empressait de dresser des obstacles sur la voie d’une décision rapide
en vue d’une action efficace. Finalement, le 17 mai, le Conseil de sécurité
accepta la mise sur pied de la MINUAR II avec 5 500 hommes et un mandat
Chapitre 7 lui permettant d’avoir recours à la force nécessaire pour mener
sa mission à bien.
15.24.
La résolution imposait
un embargo sur les armes à destination du Rwanda, décision à laquelle s’opposa
l’envoyé du gouvernement génocidaire qui représentait toujours le Rwanda au Conseil
de sécurité. Le fait que le Hutu Power siège au Conseil de sécurité a offensé
un grand nombre de personnes tout au long du génocide, mais cette situation a
perduré jusqu’aux derniers jours de la guerre, quand l’armée du FPR a chassé le
gouvernement du pays. Le lendemain de l’accord donnant naissance à la MINUAR II,
Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, accompagné de Jean-Bosco
Barayagwiza, chef du parti génocidaire CDR, prit la place réservé au Rwanda au
Conseil de sécurité. Dans un discours raciste et enflammé, Bicamumpaka tenta de
justifier le génocide, prétendit que des centaines de milliers de Hutu avaient
été assassinés par le FPR. Une minorité seulement des membres du Conseil dénoncèrent
le ministre et le gouvernement au nom duquel il avait pris la parole[22].
Au cours des mois pendant lesquels son gouvernement présida au génocide, l’ambassadeur
rwandais ne fut jamais empêché de voter, pas même sur les questions touchant directement
son pays[23].
C’est cet incident humiliant qui entraîna la Commission Carlsson à recommander
que l’on étudie «plus à fond la possibilité de suspendre la participation des
représentants d’un État membre au Conseil de sécurité dans des circonstances aussi
exceptionnelles que celles de la crise au Rwanda[24].»
15.25.
Désormais, la MINUAR II
existait, apparemment une victoire du bon sens. Mais elle n’existait que sur papier.
Rien n’avait changé, comme ceux du milieu l’avaient prédit. «Il ne se produira
absolument rien. C’est un beau document, mais qui a bien peu de chance d’être
mis en application [...] Les États membres n’accorderont pas les ressources permettant
de réaliser ce plan[25].»
Deux semaines après la résolution créant la MINUAR II, Boutros-Ghali présenta
son rapport au Conseil de sécurité. Il avait envoyé une mission d’observation
au Rwanda et ses observations l’avaient passablement ébranlé. Le rapport contenait
une description précise des horreurs des sept semaines précédentes qui faisait
état d’une «frénésie de massacres» et estimait entre 250 000 et 500 000
le nombre de personnes ayant déjà trouvé la mort. De manière significative, il
déclara que les massacres et les tueries avaient été systématiques et qu’il n’y
avait que «peu de doute» que la situation constituait un génocide[26].
15.26.
Les conclusions du Secrétaire
général étaient très dures : «Le temps mis par la communauté internationale
à réagir au génocide rwandais montre son incapacité à répondre rapidement par
une action prompte et décisive aux crises humanitaires entrelacées avec un conflit
armé. Ayant rapidement ramené la MINUAR à une présence symbolique sur le terrain
parce que son mandat initial ne lui permettait pas d’intervenir au moment où le
carnage commençait, la communauté internationale semble paralysée à réagir près
de deux mois plus tard, et même au nouveau mandat établi par le Conseil de sécurité.
Nous devons admettre qu’à cet égard, nous avons failli dans notre réponse à l’agonie
du Rwanda, et que nous avons, ce faisant, acquiescé à la perte continue de vies
humaines[27].»
15.27.
Boutros-Ghali recommanda
que les deux tâches principales de la MINUAR II soient de protéger les civils
menacés et d’assurer la sécurité des missions d’aide humanitaire. Une semaine
plus tard — trois semaines entières après l’établissement de la MINUAR II
et après qu’une série d’obstacles dressés par les Américains eurent été surmontés —
le Conseil de sécurité endossa finalement ces objectifs et appela instamment les
États membres à répondre rapidement à la demande de ressources lancée par le Secrétaire
général. Même à ce stade, une majorité de membres du Conseil, avec l’ambassadrice
des États-Unis Madeleine Albright en tête, continuait de refuser de reconnaître
dans le drame du Rwanda un génocide, par crainte des obligations juridiques découlant
de la Convention sur le génocide qui leur imposait de prendre des mesures efficaces
une fois l’existence d’un génocide reconnue.
15.28.
De plus, encore une fois
grâce aux États-Unis, il y eut un nouveau délai extraordinaire. Cette fois-ci,
ce fut une question d’argent. L’administration Clinton avait promis de fournir
à la MINUAR 50 véhicules blindés de transport de troupes qui, selon Dallaire,
pouvaient jouer un rôle important dans la libération des civils encerclés. Washington
décida de négocier avec l’ONU les conditions de location des véhicules et de les
négocier à partir d’une position de force. Avant d’autoriser l’envoi des véhicules
blindés au Rwanda, la nation la plus riche du monde augmenta l’estimation de coût
initiale de moitié et exigea ensuite que les Nations Unies (envers qui les États-Unis
avaient déjà une dette énorme) assument le coût du retour des véhicules à leur
base en Allemagne. Le coût global de l’exercice était évalué à 15 millions
de dollars américains.
15.29.
Ce n’était pas tout. Une
fois que l’administration eut accepté en principe de fournir les véhicules «au
lieu d’assurer le leadership de l’opération à travers la bureaucratie du Pentagone
afin de rendre les véhicules à destination le plus rapidement possible, l’affaire
se déroula de la manière la plus lente et la plus tortueuse, de sorte que lorsque
les véhicules furent enfin prêts à être envoyés au Rwanda, tout était fini. Il
aurait été trop tard de toute façon [...] ils [les bureaucrates] s’enfermèrent
dans des questions sans fin sur la terminologie de contrat, le type de lettrage
à appliquer sur les véhicules [...] la couleur [...] et toutes sortes d’autres
détails. Toutes ces choses peuvent être résolues en une ou deux rencontres [...]
ou vous pouvez les laisser s’étirer sur des mois, ce qui est exactement ce qui
s’est produit. Le temps qu’il faudrait [...] pour les mettre en route devint presque
un sujet de plaisanteries. Pour moi, la situation démontrait clairement l’absence
totale d’intérêt de nos [les États-Unis] décideurs, dans cette situation, à soutenir
l’ONU dans son intervention[28].»
15.30.
Les véhicules de transport
de troupes arrivèrent finalement en Ouganda le 23 juin et y restèrent. Aucun
véhicule n’était encore entré au Rwanda quand le FPR a gagné la guerre et que
le génocide a pris fin, le 17 juillet.
15.31.
Le fait qu’on ait été incapable
de trouver à transporter un contingent éthiopien entièrement équipé, entraîné
et disponible pour servir au sein de la MINUAR II est tout aussi inquiétant.
Aucune des puissances occidentales qui avaient immédiatement envoyé des avions
pour rapatrier leurs ressortissants après la mort du Président Habyarimana n’était
en mesure d’apporter son aide. Le 25 mai, le gouvernement éthiopien s’était
formellement engagé à fournir 800 soldats; on ne put leur trouver un transport
avant la mi-août, plus d’un mois après la fin du génocide[29].
15.32.
En fait, aucun soldat rattaché
à la MINUAR II — seule intervention positive du Conseil de sécurité
durant tout le génocide — ne mit le pied au Rwanda avant que la victoire
militaire du FPR ne mette un terme aux massacres. Du début à la fin, le bilan
de l’ONU dans l’affaire du Rwanda a été incroyablement déconcertant. Le peuple
et le gouvernement du Rwanda considèrent qu’ils ont été trahis par la communauté
internationale et nous sommes d’accord avec eux. Qui sont les responsables? La
Commission Carlsson s’est surtout penchée sur le Secrétariat et lui attribue la
plus grande part de responsabilité, en particulier au Secrétaire général et au
Département des opérations de maintien de la paix sous Kofi Annan. Comme Dallaire
l’a rappelé par la suite : «Soixante-dix pour cent de mon temps et de celui
de mon État-major était consacré à une bataille administrative dans le cadre de
la structure administrative et logistique quelque peu constipée des Nations Unies[30].»
15.33.
D’autres sont profondément
en désaccord et considèrent qu’on cherche un «bouc émissaire» en blâmant les services
civils de l’ONU. Chose intéressante, ce groupe comprend entre autres le général
Dallaire. Pour lui, le principal coupable n’est pas le Conseil de sécurité, mais
plutôt certains membres de ce Conseil. «Les coupables sont principalement les
puissances mondiales», a-t-il indiqué à notre Groupe. «Dans leur propre intérêt,
ils avaient déjà décidé que le Rwanda était sans importance. Dans les faits, il
y a le Secrétariat des Nations Unis, le Secrétaire général et le Conseil de sécurité,
mais dans mon esprit, il y a quelque chose au-dessus de tout cela. Il y a quelque
chose au-dessus du Conseil de sécurité. Il y a une rencontre de puissances qui
ont les mêmes opinions et qui prennent leurs décisions avant même que le Conseil
de sécurité soit saisi d’une question. Ces pays avaient plus de sources d’information
que moi sur le terrain et ils savaient exactement ce qui se passait au Rwanda[31].»
15.34.
Il apparaît sans doute
déjà clairement au lecteur que le personnel du Secrétariat des Nations Unies fut
bien autre chose qu’un groupe de fonctionnaires exécutant les souhaits de leurs
maîtres politiques au sein du Conseil de sécurité. À plusieurs reprises, ils imposèrent
à la MINUAR les contraintes les plus étroites, lui refusant la plus élémentaire
flexibilité alors même que des vies étaient directement menacées. La seule exception
à cette règle fut au moment où les vies menacées étaient celles d’expatriés qu’on
évacua frénétiquement du pays après le 6 avril.
15.35.
Le Secrétariat n’a pas
exercé son droit d’intervenir devant le Conseil de sécurité en tentant de persuader
les membres du besoin urgent de prendre des mesures actives. En fait, les membres
non permanents du Conseil étaient parfois laissés dans l’ignorance la plus complète.
Par exemple, l’ambassadeur tchèque à l’époque se plaignit du fait que «le secrétariat
ne nous donnait pas toute l’information. Il en savait davantage que ce qu’il disait
et les membres comme nous ne pouvaient établir s’il s’agissait vraiment d’une
guerre civile ou d’un génocide[32].»
Leur bilan à cet égard est une tache honteuse au dossier des Nations Unis et au
leur, comme le Secrétaire général Kofi Annan, successeur de Boutros-Ghali, le
reconnut dans sa réponse au rapport de la Commission Carlsson : «J'accepte
pleinement leurs conclusions, y compris celles qui mettent en cause certains membres
du Secrétariat de l'Organisation, dont moi-même[33].»
15.36.
Quelles sont les conclusions
acceptées par Annan, cela n’apparaît pas clairement. Environ 18 mois plus
tôt, comme le Président Clinton, il s’était rendu à Kigali et avait lui aussi
présenté des excuses, affirmant qu’«aux heures les plus sombres de son histoire,
le monde a abandonné le peuple du Rwanda [...] Nous tous qui nous préoccupons
du Rwanda, qui avons été témoins de ses souffrances, nous aurions voulu pouvoir
prévenir le génocide[34].»
L’explication du Secrétaire général était remarquablement similaire à celle du
Président des États-Unis. «Lorsque nous regardons en arrière», dit-il devant le
Parlement rwandais, «nous voyons les signes que nous n’avons alors pas su reconnaître.
Nous savons maintenant que ce que nous avons fait n’était pas suffisant, pas suffisant
pour protéger le Rwanda contre lui-même[35].»
Les parlementaires rwandais, qui n’avaient quant à eux aucun doute sur le fait
que ces signes étaient connus, étaient furieux contre de tels propos du Secrétaire.
15.37.
Par ailleurs, les acteurs
des événements de 1994 ne partagent pas tous le sentiment de contrition d’Annan.
Iqbal Riza, commandant adjoint du DOMP et à l’époque chef d’État-major des opérations
de maintien de la paix, continue de rejeter toute responsabilité pour la tragédie
rwandaise. Bien sûr, il regrette la tragédie et reconnaît qu’une initiative plus
rigoureuse de l’ONU à l’époque aurait pu sauver des vies humaines. Mais il insiste :
«Avec tout le respect que je dois aux morts, les responsables de cette tragédie
sont ceux qui ont planifié les massacres. Ce sont eux qui sont responsables de
ces morts[36].»
C’est pourtant ce même Riza qui refusa unilatéralement l’autorisation sollicitée
par Dallaire le 11 janvier de confisquer une cache d’armes et qui lui ordonna
plutôt d’en informer Habyarimana. Trois ans plus tard, il expliqua à un journaliste
de télévision pourquoi il n’avait pas pris au sérieux la déclaration d’un informateur
selon laquelle il existait un plan en vue d’éliminer tous les Tutsi de Kigali.
«Écoutez, les cycles de violence au Rwanda se répètent depuis 1960 — Tutsi
contre Hutu, Hutu contre Tutsi. Je suis désolé de paraître cynique, mais ce n’était
rien de nouveau. Ce qui avait commencé dans les années 60 s’était poursuivi
dans les années 70 et 80 et se répétait encore une fois dans les années
90[37].»
15.38.
Cette déclaration était incompatible avec les faits. Comme nous l’avons montré
plus tôt, il n’y a eu à peu près aucune violence entre les deux groupes durant
la plupart des années 70 et durant toutes les années 80. Après 17 années
de paix ethnique, le ressentiment anti-Tutsi et les massacres n’ont débuté qu’à
la suite de l’invasion menée par les forces du FPR en octobre 1990, moins
de trois ans plus tôt. En réalité, ce sont ces années qui constituaient une aberration.
Notre Groupe est extrêmement troublé de constater que l’un des membres les plus
élevés dans la hiérarchie du Secrétariat continue de ne voir dans le génocide
que l’expression d’une quelconque rivalité tribale et de croire que ses actions
n’ont eu aucun impact sur les événements au Rwanda.
15.39.
D’un autre côté, quels
qu'aient pu être les préjugés de certains de ses représentants, nous ne pouvons
concevoir que le Secrétariat ait pu adopter une approche aussi négligente si le
Conseil de sécurité avait choisi de faire tout en son pouvoir pour empêcher le
génocide ou y mettre fin. Comme nous l’avons dit précédemment, un grand nombre
d’organisations externes doivent assumer une part de responsabilité dans ce qui
s’est produit au Rwanda — les églises, les institutions financières internationales
et tous les organismes humanitaires qui adoraient travailler dans le Rwanda d’Habyarimana
et dont les largesses ont rendu possible l’accroissement de la capacité de coercition
de l’État[38],
de même que toutes les nations qui ont ignoré la tournure résolument ethnique
que prenait l’administration rwandaise et qui ont détourné le regard des massacres
ethniques qui avaient commencé en 1990.
15.40.
Néanmoins, au-delà de tout
cela, les preuves démontrent clairement qu’il y a un petit nombre d’importants
acteurs dont l’intervention aurait pu directement prévenir le génocide, y mettre
fin ou en réduire grandement l’importance. Il s’agit de la France dans son intervention
au Rwanda; des États-Unis au Conseil de sécurité avec le soutien indéfectible
du Royaume-Uni; et de la Belgique, qui s’est enfuie du Rwanda pour tenter ensuite
de démanteler complètement la MINUAR après le début du génocide. Le Représentant
permanent du Nigeria aux Nations Unies, l’ambassadeur Ibrahim Gambari, nous a
rappelé que «toutes les imperfections des Nations Unies sont attribuables à ses
membres», ce qui l’a amené à conclure que «sans l’ombre d’un doute, ce fut le
Conseil de sécurité, et en particulier ses membres les plus influents, ainsi que
la communauté internationale dans son ensemble, qui ont failli à leurs obligations
envers le peuple du Rwanda aux heures les plus sombres de son histoire[39].»
Comme l’ont dit avec amertume le général Dallaire et son commandant adjoint, le
colonel Marchal, «la communauté internationale a les mains souillées de sang[40].»
15.41.
Le prix de cette trahison a été payé par un nombre incalculable de Rwandais
en grande majorité Tutsi, dont les noms resteront à jamais inconnus du reste du
monde. Par contre, aucun
des acteurs clé du Conseil de sécurité ou du Sécrétariat qui ne réussirent pas à empêcher le génocide principaux au Conseil de Sécurité
ou au Secrétariat responsable de cette trahison n’a
jamais payé quelque prix que ce soit. Aucune démission n’a été demandée. Personne
n’a donné sa démission pour des raisons de principe. La carrière de plusieurs est
devenue hautement florissante depuis 1994. Il semble que la règle du jour soit
l’impunité internationale et non la responsabilité internationale.
15.42.
Les Belges ont joué un
rôle diplomatique important au Rwanda dans les années qui ont précédé le génocide.
Des troupes ont été envoyées immédiatement après l’incursion du FPR d’octobre
1990 afin de protéger la forte population belge du pays — quelque 1 700 personnes,
un reliquat de l’époque coloniale — mais lorsqu’il apparut évident que les
citoyens belges n’étaient pas menacés du tout, les troupes furent rapidement retirées.
Dans une initiative impressionnante, le Premier ministre belge, Willy Martens,
et son ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, se rendirent en Afrique
orientale deux semaines plus tard afin de rencontrer les Présidents du Rwanda,
de l’Ouganda et du Kenya pour tenter une médiation régionale. Des différends politiques
au pays sur la question rwandaise mirent toutefois rapidement un terme aux interventions
et les soldats belges rentrèrent au pays avant la fin du mois[41].
15.43.
Au cours des quelques années qui ont suivi, la Belgique a émergé comme le
leader de facto
d’un cartel de diplomates de même opinion à Kigali qui s’intéressaient aux droits
de l’homme; la plupart des corps diplomatiques à Kigali, dont celui des Américains
mais non celui des Français, faisaient partie de ce groupe non officiel. Les diplomates
belges faisaient en outre activement pression sur Habyarimana pour qu’il accepte
un gouvernement de coalition et qu’il prenne au sérieux les négociations d’Arusha.[42]
15.44.
Quand la MINUAR fut créée en octobre 1993, les troupes belges, au grand
mérite de leur gouvernement, en constituaient le plus important contingent occidental.
Au cours des mois qui ont suivi, réagissant à un flot d’avertissements annonçant
l’imminence d’un massacre, la Belgique pressa les Nations Unies d’accorder une
plus grande liberté d’action et un mandat plus large à la MINUAR. L’ONU refusa
d’adopter quelque mesure que ce soit qui pouvait entraîner une hausse des coûts
ou des risques. Le lendemain de l’écrasement de l’avion d’Habyarimana, dix Casques
Bleus belges furent assassinés par des soldats du gouvernement, exactement comme
l’avait dit l’informateur de Dallaire trois mois plus tôt. En fait, la Commission
parlementaire belge de 1996 chargée d’enquêter sur le rôle du pays dans le génocide
découvrit que le gouvernement en savait d’avance très long sur les risques qu’il
courait, y compris sur les risques que courait son contingent auprès des Nations
Unies[43].
15.45.
Aucun diplomate à Kigali n’avait de meilleures sources d’information que les
Belges, comme l’a clairement démontré le rapport de la Commission. Le gouvernement
de Bruxelles était pleinement conscient qu’une calamité d’une ampleur approchant
le génocide était nettement possible et il savait que les leaders du Hutu Power
étaient devenus amèrement anti-Belges, qu’ils considéraient pro-Arusha et pro-Tutsi.
Radio RTLMC, l’organe de propagande des extrémistes Hutu, dénonçait les Casques
Bleus belges en tant qu’ennemis du peuple Hutu et accusa plus tard la Belgique
(conjointement avec le FPR) d’avoir abattu l’avion du Président Habyarimana. Le
gouvernement belge prit la courageuse décision de se rallier à la MINUAR en sachant
très bien que les sentiments anti-Belges étaient perceptibles chez les fanatiques
versatiles et instables du Hutu Power. Les menaces spécifiques proférées contre
le contingent belge et reproduites dans le câble du général Dallaire du 11 janvier
étaient, bien sûr, largement connues aussi[44].
15.46.
Pourtant, lorsque la rhétorique laissa place à l’action, le gouvernement belge
réagit exactement de la façon qu’avaient prévue les habiles stratèges du Hutu
Power. Même si l’opinion publique belge semblait divisée quant à l’avenir de ses
troupes, le gouvernement belge céda à la panique et décida de rappeler son contingent[45]. Cette décision
eut des conséquences immédiates et tragiques.
15.47.
La MINUAR apporta sa plus grande contribution aux Rwandais menacés en les
protégeant de par sa seule présence. Pendant plusieurs jours, des Tutsi se regroupèrent
à l’École Technique Officielle (ETO) de Kigali où étaient stationnés quelque 90
soldats belges de la MINUAR. Le 11 avril, plus de 2 000 personnes,
dont au moins 400 enfants, s’étaient réfugiées dans l’école[46].
Les soldats rwandais et les miliciens patrouillaient les alentours en attendant.
Certains Tutsi suppliaient les officiers belges de les abattre plutôt que de les
laisser aux mains des génocidaires. Peu après midi, le commandant belge, agissant
sous les ordres directs de Bruxelles d’évacuer le pays[47],
ordonna à ses troupes de quitter l’école[48].
Alors même qu’ils quittaient les lieux par une porte, les assassins se précipitèrent
à l’intérieur par une autre, tandis que les Tutsi tentèrent de s’enfuir par une
troisième. Un grand nombre d’entre eux furent tués sur place. Les autres se retrouvèrent
rapidement face aux soldats et aux miliciens. Ils furent encerclés et attaqués
avec des fusils, des grenades et finalement des machettes. La plupart des 2 000
réfugiés furent tués cet après-midi-là, quelques heures à peine après le départ
des forces de maintien de la paix de l’ETO[49].
15.48.
Parmi les soldats belges, plusieurs désiraient rester au Rwanda afin d’empêcher
de plus grands massacres et ils furent humiliés par la décision de leur gouvernement
de les rapatrier. La Commission Carlsson conclut que «la façon dont les troupes
quittèrent les lieux, y compris les tentatives de faire croire aux réfugiés qu’ils
ne partaient pas vraiment, fut une disgrâce[50].»
Le colonel Luc Marchal, commandant du contingent belge au sein de la MINUAR, écrivit
plus tard : «Nos chefs politiques auraient dû savoir qu’en quittant la MINUAR,
nous condamnions des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à une mort certaine[51].»
Le lieutenant Luc Lemaire, un autre officier belge, témoigna plus tard que «si
la Belgique avait eu le courage de laisser ses soldats sur place, nous aurions
pu sauver des gens[52].»
Les Casques Bleus comprenaient cela eux aussi. «Le retrait signifiait pour eux
qu’on les prenait pour des lâches, et des lâches moralement irresponsables. Il
n’est pas étonnant de constater que plusieurs d’entre eux [officiers compris]
jetèrent leur béret bleu de dégoût à leur retour en Belgique[53].»
D’autres, sous l’œil des caméras de télévision, tirèrent leurs couteaux et découpèrent
leurs bérets en lambeaux.[54]
15.49.
Même après la trahison de l’ETO, le pire restait à venir. Contrairement à
l’engagement pris par Marchal envers Dallaire, les troupes reçurent l’ordre d’emporter
leurs armes et leur équipement avec eux. Qui plus est, sans doute embarrassée
par le retrait et désireuse de sauver la face, la Belgique entreprit de vigoureuses
démarches auprès des Nations Unies en vue de faire rappeler la totalité de la
MINUAR. Si les Belges n’y étaient plus, sans doute était-il préférable qu’il n’y
ait plus aucun soldat sur place. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne
appuyèrent initialement la position belge[55].
15.50.
Ce fut un moment de honte pour la Belgique. Comme l’a écrit plus tard Boutros-Ghali,
la Belgique avait été frappée par le «syndrome américain» : se retirer aux
premiers signes de troubles[56].
Le même pays qui avait joué un rôle si honorable en tentant depuis 1990 de mettre
un terme à la guerre civile au Rwanda et ensuite de confier à la MINUAR un mandat
approprié avait maintenant décidé que le Rwanda était devenu trop dangereux. C’était
une sentence de mort pour d’innombrables Tutsi, comme l’ont reconnu les deux officiers
supérieurs belges.
15.51.
Bien sûr, le massacre brutal des soldats belges avait été une chose horrible.
Cependant, comme l’a appris en 1997 la Commission parlementaire belge, le fait
que les soldats belges fussent pris comme cible n’était pas tout à fait inattendu.
Par ailleurs, c’étaient des soldats et, comme l’a dit le lieutenant belge Luc
Lemaire, amer d’avoir été rappelé, «à titre de soldats, nous devons être prêts
à mourir à tout instant[57].»
Nous sommes d’accord avec lui. C’est une des conséquences possibles de l’intervention
militaire. Une mission de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix
sans risques est une contradiction. Pourtant, plusieurs citoyens belges estimèrent
que risquer la vie de leurs soldats était un prix trop élevé à payer pour la protection
des Rwandais et les politiciens belges décidèrent que sacrifier le Rwanda pour
satisfaire des électeurs en colère en valait la peine.
15.52.
Le 6 avril 2000, le Premier ministre belge Guy Verhofstadt assista à Kigali
à la cérémonie commémorant le sixième anniversaire du génocide. Il saisit l’occasion
de faire des excuses après six ans et «d’assumer la responsabilité de mon pays»,
d’après ce que l’on a appris par la suite «au nom de mon pays et de mon peuple,
je demande pardon[58].»
Maintenant les États-Unis, les Nations Unies, la Belgique et l’Église anglicane
ont officiellement présenté leurs excuses. Cela nous paraît un bon petit pas en
avant. Il est temps qu’ils assurent que des réparations financières proportionnelles
viennent soutenir leurs paroles solennelles de repentir.
15.53.
Le 19 juillet 1994,
au moment même où le nouveau Président du Rwanda prêtait serment, l’armée française
avait transformé le quadrant sud-ouest du pays en zone de sécurité. Les troupes
françaises étaient présentes de 1990, lorsqu’elles jouèrent un rôle clé en
empêchant une victoire rapide du FPR, jusqu’à l’arrivée des premiers contingents
de la MINUAR en décembre 1993. À ce moment-là, les soldats français quittèrent
le pays, laissant derrière eux une équipe de renseignement déguisée.
15.54.
Quand l’avion d’Habyarimana
fut abattu, les avis des dirigeants français sur la situation au Rwanda étaient
contradictoires. Certains n’avaient aucune illusion sur ce qui se produirait une
fois les hostilités engagées; ils savaient parfaitement bien, et l’affirmèrent
clairement, que le déclenchement d’un nouveau conflit se traduirait par une immense
tragédie. D’autres refusèrent de prendre la situation au sérieux et furent pris
au dépourvu par ce qui survint ensuite. Ils étaient habitués à l’émergence de
problèmes et même à la violence dans leur sphère d’influence en Afrique, et à
corriger rapidement la situation[59].
Comme Bruno Delaye, principal conseiller du Président Mitterrand sur les questions
africaines, l’a déjà dit à une délégation de militants des droits de l’homme,
c’était vrai que les Hutu avaient fait des choses horribles au Rwanda, et c’était
regrettable, mais «les Africains sont comme ça.» Le Rwanda n’était donc qu’une
autre «tuerie habituelle»; tant que la situation restait sous contrôle, même si
elle devait coûter la vie à quelques douzaines ou même quelques centaines de Rwandais,
la France pouvait rester largement détachée[60].
15.55.
Donc, à l’origine, la classe
dirigeante française choisit de ne rien faire pour empêcher le génocide qui se
déroulait dans sa «cour». Une délégation de coopérants français qui connaissaient
bien le Rwanda rencontra les conseillers de Mitterrand sur les questions africaines
pour leur demander instamment d’user de leur influence afin que soit mis fin aux
atrocités commises durant le génocide. Mais comme le Dr Jean Hervé Bradol de Médecins
Sans Frontières le relate : «J’étais complètement déprimé parce que je réalisai
[…] qu’ils n’avaient nullement envie d’arrêter les massacres[61].»
15.56.
D’un autre côté, en se fondant
sur un grand nombre de preuves que Paris connaissait bien, la possibilité de violences
et de troubles graves pouvaient difficilement être écartée. Aussi bien les citoyens
français au Rwanda que les amis rwandais de la France pouvaient se trouver en
danger. En conséquence, sans que les Nations Unies ni la MINUAR n’en soient informées,
quelque 500 soldats français se posèrent sur l’aéroport de Kigali les 8 et 9 avril
afin d’évacuer les ressortissants français et quelque 400 Rwandais, dont
plusieurs étaient liés à la famille Habyarimana. Certains étaient d’importants
membres de l’Akazu, dont Mme Habyarimana elle-même, qui prit le tout premier avion
en partance pour la France[62]. Aucun Tutsi
ne fut évacué, même parmi ceux qui travaillaient depuis longtemps pour des organismes
français, et aucun Hutu dans la mire des comploteurs ne fut évacué non plus.
15.57.
Comme l’écrivit un chercheur,
le résultat de cette intervention française «est rendu par l’image de femmes,
d’hommes et d’enfants tentant d’escalader les grilles de l’ambassade de France
et par celle de tous ceux [les citoyens rwandais] qui avaient servi le gouvernement
français mais qui furent laissés à eux-mêmes face au génocide, alors que ceux-là
même qui depuis plusieurs années semaient les germes de la haine ethnique et contribuaient
à bâtir une immense machine de mort furent emmenés en sécurité par les avions
français[63].»
Les troupes françaises ne posèrent pas le moindre geste contre leurs alliés et
frères d’armes Hutu qui avaient entrepris le génocide duquel elles sauvaient leurs
compatriotes français.
15.58.
Des renseignements encore plus
troublants provinrent du colonel Luc Marchal, commandant du contingent belge de
la MINUAR, qui se trouvait à l’aéroport de Kigali à l’arrivée des trois premiers
avions français. Comme il le révéla plus tard dans une série d’entrevues avec
les médias : «Deux de ces trois avions transportaient du personnel. Et le
troisième transportait des munitions […] pour l’armée rwandaise […] ils restèrent
quelques minutes à l’aérodrome et aussitôt après [les munitions] étaient chargées
sur des véhicules qu’ils dirigèrent vers le camp de Kanombé[64].» . Une fois
les armes déchargées et l’évacuation menée à bien, les troupes françaises quittèrent
le pays. Pour la première fois depuis 1990, il n’y avait plus aucun soldat
français au Rwanda.
15.59.
À la mi-juin, neuf semaines
après le début du génocide, alors qu’on savait que des centaines de milliers de
personnes avaient trouvé la mort et que la fin était proche pour le gouvernement
génocidaire, le gouvernement français annonça qu’il avait l’intention d’envoyer
des troupes au Rwanda pour des «raisons humanitaires». Cette volte-face fut provoquée
par un nombre de facteurs différents. Différents groupes sociaux exerçaient de
fortes pressions pour que la France contribue à mettre un terme au carnage et
le Président était anxieux d’y répondre. Le génocide attirait beaucoup l’attention
des médias et la plupart soulevaient des questions embarrassantes quant à la responsabilité
de la France d’après un expert étranger dont l’avis comptait à l’époque. Le gouvernement
désirait également montrer que la France demeurait une puissance sur laquelle
on pouvait compter en Afrique, en particulier contre les intrus anglophones[65].
Un autre chercheur prévient que pendant des centaines d’années tout au long de
la traite des esclaves et de l’ère coloniale, «toute intervention impérialiste
[en Afrique] a prétendu être humanitaire». D’autres continuaient de croire qu’il
y avait encore une occasion de sauver leurs vieux amis du régime Habyarimana[66].
15.60.
Quels que furent les motifs
qui lui ont donné naissance, l’Opération Turquoise avait pour objet de faire revenir
les soldats français au Rwanda pour tirer les citoyens rwandais non encore massacrés
des mains de ceux-là mêmes que la France avait formés et armés[67].
Le verdict de la Commission Carlsson fut brutal : «Comme ce fut le cas dans
le déploiement rapide des troupes d’évacuation, la soudaine disponibilité de milliers
de soldats pour l’Opération Turquoise, alors que le DOMP [le Département des opérations
de maintien de la paix des Nations Unies] tentait sans succès depuis plus d’un
mois de réunir des forces en vue de renforcer la MINUAR II, mit en lumière
le degré variable de volonté politique envers l’engagement de forces au Rwanda.
La Commission considère déplorable que les ressources consacrées par la France
et d’autres pays à l’Opération Turquoise n’aient pas plutôt été mises à la disposition
de la MINUAR II[68].»
15.61.
Ce n’est pas le fait d’une
simple sagesse rétrospective de croire que l’ensemble de cette période soit si
contraire au sens commun élémentaire. Même à l’époque, ceux qui ne savaient que
fort peu de choses du Rwanda étaient proprement outrés. Le FPR condamna avec colère
cette initiative qu’il perçut comme une tentative à peine voilée de sauver le
gouvernement Hutu au bord du précipice. L’Organisation de l’Unité Africaine qui,
comme nous le verrons plus loin, avait préalablement informé la France qu’elle
désapprouvait fermement toute intervention de cette nature, rendit sa position
publique[69].
15.62.
Un groupe de prêtres catholiques Tutsi qui avaient échappé aux massacres lancèrent
un cri du cœur à leurs supérieurs : «Les responsables du génocide sont les
soldats et les partis politiques du MRND et de la CDR, à tous les échelons, mais
plus particulièrement aux échelons supérieurs, appuyés par la France qui a entraîné
leurs milices. C’est pourquoi nous considérons que l’intervention soi-disant humanitaire
de la France est une entreprise cynique. Nous remarquons avec amertume que la
France n’a jamais réagi durant les deux mois qu’a duré le génocide, alors qu’elle
était mieux informée que quiconque. Elle n’a jamais élevé la voix contre les massacres
des opposants politiques. Elle n’a jamais exercé la moindre pression sur le gouvernement
auto-proclamé de Kigali, alors qu’elle avait les moyens de le faire. Pour nous,
la France est arrivée trop tard et pour rien[70].»
15.63.
En France, le degré de cynisme était le même. Le quotidien Le Monde
analysa les agissements du gouvernement français et se demanda pourquoi il s’était
«contenté de rapatrier égoïstement les ressortissants français en avril avant
d’approuver, comme tout le monde, le rappel des 2 000 hommes de troupe
des Nations Unies au Rwanda juste au moment où se déroulait l’un des plus épouvantables
massacres de ce siècle? Pourquoi ce réveil tardif qui survient, comme par coïncidence,
juste au moment où le FPR prend le dessus sur le terrain? La France sera encore
une fois accusée de courir à la rescousse de l’ancien gouvernement, mais l’initiative
aura pour effet de renforcer d’autres régimes africains tout aussi corrompus,
comme celui du général Mobutu au Zaïre[71].»
15.64.
Sur le terrain, au Rwanda, le général Dallaire était furieux à l’idée de l’intervention
française. «Il savait que les services secrets français avaient livré des armes
aux FAR [pendant le génocide] et lorsqu’il entendit parler de l’initiative française,
il déclara : ‘S’ils envoient leurs avions ici pour livrer leurs maudites
armes au gouvernement, je les ferai abattre’[72].»
Sur un ton plus diplomatique, il expédia un long câble à New York avec une analyse
détaillée des problèmes que l’intervention française était susceptible de poser
pour la MINUAR. Le fait que la France demandait de manière inattendue au Conseil
de sécurité d’approuver son intervention ne faisait qu’ajouter aux problèmes.
Le plus ingrat et le plus gênant de ces problèmes était la dissonance entre le
faible mandat Chapitre 6 accordé à la MINUAR et qui restreignait tant son
intervention et le mandat Chapitre 7 plus vaste demandé par la France pour
l’Opération Turquoise. «La présence simultanée de deux forces d’intervention ayant
des mandats si différents dans la même zone de combat ne peut qu’entraîner des
problèmes[73].»
15.65.
Il semblait également difficile de justifier une telle décision sur des bases
rationnelles. Même le Secrétaire général, malgré les liens extrêmement étroits
qu’il entretenait avec la France, reconnut que «la France est engagée depuis longtemps
aux côtés des Hutu et n’est donc pas le candidat idéal pour cette opération[74].» Malgré cela,
le rapport de la Commission Carlsson nous apprend que Boutros-Ghali «intervint
personnellement à l’appui de l’Opération Turquoise», appelant à «une décision
rapide[75].» Le 22 juin,
faisant fi de l’histoire, de l’expérience et de la raison, le Conseil de sécurité
donna son accord à l’Opération Turquoise par dix voix contre cinq, à peine deux
voix de plus que la majorité requise. La France, les États-Unis et le Rwanda,
toujours représenté par le gouvernement intérimaire des extrémistes Hutu après
deux mois et demi de génocide, étaient au nombre des voix favorables à l’intervention.
15.66.
Pour démontrer à quel point le Conseil de sécurité pouvait agir rapidement
lorsqu’il s’en donnait la peine, les troupes françaises furent prêtes à s’embarquer
quelques heures à peine après que le Conseil eut autorisé la mission, le 22 juin.
Les cyniques signalèrent que le contingent français, fort de 2 300 hommes,
était beaucoup mieux pourvu que tous les autres envoyés par la France auparavant
et que l’armement lourd dont il disposait semblait incompatible avec une mission
humanitaire[76].
Ils firent également remarquer que malgré la rhétorique française sur le statut
multilatéral de l’opération qui incluait, outre la France, l’Italie, l’Espagne,
la Belgique, le Ghana et le Sénégal[77],
seul le Sénégal envoya des soldats : 32 hommes, soit 1,4 pour cent
de l’effectif total, qui furent armés par la France[78].
15.67.
Dès son arrivée, la France proclama son intention de créer une «zone de sécurité»
dans le Sud-Ouest du pays. Ce geste était en fait prévu dans l’ordre de mission
du contingent qui consistait à s’emparer de la plus grande partie possible du
pays pour qu’elle soit gouvernée par les Hutu après la victoire désormais inéluctable
du FPR. Des centaines de milliers de Hutu fuyant devant le FPR se réfugièrent
dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays pour se mettre en
sécurité tout en espérant que le pays serait peut-être partagé et que les habitants
du Sud seraient libres de la domination Tutsi. À un certain moment, plus d’un
million de personnes, dont certains Tutsi chanceux, avaient rejoint la zone de
sécurité.
15.68.
Les analystes calculèrent que l’intervention française permit de sauver de
10 000 à 15 000 Tutsi[79],
et non des «dizaines de milliers» comme l’a proclamé le Président Mitterrand,
un exploit qu’on ne peut qu’applaudir; mais son autre tâche fut de soutenir le
gouvernement intérimaire. En fait, certaines autorités sont convaincues que le
volet humanitaire de la mission n’était qu’un écran de fumée jeté par la France
pour préserver une région du pays à l’intention de ses clients du régime génocidaire,
«tueurs compris», qui envahissaient la région en grand nombre devant l’avance
du FPR.[80]
Lorsqu’il devint évident que la progression du FPR ne pourrait être arrêtée, la
France passa à l’étape logique suivante et facilita la fuite de la plus grande
partie des dirigeants extrémistes Hutu vers le Zaïre[81].
15.69.
L’Afrique continue de payer encore aujourd’hui. Les génocidaires ont pu poursuivre
le combat. La fuite réussie vers le Zaïre d’un grand nombre d’extrémistes Hutu,
à laquelle la France a contribué, a sans aucun doute été l’événement le plus marquant
après le génocide dans toute la région des Grands Lacs et a lancé une chaîne d’événements
qui ont fini par engloutir toute la région dans le conflit.
15.70.
La neutralité déclarée de la France était également mise en doute par ailleurs.
Bien qu’il y ait eu des exceptions, notamment ceux qui ont été scandalisés et
révoltés de découvrir que le génocide était une réalité, beaucoup de soldats français
firent de leur mieux pour sympathiser avec les Hutu et pour se monter inamicaux
à l’égard des Tutsi.[82]
15.71.
Les officiers français donnèrent le ton et les normes éthiques. Au nom de
la neutralité, ils protégèrent les génocidaires. Le colonel Didier Thibaut, un
des commandants du contingent français, fut interrogé par les journalistes au
sujet des relations entre ses troupes et les soldats et dirigeants politiques
accusés de génocide. «Nous ne sommes pas en guerre avec le gouvernement du Rwanda
ou ses forces armées, répondit-il. Ce sont des organisations légitimes. Certains
de leurs membres ont peut-être du sang sur les mains, mais pas tous. Ce n’est
ni mon rôle ni mon mandat de remplacer ces gens-là[83].»
Les journalistes notèrent également que «bien que le contingent français continue
d’insister sur son rôle humanitaire, leur interprétation de la crise est fortement
biaisée. Le colonel Thibaut minimisait les atrocités perpétrées contre les Tutsi
en soulignant les souffrances de la majorité Hutu. Il indiquait qu’il y avait
dans son secteur des centaines de milliers de réfugiés Hutu qui fuyaient devant
l’avance des troupes du FPR. Il affirma qu’il y avait moins de Tutsi déplacés,
en omettant toutefois de préciser que la plupart des Tutsi qui avaient tenté de
s’enfuir avaient été tués ou se cachaient encore[84].
15.72.
La France refusait de permettre l’arrestation des responsables du génocide
réfugiés dans sa zone. Les survivants se plaignirent plus tard amèrement que la
France refusât de mettre les génocidaires en détention, même après qu’on lui eut
fourni des preuves détaillées de leurs crimes, y compris des rapports démontrant
que certains continuaient de menacer les survivants au cœur même de la zone de
sécurité.
15.73.
La raison fournie par le ministère des Affaires étrangères à Paris, suivant
en cela l’avenue empruntée par le Président lui-même, fut que «notre mandat ne
nous autorise pas à les arrêter de notre propre chef. Une telle entreprise minerait
notre neutralité, qui constitue notre meilleure garantie d’efficacité[85].»
Ni la décision ni ses motifs n’avaient de sens. Premièrement, la France n’a jamais
été neutre dans ce conflit. Deuxièmement, elle n’a jamais demandé de modification
de mandat. Troisièmement, elle aurait pu agir unilatéralement. Quatrièmement,
la Convention sur le génocide était sûrement le mandat exclusivement nécessaire
pour procéder à l’arrestation des personnes accusées de génocide.
15.74.
Blâmée aux Nations Unies et à d’autres tribunes pour son refus d’incarcérer
les auteurs du génocide — et même pour avoir assuré leur protection[86] —
la France choisit de ne pas changer de position, mais de se débarrasser du problème.
Au départ des troupes françaises en août, pas un seul responsable du génocide
n’avait été remis entre les mains des Nations Unies ou du nouveau gouvernement
rwandais. En fait, c’est le contraire qui s’était produit. Lorsque le nouveau
gouvernement de Kigali exigea que les génocidaires soient remis entre ses mains,
les dirigeants militaires français, selon une revue militaire française, «mirent
sur pied et organisèrent» l’évacuation en direction du Zaïre des membres du gouvernement
génocidaire présents dans la zone de sécurité[87].
15.75.
Le contingent français permit aux membres des milices et des forces armées
de traverser la frontière en toute sécurité; le colonel Tadele Selassie, commandant
d’un contingent éthiopien arrivé sur place après le génocide dans le cadre de
la mission MINUAR II, vit des véhicules militaires français servir à transporter
des unités de l’armée rwandaise vers la frontière du Zaïre et la sécurité[88]. Certaines
unités purent quitter le pays avec leurs armes et leur équipement, alors que d’autres
furent désarmées par les Français avant leur départ. Une partie de ces armes était
remise par Turquoise à l’armée zaïroise, et une partie de l’armement lourd confisqué
par les troupes françaises était remise aux forces du FPR. Il est également vrai
que les génocidaires réussirent à trouver plusieurs passages — et non seulement
la zone de sécurité de Turquoise à travers lesquels ils glissèrent les armes vers
le Zaïre — et qu’une fois arrivés au Zaïre, ils trouvaient des armes en provenance
d’une large variété de sources.
15.76.
L’Opération Turquoise, comme le permettait le mandat accordé par le Conseil
de sécurité, resta sur place un mois après la prise de pouvoir du nouveau gouvernement
à Kigali. Le gouvernement français, non content de son rôle jusque-là, ne reconnut
le nouveau gouvernement que du bout des lèvres et continua à soutenir ses protégés
Hutu. Les autorités françaises permirent aux soldats des ex FAR de se déplacer
librement entre le Zaïre et la zone de sécurité française. Les Français les aidaient
même parfois dans leurs déplacements : on les a vus faire le plein de carburant
des camions des ex FAR avant que ces derniers ne reprennent la route vers le
Zaïre, chargés de biens volés dans les maisons et les entreprises locales. Au
Zaïre, les soldats français transportaient leurs collègues rwandais dans leurs
propres véhicules et, au moins à une occasion, comme le découvrirent les enquêteurs
de l’enquête parlementaire, les soldats français ont livré dix tonnes de nourriture
aux troupes des ex FAR à Goma[89].
15.77.
Tout au long de cette période, les FAR ont continué de recevoir dans la zone
de sécurité des armes qui avaient transité par l’aéroport de Goma au Zaïre voisin.
Certains chargements portaient des étiquettes françaises, même si les documents
pertinents prouvaient qu’ils ne provenaient pas de France. D’autres cependant
venaient effectivement de France. Bien que les autorités françaises aient constamment
maintenu que les livraisons d’armes au gouvernement Habyarimana avaient été interrompues
immédiatement après le décès de ce dernier, les preuves les contredisent. Gérard
Prunier, l’africaniste français dont les services avaient été retenus par le gouvernement
Mitterrand à titre de conseiller auprès de l’Opération Turquoise, fut informé
le 19 mai par Philippe Jehanne, un ancien agent secret désormais au service
du ministère de la Coopération, que «nous livrons activement des munitions aux
FAR via Goma. Bien entendu, je nierai tout si vous me citez devant la presse[90].»
15.78.
Mais même là, les livraisons d’armes n’ont pas cessé. Ayant documenté le réarmement
du gouvernement rwandais au début des années 90, l’organisme Human Rights
Watch Arms Project publia en 1995 un nouveau rapport intitulé Rearming
with Impunity: International Support for the Perpetrators of the Rwandan Genocide.
Fondé sur des entrevues et des recherches exhaustives sur le terrain, le rapport
démontre que cinq chargements d’armes ont été expédiés de France à Goma en mai
et juin, alors que le génocide continuait de faire rage. Les troupes du Président
Mobutu prirent part à la livraison des armes aux soldats des FAR de l’autre côté
de la frontière. Le consul de France à Goma justifia ces livraisons en disant
qu’il s’agissait de remplir des contrats déjà signés avec le gouvernement du Rwanda[91].
15.79.
La France n’a jamais cessé de nier avoir expédié des armes au Rwanda après
le début du génocide et, pourtant, nous savons qu’elle était impliquée. Il est
possible que les livraisons d’armes aient été faites dans le cadre d’une opération
secrète, sans l’accord officiel du gouvernement français. Il était de notoriété
publique qu’une faction de l’appareil militaire français était farouchement pro-Hutu
et anti-FPR et capable de poser un tel geste. Le rapport de la Commission d’enquête
parlementaire française signale que le commerce des armes en France comprend une
composante officielle et une composante non officielle, mais se refuse explicitement
à examiner cette dernière. La Commission note également que l’agence para-gouvernementale
française chargée de réglementer le commerce des armes avait établi des normes
rigoureuses à ce chapitre; pourtant, 31 des 36 transactions conduites avec
le Rwanda l’ont été «sans respecter les normes[92].»
15.80.
Tout au long de juillet, d’août et de septembre, selon des fonctionnaires
des Nations Unies, l’aviation militaire française transporta un grand nombre de
génocidaires vers des destinations inconnues, dont le leader du génocide, le colonel
Théoneste Bagosora, ainsi que des troupes des Interahamwe, des ex FAR et des
milices[93]. Aucun de
ces hommes n’a jamais manifesté le moindre remords. Au contraire, comme nous le
verrons plus loin, ils discutaient candidement et ouvertement des étapes à suivre.
Ils allaient retourner «terminer le travail». Grâce à l’occasion imprévue qui
leur était fournie en grande partie par la France, ils pouvaient maintenant commencer
à se réorganiser à partir du Zaïre et d’ailleurs.
15.81.
Pendant et après le génocide, la France ne manifesta jamais le moindre repentir
et demeura à ses propres yeux tout à fait irréprochable en ce qui a trait à la
tragédie rwandaise. Paris continua de reconnaître formellement le gouvernement
intérimaire pendant dix semaines après qu’il eut engagé le génocide; par la suite,
plusieurs membres de l’establishment français affirmèrent avec amertume que «leurs»
protégés avaient été défaits par ce que le général et chef d’État-major Jacques
Lanxade qualifia de «conspiration anglo-saxonne[94].»
15.82.
Dès que le FPR prit le contrôle, les autorités françaises déployèrent toute
leur influence pour compliquer la vie au nouveau gouvernement. L’Union européenne
avait voté des crédits spéciaux de près de 200 millions de dollars pour le
Rwanda, mais le veto français empêcha de débloquer ces fonds avant la toute fin
de l’année et, même alors, seule une partie des crédits put être versée. À une
conférence tenue à La Haye en septembre, l’ambassadeur français se leva et
quitta les lieux lorsque le Président Bizumungu fit son discours[95].
En novembre, le Sommet franco-africain se déroula sans la présence du Rwanda qu’on
n’avait délibérément pas invité et le Zaïre, invité, y participa. Mobutu
fut présent, aux côtés du Président Mitterrand[96].
15.83.
Lorsqu’un journaliste lui posa une question sur le génocide, Mitterrand répondit :
«Le génocide, ou les génocides[97]?»
Cette réponse reprenait mot pour mot celle des représentants du Hutu Power :
les Tutsi avaient été tués dans le cours de la guerre, les Tutsi avaient causé
autant de pertes de vies humaines qu’eux-mêmes en avaient subies et, de toute
façon, le nombre de Hutu morts dans les camps de l’Est du Zaïre mettait les deux
camps à égalité. En entrevue cinq semaines après la fin du génocide, Alain Juppé,
ministre des Affaires étrangères, définit la position française de façon explicite :
«Personne ne peut dire que le bien était dans le camp du FPR et le mal dans l’autre[98].»
15.84.
Alors même qu’il insultait de façon provocante le nouveau gouvernement de
Kigali et qu’il apportait son aide aux dirigeants extrémistes Hutu, le gouvernement
français n’hésitait pas à leur faire la leçon. Avant de recevoir quelque forme
d’aide que ce soit, laissa savoir Alain Juppé, le gouvernement devrait «négocier».
«Qu’est-ce que la nation rwandaise?, demanda-t-il. Elle se compose de deux groupes
ethniques, les Hutu et les Tutsi. La paix ne peut être rétablie au Rwanda tant
que ces deux groupes refusent de travailler et de gouverner ensemble […] C’est
la solution que la France, avec quelques autres, tente courageusement de mettre
de l’avant[99].»
Dans le même ordre d’idées, le ministre de la Coopération expliqua que «le gouvernement
de Kigali est un gouvernement Tutsi anglophone, qui provient de l’Ouganda [...]
Je ne fais que leur demander de faire un pas vers la démocratie, de créer un système
juridique sain, et de fixer une date pour les élections[100].»
15.85.
On peut difficilement sous-estimer les conséquences de la politique française.
La fuite des génocidaires au Zaïre engendra, ce qui était presque inévitable,
une nouvelle étape plus complexe de la tragédie rwandaise et la transforma en
un conflit qui embrasa rapidement toute l’Afrique centrale. Le fait que toute
la région des Grands Lacs souffrirait d’une déstabilisation était à la fois tragique
et, dans une importante mesure, prévisible. Comme le génocide lui-même, les «catastrophes
convergentes[101]»
qui s’ensuivirent ne manquèrent pas de signes annonciateurs. Ce qui est doublement
déprimant, c’est que chaque événement conduisait logiquement et presque inexorablement
au suivant. Encore une fois, la volonté internationale de prendre les mesures
nécessaires pour mettre fin à l’escalade fit défaut. Presque toutes les catastrophes
majeures qui ont suivi le génocide ont résulté d’un refus de réagir adéquatement
aux événements qui les avaient précédées, alors que chaque fois, les mesures adéquates
à prendre étaient évidentes[102].
15.86.
Durant les mois d’avril, mai, juin et juillet, l’OUA comme l’ONU ne furent
pas capables d’appeler le génocide par son nom et refusèrent de prendre parti
entre les génocidaires (un terme qu’elles se refusaient à employer) et le FPR.
Le 7 avril, les massacres étaient dénoncés comme «carnage et effusion de
sang» ou massacres et tueries gratuites»[103],
mais la condamnation était étrangement partiale; aucun groupe n’était condamné
nommément, ce qui impliquait que les deux parties combattantes étaient également
coupables. Les deux parties étaient vivement conseillées d’accepter un cessez-le-feu
et de revenir à la table de négociation. Le 19 avril, en conférence de presse,
le Secrétaire général de l’OUA adopta la même approche[104],
tout comme il le fit à nouveau dans une lettre adressée à Boutros-Ghali le 5 mai[105]. Au
début de juin, finalement, 14 chefs d’État africains, chacun pour son compte,
condamnèrent le génocide en l’appelant par son nom, mais quelques jours plus tard,
au Sommet de l’OUA, le gouvernement intérimaire fut accueilli à titre de représentant
officiel du Rwanda.
15.87.
Dans les circonstances qui prévalaient à l’époque, notre Groupe estime
que le silence de l’OUA et d’une grande majorité de chefs d’État africains constitue
un échec moral choquant. La position morale des chefs d’État africains dans les
conseils internationaux aurait été renforcée s’ils avaient sans équivoque et à
l’unanimité déclaré que la guerre contre les Tutsi était un génocide et demandé
à la communauté internationale de traiter la crise en conséquence. Nous ne saurons
jamais, bien sûr, si leur influence en aurait été accrue.
15.88.
Mais de la manière dont les choses se sont passées, l’OUA et plusieurs
dirigeants africains se sont hâtés d’essayer de mettre fin au massacre et de régler
le conflit le plus rapidement possible. Aucun de ces efforts n’a malheureusement
eu de résultat. Avec la même indifférence qu’elle avait eue envers le Rwanda lorsque
la catastrophe a éclaté, la communauté internationale ne répondit pas aux appels
des chefs d’État africains.
15.89.
Le 8 avril, la nature de la crise devenant évidente, le Secrétaire
général de l’OUA publia un communiqué exprimant son indignation suite aux assassinats
de la Première ministre Uwilingiyimana, de ses collègues, de civils rwandais et
des dix soldats belges de l’ONU. Trois jours plus tard, le groupe africain à l’ONU
demandait expressément au Conseil de sécurité d’envisager d’étendre le mandat
et l’effectif de la MINUAR. Le Président Mwinyi de Tanzanie, modérateur à Arusha,
essaya de réunir rapidement une conférence sur la paix, laquelle ne put se concrétiser.
15.90.
Vers le milieu du mois, les rapports émanant de New York évoquaient des
réductions éventuelles sinon un retrait complet de la MINUAR du Rwanda. L’OUA
réagit avec la même incrédulité que notre Groupe lorsque nous avons examiné la
question. «Cela équivalait, comme nous l’a déclaré un haut dirigeant de l’OUA,
à multiplier les tueries. C’était comme dire aux Rwandais qu’ils devaient
se débrouiller tout seuls.» En termes plus diplomatiques mais tout aussi sentis,
le Secrétaire général de l’OUA écrivit à Boutros Boutros-Ghali exprimant sa «grave
inquiétude» devant l’éventualité d’une réduction et à fortiori du retrait de la
MINUAR. Les Africains «pourraient» interpréter une telle initiative «comme un
signe d’indifférence […] pour la situation tragique de l’Afrique [… et] un abandon
du peuple du Rwanda, à l’heure du besoin». Ce que l’on attendait de l’ONU, c’était
«de faire preuve de plus de détermination et de résolution dans le traitement
de la crise dans ce malheureux pays[106].»
Cette requête fut également inutile.
15.91.
Durant les mois d’avril,
mai et juin, l’OUA continua de réclamer un engagement accru de l’ONU au Rwanda
tandis que les responsables haut placés à l’OUA eurent une série de réunions avec
des délégations des États-Unis, de Belgique, de France et d’autres pays occidentaux.
Le Secrétaire général de l’OUA tenta également une initiative plus concrète. À Johannesbourg
en mai, profitant de l’investiture du Président Nelson Mandela d’Afrique du Sud,
il rencontra les chefs d’État du Zimbabwe, de Zambie, de Tanzanie, du Ghana, du
Nigeria, de Namibie et du Sénégal qui étaient tous prêts à envoyer des contingents
pour renforcer les effectifs de la MINUAR; l’Éthiopie et le Mali offraient également
leur contribution. Le Secrétaire général de l’OUA rencontra ensuite Boutros-Ghali
et le vice-président américain Al Gore, qui étaient venus assister aux cérémonies,
et plaida en faveur d’un soutien logistique pour ces troupes africaines. De nouveau,
ses démarches furent inutiles. Alors qu’un «déploiement rapide de troupes est
possible lorsque la volonté existe[107],»
les premières troupes africaines de MINUAR II n’arrivèrent qu’en octobre,
trois mois après la fin de la guerre et du génocide.
15.92.
Mais la réticence
de l’OUA à prendre parti dans le conflit du Rwanda entraîna des pratiques que
notre Groupe trouve inacceptables. Il était déjà grave que le génocide n’ait pas
été condamné d’emblée. Outre cette attitude d’abstention, il y eut le sommet des
chefs d’État membres de l’OUA à Tunis au mois de juin, où la délégation du gouvernement
génocidaire, avec à sa tête le Président intérimaire Sindikubwabo, fut accueillie
et traitée comme un membre à part entière de l’Organisation, devant qui elle représentait
visiblement ses citoyens et parlait en leur nom. S’il était intolérable que ce
gouvernement soit autorisé à garder son siège temporaire au Conseil de sécurité
à New York tout au long du génocide et que ses ministres soient accueillis au
palais présidentiel français, n’était-il pas encore plus révoltant qu’on l’ait
traité à Tunis avec le même respect et le même décorum que les autres gouvernements
africains légitimes?
15.93.
Il était évident
que les membres permanents du Conseil de sécurité traitaient avec une certaine
indifférence, sinon un mépris flagrant, l’opinion des Africains sur les questions
africaines. On en eut la preuve éclatante lorsque les Français décidèrent en juin
de lancer au Rwanda l’Opération militaire Turquoise. Lors du Sommet de l’OUA à
Tunis ce même mois, le Secrétaire général de l’OUA informa l’ambassadeur français
au Rwanda de l’engagement pris par un certain nombre de gouvernements africains
de fournir des troupes pour MINUAR II; en retour, l’ambassadeur lui promit
le soutien de la France pour l’initiative de l’ONU, sans toutefois faire part
au Secrétaire général de l’OUA des plans de son gouvernement pour l’Opération
Turquoise.
15.94.
Peu après, les deux
hommes se rencontrèrent à nouveau à Addis Abeba, l’ambassadeur de France demandant
maintenant l’appui de l’OUA pour une initiative qui serait placée sous le mandat
de l’ONU et qui ferait intervenir, en plus de la France, des contingents d’Italie,
d’Espagne, de Belgique, du Ghana et du Sénégal. Le Secrétaire général de l’OUA
refusa d’apporter sa caution. Au contraire, il exprima clairement les nombreuses
réserves de l’OUA vis-à-vis de l’Opération Turquoise. Pourquoi les Français proposaient-ils
cette initiative alors que le Conseil de sécurité venait juste de décider de créer
MINUAR II et alors que plusieurs États africains avaient engagé des contingents
dans cette opération? Pourquoi la France n’offrait-elle pas un soutien logistique
à ses troupes africaines? Pourquoi la France n’offrait-elle pas ses contingents
pour servir dans MINUAR II? Si l’initiative proposée par la France faisait
réellement intervenir des contingents de six pays, pourquoi ne pouvait-elle pas
faire partie de la force internationale de l’ONU?
15.95.
La France étant déçue
de cette réponse de l’OUA, l’ambassadeur français essaya à nouveau de mettre l’OUA
de son côté. Mais le Secrétaire général de l’OUA réitéra ses préoccupations antérieures.
Les deux hommes se mirent d’accord sur la nécessité d’engager d’autres consultations[108].
Mais dix jours plus tard, le 29 juin, sans autre consultation avec l’OUA,
le Conseil de sécurité endossait officiellement l’Opération Turquoise et lui donnait
un mandat beaucoup plus fort que ce qui avait été attribuée à MINUAR ou MINUAR II.
Les chefs d’État africains étaient furieux d’avoir été ignorés d’une manière aussi
flagrante et cavalière : quelle autre partie du monde, les responsables de
l’OUA demandèrent-ils pour la forme, aurait été traitée avec autant de dédain,
de mépris et d’indifférence[109]?
Leur colère redoubla lorsqu’ils s’aperçurent que la force multilatérale était
une fiction et que la France était le seul pays non africain à participer à l’Opération
Turquoise, le Ghana n’ayant pas été inclus et la poignée de troupes du Sénégal
(32 contre 2 330 pour la France) étaient financées et armées par la
France.
15.96.
Dans l’intervalle, réalisant que
la victoire du FPR n’était qu’une question de temps, l’OUA prêta son attention
aux causes qui ont provoqué le génocide et spécialement aux problèmes des réfugiés qui avaient pris des proportions véritablement
monumentales.
Le génocide dans un pays — et le fait s’avérait déjà très clairement — était en passe de provoquer une crise aux dimensions continentales.
[1] Des Forges, 598.
[2] James Woods, entrevue au Frontline.
[3] Des Forges, 598.
[4] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
14.
[5] Assemblée nationale, Mission d’information commune,
Tome 1 Rapport, 344.
[6] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
17.
[7] «The Triumph of Evil», PBS, Frontline, États-Unis, 1995; «Rwanda:
triumph of a Genocide», CBC, Prime Time Magazine, Canada, 1994; «Rwanda: the Betrayal
Channel», Royaume-Uni, 1995; «The Bloody Tricolour», BBC, Panorama,
Royaume-Uni, 1995.
[8] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
18.
[9] Ibid.
[10] Entrevue avec un informateur crédible.
[11] Adelman, «Role of Non-African States», 23.
[12] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
16-17; Cynthia McKinney, «Two Families, One Genocide, and the United Nations:
Two Families, Victims of Rwanda Genocide, Seek Reparations from the United Nations
for UN Complicity in Murders During the 1994 Rwandan Genocide», bulletin de C.
McKinney, députée au Congrès américain, 15 décembre 1999.
[13] Anyidoho, chap. 5.
[14] James Woods, entrevue au Frontline.
[15] Ibid.
[16] Cité dans US Committee or Refugees, Rwanda: Genocide and
the Continuing Cycle of Violence, présentation au US House of Representatives
Committee on International Relations, Sub-Committee on International Operations
and Human Rights, 5 mai 1998.
[17] Ibid.
[18] African Rights, Death, Despair, 1120.
[19]
Rapport du Secrétaire général relatif à la résolution 53/35 de l’Assemblée
générale, «The Fall of Srebrenica», 15 novembre 1999, 110 111.
[20] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
46.
[21] Willum, 10, 15.
[22] Document du Conseil de sécurité, 49e année,
3 377e assemblée, le lundi 16 mai 1994 (S/PV.3377),
5.
[23] African Rights, Death, Despair, 1137.
[24] Enquête indépendante des Nations Unies, recommandation 12,
51.
[25] Michael Barnett, Mission américaine auprès des Nations
Unies 1994, entrevue au Frontline.
[26] Secrétaire général des Nations Unies, «Report of the
Secretary-General on the situation in Rwanda, reporting on the political mission
he sent to Rwanda to move the warring parties towards a cease-fire and recommending
that the expanded mandate for UNAMIR be authorized for an initial period of six
months», S/1994/640 (31 mai 1994), par. 5.
[27] Ibid., par. 43.
[28] James Woods, entrevue au Frontline.
[29] African Rights, Death, Despair, 1130.
[30] Général Roméo Dallaire, «The End of Innocence: Rwanda
1994», dans Jonathan Moore (éd.), Hard Choices: Moral Dilemmas in Humanitarian Intervention
(Langham, Maryland : Rowman and Littlefield, 1998).
[31] Entrevue avec un informateur crédible.
[32] Entrevue au Frontline.
[33] Secrétaire général des Nations Unies, «Statement on
Receiving the Report of the Independent Inquiry into the Actions of the United
Nations during the 1994 Genocide in Rwanda», 16 décembre 1999.
[34] «Triumph of Evil», Frontline, chronologie.
[35] Ibid.
[36] Iqbal Riza, entrevue au Frontline.
[37] Ibid.
[38] Tom Longman, «State, Civil Society and Genocide in Rwanda»,
dans Richard Joseph (éd.), State, Conflict and Democracy in Africa (Boulder,
Colorado : L. Rienner, 1999).
[39] Ibrahim Gambari, «Guns over Kigali: A Review Article
on the Rwandan Genocide», West Africa, 19 octobre – 1er novembre 1998,
747.
[40] Colonel Luc Marchal, entrevue au Frontline.
[41] Prunier, 107.
[42] Colette Braeckman; entrevue avec un informateur crédible.
[43] Sénat de Belgique, «Rapport», 6 décembre 1997.
[44] Philip Gourevitch, entrevue au Frontline.
[45] Des Forges, 620.
[46] Ibid., 615.
[47] Entrevue avec Colette Braeckman.
[48] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
43
[49] Des Forges, 618.
[50] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
44.
[51] Des Forges, 620.
[52] Ibid.
[53] Adelman, «Role of Non-African States», 6.
[54]
«Rwanda: Autopsy of a Genocide», CBC, Canada, 1994.
[55] Des Forges, 177; Millwood, Étude 2, 44; Sénat de Belgique,
«Rapport», 6 décembre 1997, 525.
[56] Boutros-Ghali, Unvanquished.
[57] Lieutenant Luc Lemaire, entrevue au Frontline.
[58] IRIN, «Belgian Premier apologizes», 7 avril 2000.
[59] Gérard Prunier, «Operation Turquoise: A Humanitarian
Escape from a Political Dead End», dans Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide.
[60] Prunier, «Operation Turquoise».
[61]
Entrevue avec le Dr Bradol dans «The Bloody Tricolour», BBC, Panorama, 28 août 1995.
[62] Des Forges, 613; Assemblée nationale, Mission d’information
commune, Tome 1 Rapport, 268.
[63] Callamard, 176.
[64] Colonel Luc Marchal, entrevue de la BBC, documentaire
télévisé Panorama,
«When Good Men do Nothing», août 1994; Jean de la Gueriviere, «Un officier
belge maintient ses déclarations sur l’attitude de la France lors du génocide
rwandais», Le Monde
(France), 23 juillet 1995.
[65] Prunier, 281.
[66] Des Forges, 668.
[67] Adelman, «Role of Non-African States», 13.
[68] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
47.
[69] Organisation de l’Unité Africaine, «The OAU and Rwanda,
Background Information», document présenté au GIEP, novembre 1999, 35-39.
[70] African Rights, Death, Despair, 1142.
[71] «Pas le candidat idéal pour cette opération», Le Monde
(France), 23 juin 1994.
[72] Prunier, 287 (note 14).
[73] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
47.
[74] Boutros-Ghali, Unvanquished.
[75] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
47
[76] Prunier, 291.
[77] OUA, «OAU and Rwanda,» 36.
[78] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999,
Annexe 1, 15.
[79] Millwood, Étude 2, 54-55.
[80] Raymond Bonner, «French establish a base in Rwanda to
block rebels», The
New York Times, 5 juillet 1994.
[81] Adelman, «Role of Non-African States», 12; Assemblée
nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 294.
[82] African Rights, Death, Despair, 1148-1150.
[83] Chris McGreal, «French compromised by collaboration
in Rwanda», The
Guardian (Londres), 1er juillet 1994.
[84] Ibid.
[85] Assemblée nationale, Mission d’information commune,
Tome 1 Rapport, 325.
[86] Ibid., Tome 2 Annexes, 454.
[87] Des Forges, 687.
[88] Chris McGreal, «French accused of protecting killers»,
The Guardian
(London), 27 août 1994.
[89] Assemblée nationale, Mission d’information commune,
Tome 1 Rapport, 172.
[90] Prunier, 278.
[91] Human Rights Watch (Arms Project), «Rearming with impunity:
International support for the perpetrators of the Rwandan genocide», 1995.
[92] Assemblée nationale, Mission d’information commune,
Tome 1 Rapport, 172.
[93] Des Forges, 688.
[94] «France intervened in Rwanda to curb Anglo-Saxon axis»,
The Times
(Londres), 23 août 1994.
[95] Prunier, 337.
[96] Huliaris, 595.
[97] Prunier, 339.
[98] African Rights, Death, Despair, 1154.
[99] Prunier, 339.
[100] Le Monde (France), 29 décembre 1994.
[101] David Newbury, «Convergent Catastrophes in Central Africa»,
novembre 1996.
[102] Bonaventure Rutinwa, «The Aftermath of the Rwanda Genocide
in the Great Lakes Region», étude commanditée par le GIEP, 1999.
[103] Déclaration de l’Organe central du Mécanisme de l’OUA
pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits, Addis Abeba, 14 avril 1994.
[104] Déclaration à la presse du Dr Salim Ahmed Salim sur
les événements tragiques au Rwanda et sur la conférence de paix proposée à Arusha,
Tanzanie, 19 avril 1994.
[105] Lettre de Salim à Boutros-Ghali, 5 mai 1995,
CAB/RWANDA/1994.
[106]
Salim Salim à Boutros-Ghali, 21 avril 1994.
[107] Entrevue avec un informateur crédible
[108] OAU, «Background Information», 35-39.
[109] Entrevue avec un informateur crédible rencontré par
le Groupe qui préfère garder l’anonymat.