CHAPITRE 15

LE MONDE DURANT LE GÉNOCIDE : L’ONU, LA BELGIQUE, LA FRANCE ET L’OUA

(du rapport de l'OUA)

 

Les Nations Unies

 

15.1.         Comme nous l’avons déjà mentionné, le bilan des Nations Unies et du Conseil de sécurité est peu enviable dans les mois qui ont précédé le génocide. Nous nous devons malheureusement d’ajouter que leur réaction après l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril ne contribue aucunement à redorer le blason ni de l’un ni de l’autre.

 

15.2.         Dans les heures qui suivirent l’accident, le général Roméo Dallaire, commandant militaire de la MINUAR, envoya à New York un câble disant : «Donnez-moi les moyens et je pourrai faire davantage[1].» Selon un spécialiste des affaires africaines au Pentagone, Dallaire «comprit bien avant tout le monde ce qui était en train de se produire. Je crois qu’il aurait joué un rôle positif plus actif et peut-être décisif si on lui avait donné l’autorité pour le faire[2].» Le Secrétariat savait fort bien que l’équipement dont la MINUAR disposait suffisait à peine à lui permettre de jouer un rôle minimal, encore moins de mener une intervention plus étendue. Presque immédiatement après le début du conflit, Dallaire et Booh-Booh résumèrent leur piètre situation logistique. La plupart des unités avaient de l’eau et des vivres pour deux jours à peine et du carburant pour trois jours; dans plusieurs cas, c’était moins. Le manque d’armes légères et de munitions était criant dans toutes les unités.

 

15.3.         La MINUAR n’allait recevoir ni autorité nouvelle ni nouveaux approvisionnements. Dallaire résume en ces termes la réaction du Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) à la requête selon laquelle les moyens pour faire mieux devraient lui être octroyés : «Personne à New York ne s’y était intéressé[3].» Tragiquement pour le Rwanda, la situation n’a jamais intéressé personne parmi ceux qui comptaient.

 

15.4.         Le lendemain matin, sachant qu’elle était recherchée par les extrémistes Hutu, la Première ministre Agathe Uwilingiyimana s’enfuit de sa résidence de Kigali et chercha refuge dans un camp de l’ONU situé près de chez elle. Dallaire téléphona immédiatement à Iqbal Riza à New York, l’informant qu’il serait peut-être nécessaire d’utiliser la force pour sauver la Première ministre. «Riza se contenta de confirmer les règles d’engagement : les soldats de la MINUAR ne devaient utiliser leurs armes que s’ils étaient attaqués[4].» Les assassins avaient donc carte blanche; tant qu’ils n’attaquaient pas directement les Casques Bleus, ils pouvaient tuer qui ils voulaient. Environ 40 minutes après l’appel de Dallaire à Riza, des soldats rwandais entraient dans le campement de l’ONU, trouvaient la Première ministre et l’abattaient sur place.

 

15.5.         Nous devons souligner une exception à l’application rigide du mandat imposé par New York aux forces de la MINUAR. Quel que fût leur rôle au sein du Conseil de sécurité, la France et les États-Unis ne se faisaient aucune illusion sur la situation réelle au Rwanda, comme ils le montrèrent immédiatement après l’attaque de l’avion présidentiel. Comme l’a dit plus tard le général Christian Quesnot, alors chef des affaires militaires auprès du Président de la France, dans son témoignage devant la Commission parlementaire d’enquête : «Les dirigeants politiques autant que militaires comprirent immédiatement que nous nous dirigions dès lors vers un massacre d’une ampleur jamais vue auparavant[5]

 

15.6.         La France et les États-Unis, suivis de la Belgique et de l’Italie, entreprirent immédiatement de mettre sur pied un plan d’évacuation de leurs ressortissants. Le 9 avril, un câble en provenance de Kofi Annan et signé par Iqbal Riza ordonnait à Dallaire de «coopérer avec les commandants français et belges pour faciliter l’évacuation de leurs ressortissants et d’autres résidants étrangers demandant à être évacués [...] Vous devez prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas compromettre votre impartialité ni outrepasser votre mandat, mais vous avez la discrétion de le faire si cela s’avère essentiel pour permettre l’évacuation des ressortissants étrangers. Ceci ne comprend pas, je répète ne comprend pas, la participation aux combats, sauf en cas d’auto-défense[6]

 

15.7.         Seuls la Commission Carlsson et notre Groupe ont eu l’autorisation d’étudier les dossiers confidentiels des Nations Unies se rapportant à cette période. Dans la mesure où nos deux enquêtes ont permis de le constater, ce fut la seule occasion pendant toute la durée de la mission de la MINUAR où Dallaire fut autorisé de quelque manière à utiliser sa discrétion «d’agir hors des limites de son mandat» et l’objet de cette exception ne peut être plus clair : «[...] si cela s’avère essentiel pour permettre l’évacuation des ressortissants étrangers.» Cette latitude ne lui fut jamais accordée pour la protection de citoyens rwandais. Le Secrétariat ne savait que trop que les États-Unis, surtout, ne donneraient jamais leur accord à une intervention armée des forces de l’ONU à cette fin. Mais il savait également que tous les gouvernements occidentaux accepteraient — même exigeraient — l’autorisation pour les Casques Bleus de franchir ces limites afin d’assurer le sauvetage des expatriés. Des millions de spectateurs à travers le monde ont vu les documentaires télévisés montrant des soldats occidentaux escortant des Blancs vers la sécurité au milieu de foules de Rwandais qui allaient bientôt être massacrés[7]. Nous condamnons ces pays et ces bureaucrates de l’ONU coupables d’avoir pratiqué de façon flagrante deux poids, deux mesures.

 

15.8.         Il est tout aussi important de souligner ce qui ne s’est pas produit durant ces quelques premiers jours. Tout à coup, quelque 1 500 soldats français, belges et italiens, bien entraînés et bien armés, firent leur apparition dans les rues de Kigali (les Américains avaient aussi des troupes à 20 minutes seulement de distance, à Bujumbura). Ce sont ces troupes européennes que les soldats de la MINUAR avaient reçu l’ordre d’aider pour évacuer les ressortissants. Pourtant, ces soldats ne reçurent jamais l’ordre de quitter l’aéroport pour se joindre aux forces de la MINUAR afin de protéger la vie des Rwandais. Dès que l’évacuation des ressortissants fut complétée, les troupes disparurent, laissant la MINUAR et le peuple rwandais encore une fois isolés.

 

15.9.         Comme nous le verrons bientôt, le lendemain de l’accident, les soldats du gouvernement battirent et tuèrent dix Casques Bleus belges désarmés. Les politiciens belges paniquèrent et rappelèrent immédiatement le reste de leurs troupes. Comme les Belges constituaient le tiers des 1 260 militaires de la MINUAR, ce fut un désastre que Dallaire qualifia de «coup terrible pour la mission[8].» Il fit également valoir clairement un point que nous avons déjà souligné : outre l’aberration que constitue l’assassinat des soldats belges, délibérément ciblés par les extrémistes Hutu pour des raisons stratégiques, il suffisait d’un petit nombre de Casques Bleus pour protéger un grand nombre de civils rwandais. Dès le 8 avril, Dallaire informa New York que «les camps de la MINUAR abritent des civils terrifiés par une campagne brutale de terreur et de purification ethnique[9].» Le gouvernement belge resta impassible. Il décida que l’humiliation serait au moins atténuée si elle était partagée et il entreprit de faire campagne auprès des membres du Conseil de sécurité pour que la MINUAR soit entièrement dissoute.

 

15.10.      Le DOMP répondit en présentant deux nouvelles options au Conseil de sécurité : garder la MINUAR sur place, sans le contingent belge, pour une période supplémentaire de trois semaines, ou rappeler immédiatement la MINUAR et ne laisser sur place qu’une présence symbolique des Nations Unies. La première option était conditionnelle à ce qu’il y ait un cessez-le-feu réel, les deux parties acceptant d’assurer la loi et l’ordre ainsi que la protection des civils dans les secteurs sous leur contrôle. Les belligérants devaient être informés que s’ils ne parvenaient pas à un accord avant le début de mai, la MINUAR serait retirée du pays. Ces propositions furent faites le 13 avril. Le génocide venait de commencer le 12 avril; les leaders des génocidaires venaient d’annoncer que tout Hutu digne de ce nom devait maintenant se rallier à la campagne d’extermination complète des Tutsi du Rwanda. Malgré cela, les Nations Unies semblaient continuer de croire que les dirigeants extrémistes Hutu craindraient tant le retrait de la MINUAR qu’ils se conformeraient aux exigences de l’ONU. C’était comme si New York n’avait jamais voulu comprendre les réalités les plus fondamentales de la situation au Rwanda.

 

15.11.      De toute évidence, certains membres des Nations Unies avaient compris. Le 13 avril également, le Nigeria, membre temporairement du Conseil de sécurité, soumit une proposition de résolution au nom du caucus des pays non-alignés des Nations Unies demandant le renforcement de la MINUAR et un élargissement de son mandat. De l’avis de notre Groupe, il semble qu’il s’agissait là de la réaction la plus évidente et la plus appropriée aux événements qui se déroulaient alors au Rwanda. Le Nigeria fit également valoir que les inquiétudes du Conseil de sécurité ne devaient pas se limiter à la sécurité des étrangers, mais inclure aussi la protection des civils rwandais. Cette approche ne sembla jamais prise au sérieux. Quand les ambassadeurs occidentaux se mirent à demander un consensus, même le Nigeria se rendit compte que sa proposition était une cause perdue et il la retira[10]. Boutros-Ghali préférait la première option proposée par le DOMP, mais il entendait se tourner vers la seconde si la situation ne progressait pas. Le représentant britannique prit la tête du groupe en appuyant la proposition belge de retrait complet de la MINUAR[11]. L’administration Clinton fit valoir que les opérations de maintien de la paix n’avaient pas de rôle utile à jouer au Rwanda dans les circonstances; autrement dit, la MINUAR ne pouvait être efficace, parce que la rendre efficace aurait impliqué des risques réels. La nature extrême de cette position fit qu’elle fut abandonnée, même par ceux qui étaient d’accord en principe, et la Grande-Bretagne comme les États-Unis se rallièrent à la proposition de maintenir une présence symbolique des Nations Unies.

 

15.12.      Mis à part l’échec absolu des puissances mondiales à placer les intérêts du peuple rwandais avant leurs propres intérêts politiques, l’aspect le plus significatif de ces propositions avait trait au fait qu’elles ne faisaient aucunement mention des massacres en cours, déjà connus de tous à l’époque. Instinctivement, on tenait pour acquis que ces massacres étaient un sous-produit de la guerre. On croyait qu’en laissant les Nations Unies, partie neutre, mettre fin à la guerre, le massacre des innocents prendrait fin. Ceux qui étaient sur place comprenaient et tentaient de faire valoir une réalité différente : c’était un vrai génocide, sans lien aucun avec la guerre. Il fallait pour les Tutsi que le génocide prenne fin, quelle que fût l’issue de la guerre.

 

15.13.      Mais les grandes puissances, États-Unis en tête, refusaient d’utiliser le mot génocide, encore moins de convenir que c’était exactement ce dont il s’agissait, ni même de comprendre que les massacres étaient un événement en soi. Au lieu de cela, la principale préoccupation du Conseil de sécurité tout au long du conflit fut de conclure un cessez-le-feu immédiat dans la guerre entre le FPR et le gouvernement qui avait succédé à Habyarimana et de ramener les parties à la table de négociation. Nous pouvons nous estimer heureux que cette exigence à courte vue n’ait jamais été acceptée, sans quoi un cessez-le-feu aurait tout simplement permis aux génocidaires de continuer le massacre des Tutsi sans avoir à s’inquiéter de l’avance des forces du FPR.

 

15.14.      Le 17 avril, Dallaire envoya au général Baril un câble l’informant que, de plus en plus démoralisées, les troupes de la MINUAR non seulement ne protégeaient plus les civils, mais les remettaient entre les mains des génocidaires sans combattre. On sait également que plusieurs personnes — dont Joseph Kavaruganda, ancien juge en chef, Boniface Ngulinzira, ancien ministre des Affaires étrangères et Landoald Ndasingwa, ministre du Travail et des Affaires sociales — furent abandonnées par les soldats de la MINUAR et brutalement assassinées, le dernier avec sa mère, sa femme et deux de ses enfants[12]. Le 21 avril, dix jours après le début du génocide, le Conseil de sécurité adopta une résolution dans laquelle les membres se disaient «consternés par l’étendue de la violence au Rwanda, qui a entraîné la mort de centaines de milliers de civils innocents, dont des femmes et des enfants [...]» avant de voter à l’unanimité la réduction de la MINUAR à une force symbolique de 270 hommes et de limiter son mandat en conséquence. Heureusement, Dallaire «tarda» à donner suite à la résolution et parvint à conserver environ 450 hommes[13].

 

15.15.      Les grandes puissances étaient peut-être consternées, mais elles n’en ont pas moins refusé de s’engager. Selon James Wood, à l’époque affecté depuis huit ans au Pentagone à titre de sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, le gouvernement américain savait, «entre 10 et 14 jours» après le crash, que les massacres avaient été «prémédités, soigneusement planifiés et exécutés selon les plans avec la complicité totale du gouvernement rwandais alors en place[14].» Après tout, il incombait aux «gens qui suivent ces affaires de près, à l’État-major interarmées, aux services de renseignements de la Défense ou au bureau du secrétaire de la Défense[15]» de savoir ces choses.

 

15.16.      Il n’y avait aucun problème de manque d’information aux États-Unis. Human Rights Watch et le US Committee for Refugees, qui obtenaient leurs renseignements directement du Rwanda, ont tenu régulièrement des points de presse et publié des mises à jour sur le cours des événements. Le fait qu’il s’agissait d’un génocide ne faisait plus aucun doute quand, deux semaines plus tard, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) estima qu’il y avait déjà probablement des centaines de milliers de morts et que l’ampleur de la tragédie humaine dépassait de loin tout ce dont il avait été témoin. Parallèlement, la stratégie du Conseil de sécurité menée par les États-Unis fut condamnée pour son irrationalité. Par exemple, Human Rights Watch se hâta de rappeler aux Nations Unies que «l’objectif des autorités n’était pas de maintenir la paix» à Kigali et qu’un «cessez-le-feu entre des parties en guerre serait largement inadéquat compte tenu des carnages de non-combattants perpétrés aux quatre coins du Rwanda […] par l’armée et les milices[16]

 

15.17.      James Wood, l’ex-spécialiste des affaires africaines au Pentagone, croit que «le principal problème à l’époque était l’absence de leadership, ce qui était délibéré et calculé parce que tant en Europe qu’à New York ou à Washington, les décideurs politiques ne voulaient pas faire face à la situation. Ils ne voulaient pas admettre ce qui se passait, ni qu’ils savaient ce qui se passait, parce qu’ils ne voulaient pas porter la responsabilité de l’organisation d’une mission humanitaire — probablement dangereuse — pour contrer un génocide [...] Je crois que tout cela [faire comme si ce n’était pas un génocide] n’était qu’un écran de fumée pour escamoter une politique déterminée d’avance : ‘N’intervenons pas dans ce désastre; laissons les Africains s’en charger eux-mêmes’[17]

 

15.18.      Mais le Rwanda n’allait pas disparaître si facilement de l’actualité. Les histoires d’horreur se multipliaient de jour en jour et ne pouvaient plus être ignorées. À la fin d’avril, on signalait que plus de 200 000 personnes avaient déjà été tuées. Le 28 avril, l’ambassadeur du Nigeria reconnaissait ce que tout le monde hors des circuits diplomatiques savait déjà : on consacrait beaucoup trop d’efforts aux négociations de cessez-le-feu et pas suffisamment à la prévention d’autres massacres.

 

15.19.      Pourtant, sur le terrain, le personnel des Nations Unies continuait de prétendre que l’ONU était «neutre» au Rwanda, une attitude qui lui permettait ostensiblement de jouer le rôle d’intermédiaire honnête tentant de négocier un cessez-le-feu. Le Représentant spécial Jacques-Roger Booh-Booh refusait de critiquer le gouvernement intérimaire, alors même que ses principaux membres incitaient activement la population au génocide; à l’inverse, si l’une des parties faisait l’objet de critiques, il s’employait scrupuleusement à rééquilibrer la situation en critiquant l’autre partie. Nous regrettons profondément que Booh-Booh n’ait pas insisté et qu’il ait échoué à faire comprendre à New York que les génocidaires devaient être amenés à assumer leurs agissements haineux. Même à la fin d’avril et au début de mai, les points de presse quotidiens donnés à Nairobi par les représentants de l’ONU continuaient de rappeler que les Nations Unies devaient être «perçues comme neutres» ou que «nous ne devons pas donner l’impression de prendre parti pour l’un ou l’autre camp[18]

 

15.20.      Quelques années après, dans un rapport sur l’échec de l’enclave de Srebrenica en Bosnie en 1995, le Secrétaire général Kofi Annan écrivit que l’une des questions majeures soulevées au cours de ces terribles circonstances était une idéologie institutionnelle d’impartialité [de la part de l’ONU] même lorsqu’elle était en présence d’une tentative de génocide […] Certainement des erreurs de jugement étaient commises [par l’ONU] […] erreurs qui trouvaient leurs racines dans une philosophie d’impartialité et de non-violence totalement incompatible avec le conflit en Bosnie. En effet, conclut-il, négocier pendant la guerre avec «les architectes et exécuteurs de la tentative de génocide en Bosnie […] équivalait à un apaisement[19]

 

15.21.      Pour le Rwanda en 1994, il fallut attendre jusqu’à la fin d’avril avant que Boutros-Ghali ne réalise à quel point sa position était peu judicieuse. La Commission Carlsson critique sa passivité jusqu’à ce moment. «Le Secrétaire général peut avoir une influence marquante sur les décisions prises par le Conseil de sécurité, et a la capacité de mobiliser la volonté politique des États membres autour des grandes questions à l’ordre du jour. Boutros-Ghali était absent de New York durant la plus grande partie du génocide. La Commission comprend que le Secrétaire général ne peut être présent à toutes les réunions du Conseil de sécurité. Les archives montrent toutefois des communications quasi-quotidiennes informant le Secrétaire général du déroulement des événements à Kigali et au siège de l’Organisation relativement au Rwanda, avec parfois des réponses et des commentaires du Secrétaire général. La Commission conclut que le Secrétaire général était tenu informé des principaux développements au Rwanda. Toutefois, le rôle du Secrétaire général face au Conseil dans de véritables situations de crise comme celle du génocide rwandais ne peut que dans une faible mesure être joué à distance. Sans des contacts personnels directs entre le Secrétaire général et l’ensemble du Conseil de sécurité ou chacun de ses membres, l’influence du Secrétaire général sur le processus de prise de décision ne peut être aussi efficace ni aussi forte que s’il était présent[20]

 

15.22.      Finalement, un peu plus d’une semaine après la décision du Conseil de sécurité de réduire la MINUAR, Boutros-Ghali se fit abruptement l’avocat d’une intervention plus musclée des Nations Unies. Il avait finalement compris que la priorité n’était pas d’agir à titre de médiateur neutre dans une guerre civile, mais de mettre un terme aux massacres de civils. Il n’était toutefois pas encore prêt à admettre la réalité d’un génocide délibérément planifié et exécuté. Au contraire, jusqu’à la fin d’avril, Boutros-Ghali continua d’affirmer que les massacres étaient la conséquence de violences déraisonnées mais probablement inévitables entre deux groupes ethniques se détestant profondément. Ce fut une approche particulièrement malheureuse de la part du Secrétaire général puisqu’elle venait renforcer l’argument principal des génocidaires, à savoir que la crise découlait d’animosités ethniques historiques plutôt que d’assassinats massifs organisés[21].

 

15.23.      Malgré cela, des vies pouvaient encore être sauvées et le Secrétaire général poussa le Conseil de sécurité à reconsidérer sa décision de rester militairement passif et politiquement neutre. Le Conseil n’était toutefois pas pressé d’agir. Malgré ce qui se passait au Rwanda, il semble que le Conseil avait besoin d’autres pourparlers et d’autres documents. À chaque occasion, comme nous l’avons vu plus tôt, l’ambassadrice des États-Unis Madeleine Albright s’empressait de dresser des obstacles sur la voie d’une décision rapide en vue d’une action efficace. Finalement, le 17 mai, le Conseil de sécurité accepta la mise sur pied de la MINUAR II avec 5 500 hommes et un mandat Chapitre 7 lui permettant d’avoir recours à la force nécessaire pour mener sa mission à bien.

 

15.24.      La résolution imposait un embargo sur les armes à destination du Rwanda, décision à laquelle s’opposa l’envoyé du gouvernement génocidaire qui représentait toujours le Rwanda au Conseil de sécurité. Le fait que le Hutu Power siège au Conseil de sécurité a offensé un grand nombre de personnes tout au long du génocide, mais cette situation a perduré jusqu’aux derniers jours de la guerre, quand l’armée du FPR a chassé le gouvernement du pays. Le lendemain de l’accord donnant naissance à la MINUAR II, Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, accompagné de Jean-Bosco Barayagwiza, chef du parti génocidaire CDR, prit la place réservé au Rwanda au Conseil de sécurité. Dans un discours raciste et enflammé, Bicamumpaka tenta de justifier le génocide, prétendit que des centaines de milliers de Hutu avaient été assassinés par le FPR. Une minorité seulement des membres du Conseil dénoncèrent le ministre et le gouvernement au nom duquel il avait pris la parole[22]. Au cours des mois pendant lesquels son gouvernement présida au génocide, l’ambassadeur rwandais ne fut jamais empêché de voter, pas même sur les questions touchant directement son pays[23]. C’est cet incident humiliant qui entraîna la Commission Carlsson à recommander que l’on étudie «plus à fond la possibilité de suspendre la participation des représentants d’un État membre au Conseil de sécurité dans des circonstances aussi exceptionnelles que celles de la crise au Rwanda[24]

 

15.25.      Désormais, la MINUAR II existait, apparemment une victoire du bon sens. Mais elle n’existait que sur papier. Rien n’avait changé, comme ceux du milieu l’avaient prédit. «Il ne se produira absolument rien. C’est un beau document, mais qui a bien peu de chance d’être mis en application [...] Les États membres n’accorderont pas les ressources permettant de réaliser ce plan[25].» Deux semaines après la résolution créant la MINUAR II, Boutros-Ghali présenta son rapport au Conseil de sécurité. Il avait envoyé une mission d’observation au Rwanda et ses observations l’avaient passablement ébranlé. Le rapport contenait une description précise des horreurs des sept semaines précédentes qui faisait état d’une «frénésie de massacres» et estimait entre 250 000 et 500 000 le nombre de personnes ayant déjà trouvé la mort. De manière significative, il déclara que les massacres et les tueries avaient été systématiques et qu’il n’y avait que «peu de doute» que la situation constituait un génocide[26].

 

15.26.      Les conclusions du Secrétaire général étaient très dures : «Le temps mis par la communauté internationale à réagir au génocide rwandais montre son incapacité à répondre rapidement par une action prompte et décisive aux crises humanitaires entrelacées avec un conflit armé. Ayant rapidement ramené la MINUAR à une présence symbolique sur le terrain parce que son mandat initial ne lui permettait pas d’intervenir au moment où le carnage commençait, la communauté internationale semble paralysée à réagir près de deux mois plus tard, et même au nouveau mandat établi par le Conseil de sécurité. Nous devons admettre qu’à cet égard, nous avons failli dans notre réponse à l’agonie du Rwanda, et que nous avons, ce faisant, acquiescé à la perte continue de vies humaines[27]

 

15.27.      Boutros-Ghali recommanda que les deux tâches principales de la MINUAR II soient de protéger les civils menacés et d’assurer la sécurité des missions d’aide humanitaire. Une semaine plus tard — trois semaines entières après l’établissement de la MINUAR II et après qu’une série d’obstacles dressés par les Américains eurent été surmontés — le Conseil de sécurité endossa finalement ces objectifs et appela instamment les États membres à répondre rapidement à la demande de ressources lancée par le Secrétaire général. Même à ce stade, une majorité de membres du Conseil, avec l’ambassadrice des États-Unis Madeleine Albright en tête, continuait de refuser de reconnaître dans le drame du Rwanda un génocide, par crainte des obligations juridiques découlant de la Convention sur le génocide qui leur imposait de prendre des mesures efficaces une fois l’existence d’un génocide reconnue.

 

15.28.      De plus, encore une fois grâce aux États-Unis, il y eut un nouveau délai extraordinaire. Cette fois-ci, ce fut une question d’argent. L’administration Clinton avait promis de fournir à la MINUAR 50 véhicules blindés de transport de troupes qui, selon Dallaire, pouvaient jouer un rôle important dans la libération des civils encerclés. Washington décida de négocier avec l’ONU les conditions de location des véhicules et de les négocier à partir d’une position de force. Avant d’autoriser l’envoi des véhicules blindés au Rwanda, la nation la plus riche du monde augmenta l’estimation de coût initiale de moitié et exigea ensuite que les Nations Unies (envers qui les États-Unis avaient déjà une dette énorme) assument le coût du retour des véhicules à leur base en Allemagne. Le coût global de l’exercice était évalué à 15 millions de dollars américains.

 

15.29.      Ce n’était pas tout. Une fois que l’administration eut accepté en principe de fournir les véhicules «au lieu d’assurer le leadership de l’opération à travers la bureaucratie du Pentagone afin de rendre les véhicules à destination le plus rapidement possible, l’affaire se déroula de la manière la plus lente et la plus tortueuse, de sorte que lorsque les véhicules furent enfin prêts à être envoyés au Rwanda, tout était fini. Il aurait été trop tard de toute façon [...] ils [les bureaucrates] s’enfermèrent dans des questions sans fin sur la terminologie de contrat, le type de lettrage à appliquer sur les véhicules [...] la couleur [...] et toutes sortes d’autres détails. Toutes ces choses peuvent être résolues en une ou deux rencontres [...] ou vous pouvez les laisser s’étirer sur des mois, ce qui est exactement ce qui s’est produit. Le temps qu’il faudrait [...] pour les mettre en route devint presque un sujet de plaisanteries. Pour moi, la situation démontrait clairement l’absence totale d’intérêt de nos [les États-Unis] décideurs, dans cette situation, à soutenir l’ONU dans son intervention[28]

 

15.30.      Les véhicules de transport de troupes arrivèrent finalement en Ouganda le 23 juin et y restèrent. Aucun véhicule n’était encore entré au Rwanda quand le FPR a gagné la guerre et que le génocide a pris fin, le 17 juillet.

 

15.31.      Le fait qu’on ait été incapable de trouver à transporter un contingent éthiopien entièrement équipé, entraîné et disponible pour servir au sein de la MINUAR II est tout aussi inquiétant. Aucune des puissances occidentales qui avaient immédiatement envoyé des avions pour rapatrier leurs ressortissants après la mort du Président Habyarimana n’était en mesure d’apporter son aide. Le 25 mai, le gouvernement éthiopien s’était formellement engagé à fournir 800 soldats; on ne put leur trouver un transport avant la mi-août, plus d’un mois après la fin du génocide[29].

 

15.32.      En fait, aucun soldat rattaché à la MINUAR II — seule intervention positive du Conseil de sécurité durant tout le génocide — ne mit le pied au Rwanda avant que la victoire militaire du FPR ne mette un terme aux massacres. Du début à la fin, le bilan de l’ONU dans l’affaire du Rwanda a été incroyablement déconcertant. Le peuple et le gouvernement du Rwanda considèrent qu’ils ont été trahis par la communauté internationale et nous sommes d’accord avec eux. Qui sont les responsables? La Commission Carlsson s’est surtout penchée sur le Secrétariat et lui attribue la plus grande part de responsabilité, en particulier au Secrétaire général et au Département des opérations de maintien de la paix sous Kofi Annan. Comme Dallaire l’a rappelé par la suite : «Soixante-dix pour cent de mon temps et de celui de mon État-major était consacré à une bataille administrative dans le cadre de la structure administrative et logistique quelque peu constipée des Nations Unies[30]

 

15.33.      D’autres sont profondément en désaccord et considèrent qu’on cherche un «bouc émissaire» en blâmant les services civils de l’ONU. Chose intéressante, ce groupe comprend entre autres le général Dallaire. Pour lui, le principal coupable n’est pas le Conseil de sécurité, mais plutôt certains membres de ce Conseil. «Les coupables sont principalement les puissances mondiales», a-t-il indiqué à notre Groupe. «Dans leur propre intérêt, ils avaient déjà décidé que le Rwanda était sans importance. Dans les faits, il y a le Secrétariat des Nations Unis, le Secrétaire général et le Conseil de sécurité, mais dans mon esprit, il y a quelque chose au-dessus de tout cela. Il y a quelque chose au-dessus du Conseil de sécurité. Il y a une rencontre de puissances qui ont les mêmes opinions et qui prennent leurs décisions avant même que le Conseil de sécurité soit saisi d’une question. Ces pays avaient plus de sources d’information que moi sur le terrain et ils savaient exactement ce qui se passait au Rwanda[31]

 

15.34.      Il apparaît sans doute déjà clairement au lecteur que le personnel du Secrétariat des Nations Unies fut bien autre chose qu’un groupe de fonctionnaires exécutant les souhaits de leurs maîtres politiques au sein du Conseil de sécurité. À plusieurs reprises, ils imposèrent à la MINUAR les contraintes les plus étroites, lui refusant la plus élémentaire flexibilité alors même que des vies étaient directement menacées. La seule exception à cette règle fut au moment où les vies menacées étaient celles d’expatriés qu’on évacua frénétiquement du pays après le 6 avril.

 

15.35.      Le Secrétariat n’a pas exercé son droit d’intervenir devant le Conseil de sécurité en tentant de persuader les membres du besoin urgent de prendre des mesures actives. En fait, les membres non permanents du Conseil étaient parfois laissés dans l’ignorance la plus complète. Par exemple, l’ambassadeur tchèque à l’époque se plaignit du fait que «le secrétariat ne nous donnait pas toute l’information. Il en savait davantage que ce qu’il disait et les membres comme nous ne pouvaient établir s’il s’agissait vraiment d’une guerre civile ou d’un génocide[32].» Leur bilan à cet égard est une tache honteuse au dossier des Nations Unis et au leur, comme le Secrétaire général Kofi Annan, successeur de Boutros-Ghali, le reconnut dans sa réponse au rapport de la Commission Carlsson : «J'accepte pleinement leurs conclusions, y compris celles qui mettent en cause certains membres du Secrétariat de l'Organisation, dont moi-même[33]

 

15.36.      Quelles sont les conclusions acceptées par Annan, cela n’apparaît pas clairement. Environ 18 mois plus tôt, comme le Président Clinton, il s’était rendu à Kigali et avait lui aussi présenté des excuses, affirmant qu’«aux heures les plus sombres de son histoire, le monde a abandonné le peuple du Rwanda [...] Nous tous qui nous préoccupons du Rwanda, qui avons été témoins de ses souffrances, nous aurions voulu pouvoir prévenir le génocide[34].» L’explication du Secrétaire général était remarquablement similaire à celle du Président des États-Unis. «Lorsque nous regardons en arrière», dit-il devant le Parlement rwandais, «nous voyons les signes que nous n’avons alors pas su reconnaître. Nous savons maintenant que ce que nous avons fait n’était pas suffisant, pas suffisant pour protéger le Rwanda contre lui-même[35].» Les parlementaires rwandais, qui n’avaient quant à eux aucun doute sur le fait que ces signes étaient connus, étaient furieux contre de tels propos du Secrétaire.

 

15.37.      Par ailleurs, les acteurs des événements de 1994 ne partagent pas tous le sentiment de contrition d’Annan. Iqbal Riza, commandant adjoint du DOMP et à l’époque chef d’État-major des opérations de maintien de la paix, continue de rejeter toute responsabilité pour la tragédie rwandaise. Bien sûr, il regrette la tragédie et reconnaît qu’une initiative plus rigoureuse de l’ONU à l’époque aurait pu sauver des vies humaines. Mais il insiste : «Avec tout le respect que je dois aux morts, les responsables de cette tragédie sont ceux qui ont planifié les massacres. Ce sont eux qui sont responsables de ces morts[36].» C’est pourtant ce même Riza qui refusa unilatéralement l’autorisation sollicitée par Dallaire le 11 janvier de confisquer une cache d’armes et qui lui ordonna plutôt d’en informer Habyarimana. Trois ans plus tard, il expliqua à un journaliste de télévision pourquoi il n’avait pas pris au sérieux la déclaration d’un informateur selon laquelle il existait un plan en vue d’éliminer tous les Tutsi de Kigali. «Écoutez, les cycles de violence au Rwanda se répètent depuis 1960 — Tutsi contre Hutu, Hutu contre Tutsi. Je suis désolé de paraître cynique, mais ce n’était rien de nouveau. Ce qui avait commencé dans les années 60 s’était poursuivi dans les années 70 et 80 et se répétait encore une fois dans les années 90[37]

 

15.38.      Cette déclaration était incompatible avec les faits. Comme nous l’avons montré plus tôt, il n’y a eu à peu près aucune violence entre les deux groupes durant la plupart des années 70 et durant toutes les années 80. Après 17 années de paix ethnique, le ressentiment anti-Tutsi et les massacres n’ont débuté qu’à la suite de l’invasion menée par les forces du FPR en octobre 1990, moins de trois ans plus tôt. En réalité, ce sont ces années qui constituaient une aberration. Notre Groupe est extrêmement troublé de constater que l’un des membres les plus élevés dans la hiérarchie du Secrétariat continue de ne voir dans le génocide que l’expression d’une quelconque rivalité tribale et de croire que ses actions n’ont eu aucun impact sur les événements au Rwanda.

 

15.39.      D’un autre côté, quels qu'aient pu être les préjugés de certains de ses représentants, nous ne pouvons concevoir que le Secrétariat ait pu adopter une approche aussi négligente si le Conseil de sécurité avait choisi de faire tout en son pouvoir pour empêcher le génocide ou y mettre fin. Comme nous l’avons dit précédemment, un grand nombre d’organisations externes doivent assumer une part de responsabilité dans ce qui s’est produit au Rwanda — les églises, les institutions financières internationales et tous les organismes humanitaires qui adoraient travailler dans le Rwanda d’Habyarimana et dont les largesses ont rendu possible l’accroissement de la capacité de coercition de l’État[38], de même que toutes les nations qui ont ignoré la tournure résolument ethnique que prenait l’administration rwandaise et qui ont détourné le regard des massacres ethniques qui avaient commencé en 1990.

 

15.40.      Néanmoins, au-delà de tout cela, les preuves démontrent clairement qu’il y a un petit nombre d’importants acteurs dont l’intervention aurait pu directement prévenir le génocide, y mettre fin ou en réduire grandement l’importance. Il s’agit de la France dans son intervention au Rwanda; des États-Unis au Conseil de sécurité avec le soutien indéfectible du Royaume-Uni; et de la Belgique, qui s’est enfuie du Rwanda pour tenter ensuite de démanteler complètement la MINUAR après le début du génocide. Le Représentant permanent du Nigeria aux Nations Unies, l’ambassadeur Ibrahim Gambari, nous a rappelé que «toutes les imperfections des Nations Unies sont attribuables à ses membres», ce qui l’a amené à conclure que «sans l’ombre d’un doute, ce fut le Conseil de sécurité, et en particulier ses membres les plus influents, ainsi que la communauté internationale dans son ensemble, qui ont failli à leurs obligations envers le peuple du Rwanda aux heures les plus sombres de son histoire[39].» Comme l’ont dit avec amertume le général Dallaire et son commandant adjoint, le colonel Marchal, «la communauté internationale a les mains souillées de sang[40]

 

15.41.      Le prix de cette trahison a été payé par un nombre incalculable de Rwandais en grande majorité Tutsi, dont les noms resteront à jamais inconnus du reste du monde. Par contre, aucun des acteurs clé du Conseil de sécurité ou du Sécrétariat qui ne réussirent pas à empêcher le génocide principaux au Conseil de Sécurité ou au Secrétariat responsable de cette trahison n’a jamais payé quelque prix que ce soit. Aucune démission n’a été demandée. Personne n’a donné sa démission pour des raisons de principe. La carrière de plusieurs est devenue hautement florissante depuis 1994. Il semble que la règle du jour soit l’impunité internationale et non la responsabilité internationale.

 

La Belgique

 

15.42.      Les Belges ont joué un rôle diplomatique important au Rwanda dans les années qui ont précédé le génocide. Des troupes ont été envoyées immédiatement après l’incursion du FPR d’octobre 1990 afin de protéger la forte population belge du pays — quelque 1 700 personnes, un reliquat de l’époque coloniale — mais lorsqu’il apparut évident que les citoyens belges n’étaient pas menacés du tout, les troupes furent rapidement retirées. Dans une initiative impressionnante, le Premier ministre belge, Willy Martens, et son ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, se rendirent en Afrique orientale deux semaines plus tard afin de rencontrer les Présidents du Rwanda, de l’Ouganda et du Kenya pour tenter une médiation régionale. Des différends politiques au pays sur la question rwandaise mirent toutefois rapidement un terme aux interventions et les soldats belges rentrèrent au pays avant la fin du mois[41].

 

15.43.      Au cours des quelques années qui ont suivi, la Belgique a émergé comme le leader de facto d’un cartel de diplomates de même opinion à Kigali qui s’intéressaient aux droits de l’homme; la plupart des corps diplomatiques à Kigali, dont celui des Américains mais non celui des Français, faisaient partie de ce groupe non officiel. Les diplomates belges faisaient en outre activement pression sur Habyarimana pour qu’il accepte un gouvernement de coalition et qu’il prenne au sérieux les négociations d’Arusha.[42]

 

15.44.      Quand la MINUAR fut créée en octobre 1993, les troupes belges, au grand mérite de leur gouvernement, en constituaient le plus important contingent occidental. Au cours des mois qui ont suivi, réagissant à un flot d’avertissements annonçant l’imminence d’un massacre, la Belgique pressa les Nations Unies d’accorder une plus grande liberté d’action et un mandat plus large à la MINUAR. L’ONU refusa d’adopter quelque mesure que ce soit qui pouvait entraîner une hausse des coûts ou des risques. Le lendemain de l’écrasement de l’avion d’Habyarimana, dix Casques Bleus belges furent assassinés par des soldats du gouvernement, exactement comme l’avait dit l’informateur de Dallaire trois mois plus tôt. En fait, la Commission parlementaire belge de 1996 chargée d’enquêter sur le rôle du pays dans le génocide découvrit que le gouvernement en savait d’avance très long sur les risques qu’il courait, y compris sur les risques que courait son contingent auprès des Nations Unies[43].

 

15.45.      Aucun diplomate à Kigali n’avait de meilleures sources d’information que les Belges, comme l’a clairement démontré le rapport de la Commission. Le gouvernement de Bruxelles était pleinement conscient qu’une calamité d’une ampleur approchant le génocide était nettement possible et il savait que les leaders du Hutu Power étaient devenus amèrement anti-Belges, qu’ils considéraient pro-Arusha et pro-Tutsi. Radio RTLMC, l’organe de propagande des extrémistes Hutu, dénonçait les Casques Bleus belges en tant qu’ennemis du peuple Hutu et accusa plus tard la Belgique (conjointement avec le FPR) d’avoir abattu l’avion du Président Habyarimana. Le gouvernement belge prit la courageuse décision de se rallier à la MINUAR en sachant très bien que les sentiments anti-Belges étaient perceptibles chez les fanatiques versatiles et instables du Hutu Power. Les menaces spécifiques proférées contre le contingent belge et reproduites dans le câble du général Dallaire du 11 janvier étaient, bien sûr, largement connues aussi[44].

 

15.46.      Pourtant, lorsque la rhétorique laissa place à l’action, le gouvernement belge réagit exactement de la façon qu’avaient prévue les habiles stratèges du Hutu Power. Même si l’opinion publique belge semblait divisée quant à l’avenir de ses troupes, le gouvernement belge céda à la panique et décida de rappeler son contingent[45]. Cette décision eut des conséquences immédiates et tragiques.

 

15.47.      La MINUAR apporta sa plus grande contribution aux Rwandais menacés en les protégeant de par sa seule présence. Pendant plusieurs jours, des Tutsi se regroupèrent à l’École Technique Officielle (ETO) de Kigali où étaient stationnés quelque 90 soldats belges de la MINUAR. Le 11 avril, plus de 2 000 personnes, dont au moins 400 enfants, s’étaient réfugiées dans l’école[46]. Les soldats rwandais et les miliciens patrouillaient les alentours en attendant. Certains Tutsi suppliaient les officiers belges de les abattre plutôt que de les laisser aux mains des génocidaires. Peu après midi, le commandant belge, agissant sous les ordres directs de Bruxelles d’évacuer le pays[47], ordonna à ses troupes de quitter l’école[48]. Alors même qu’ils quittaient les lieux par une porte, les assassins se précipitèrent à l’intérieur par une autre, tandis que les Tutsi tentèrent de s’enfuir par une troisième. Un grand nombre d’entre eux furent tués sur place. Les autres se retrouvèrent rapidement face aux soldats et aux miliciens. Ils furent encerclés et attaqués avec des fusils, des grenades et finalement des machettes. La plupart des 2 000 réfugiés furent tués cet après-midi-là, quelques heures à peine après le départ des forces de maintien de la paix de l’ETO[49].

 

15.48.      Parmi les soldats belges, plusieurs désiraient rester au Rwanda afin d’empêcher de plus grands massacres et ils furent humiliés par la décision de leur gouvernement de les rapatrier. La Commission Carlsson conclut que «la façon dont les troupes quittèrent les lieux, y compris les tentatives de faire croire aux réfugiés qu’ils ne partaient pas vraiment, fut une disgrâce[50].» Le colonel Luc Marchal, commandant du contingent belge au sein de la MINUAR, écrivit plus tard : «Nos chefs politiques auraient dû savoir qu’en quittant la MINUAR, nous condamnions des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à une mort certaine[51].» Le lieutenant Luc Lemaire, un autre officier belge, témoigna plus tard que «si la Belgique avait eu le courage de laisser ses soldats sur place, nous aurions pu sauver des gens[52].» Les Casques Bleus comprenaient cela eux aussi. «Le retrait signifiait pour eux qu’on les prenait pour des lâches, et des lâches moralement irresponsables. Il n’est pas étonnant de constater que plusieurs d’entre eux [officiers compris] jetèrent leur béret bleu de dégoût à leur retour en Belgique[53].» D’autres, sous l’œil des caméras de télévision, tirèrent leurs couteaux et découpèrent leurs bérets en lambeaux.[54]

 

15.49.      Même après la trahison de l’ETO, le pire restait à venir. Contrairement à l’engagement pris par Marchal envers Dallaire, les troupes reçurent l’ordre d’emporter leurs armes et leur équipement avec eux. Qui plus est, sans doute embarrassée par le retrait et désireuse de sauver la face, la Belgique entreprit de vigoureuses démarches auprès des Nations Unies en vue de faire rappeler la totalité de la MINUAR. Si les Belges n’y étaient plus, sans doute était-il préférable qu’il n’y ait plus aucun soldat sur place. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne appuyèrent initialement la position belge[55].

 

15.50.      Ce fut un moment de honte pour la Belgique. Comme l’a écrit plus tard Boutros-Ghali, la Belgique avait été frappée par le «syndrome américain» : se retirer aux premiers signes de troubles[56]. Le même pays qui avait joué un rôle si honorable en tentant depuis 1990 de mettre un terme à la guerre civile au Rwanda et ensuite de confier à la MINUAR un mandat approprié avait maintenant décidé que le Rwanda était devenu trop dangereux. C’était une sentence de mort pour d’innombrables Tutsi, comme l’ont reconnu les deux officiers supérieurs belges.

 

15.51.      Bien sûr, le massacre brutal des soldats belges avait été une chose horrible. Cependant, comme l’a appris en 1997 la Commission parlementaire belge, le fait que les soldats belges fussent pris comme cible n’était pas tout à fait inattendu. Par ailleurs, c’étaient des soldats et, comme l’a dit le lieutenant belge Luc Lemaire, amer d’avoir été rappelé, «à titre de soldats, nous devons être prêts à mourir à tout instant[57].» Nous sommes d’accord avec lui. C’est une des conséquences possibles de l’intervention militaire. Une mission de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix sans risques est une contradiction. Pourtant, plusieurs citoyens belges estimèrent que risquer la vie de leurs soldats était un prix trop élevé à payer pour la protection des Rwandais et les politiciens belges décidèrent que sacrifier le Rwanda pour satisfaire des électeurs en colère en valait la peine.

 

15.52.      Le 6 avril 2000, le Premier ministre belge Guy Verhofstadt assista à Kigali à la cérémonie commémorant le sixième anniversaire du génocide. Il saisit l’occasion de faire des excuses après six ans et «d’assumer la responsabilité de mon pays», d’après ce que l’on a appris par la suite «au nom de mon pays et de mon peuple, je demande pardon[58].» Maintenant les États-Unis, les Nations Unies, la Belgique et l’Église anglicane ont officiellement présenté leurs excuses. Cela nous paraît un bon petit pas en avant. Il est temps qu’ils assurent que des réparations financières proportionnelles viennent soutenir leurs paroles solennelles de repentir.

 

La France et l’Opération Turquoise

 

15.53.      Le 19 juillet 1994, au moment même où le nouveau Président du Rwanda prêtait serment, l’armée française avait transformé le quadrant sud-ouest du pays en zone de sécurité. Les troupes françaises étaient présentes de 1990, lorsqu’elles jouèrent un rôle clé en empêchant une victoire rapide du FPR, jusqu’à l’arrivée des premiers contingents de la MINUAR en décembre 1993. À ce moment-là, les soldats français quittèrent le pays, laissant derrière eux une équipe de renseignement déguisée.

 

15.54.      Quand l’avion d’Habyarimana fut abattu, les avis des dirigeants français sur la situation au Rwanda étaient contradictoires. Certains n’avaient aucune illusion sur ce qui se produirait une fois les hostilités engagées; ils savaient parfaitement bien, et l’affirmèrent clairement, que le déclenchement d’un nouveau conflit se traduirait par une immense tragédie. D’autres refusèrent de prendre la situation au sérieux et furent pris au dépourvu par ce qui survint ensuite. Ils étaient habitués à l’émergence de problèmes et même à la violence dans leur sphère d’influence en Afrique, et à corriger rapidement la situation[59]. Comme Bruno Delaye, principal conseiller du Président Mitterrand sur les questions africaines, l’a déjà dit à une délégation de militants des droits de l’homme, c’était vrai que les Hutu avaient fait des choses horribles au Rwanda, et c’était regrettable, mais «les Africains sont comme ça.» Le Rwanda n’était donc qu’une autre «tuerie habituelle»; tant que la situation restait sous contrôle, même si elle devait coûter la vie à quelques douzaines ou même quelques centaines de Rwandais, la France pouvait rester largement détachée[60].

 

15.55.      Donc, à l’origine, la classe dirigeante française choisit de ne rien faire pour empêcher le génocide qui se déroulait dans sa «cour». Une délégation de coopérants français qui connaissaient bien le Rwanda rencontra les conseillers de Mitterrand sur les questions africaines pour leur demander instamment d’user de leur influence afin que soit mis fin aux atrocités commises durant le génocide. Mais comme le Dr Jean Hervé Bradol de Médecins Sans Frontières le relate : «J’étais complètement déprimé parce que je réalisai […] qu’ils n’avaient nullement envie d’arrêter les massacres[61]

 

15.56.      D’un autre côté, en se fondant sur un grand nombre de preuves que Paris connaissait bien, la possibilité de violences et de troubles graves pouvaient difficilement être écartée. Aussi bien les citoyens français au Rwanda que les amis rwandais de la France pouvaient se trouver en danger. En conséquence, sans que les Nations Unies ni la MINUAR n’en soient informées, quelque 500 soldats français se posèrent sur l’aéroport de Kigali les 8 et 9 avril afin d’évacuer les ressortissants français et quelque 400 Rwandais, dont plusieurs étaient liés à la famille Habyarimana. Certains étaient d’importants membres de l’Akazu, dont Mme Habyarimana elle-même, qui prit le tout premier avion en partance pour la France[62]. Aucun Tutsi ne fut évacué, même parmi ceux qui travaillaient depuis longtemps pour des organismes français, et aucun Hutu dans la mire des comploteurs ne fut évacué non plus.

 

15.57.      Comme l’écrivit un chercheur, le résultat de cette intervention française «est rendu par l’image de femmes, d’hommes et d’enfants tentant d’escalader les grilles de l’ambassade de France et par celle de tous ceux [les citoyens rwandais] qui avaient servi le gouvernement français mais qui furent laissés à eux-mêmes face au génocide, alors que ceux-là même qui depuis plusieurs années semaient les germes de la haine ethnique et contribuaient à bâtir une immense machine de mort furent emmenés en sécurité par les avions français[63].» Les troupes françaises ne posèrent pas le moindre geste contre leurs alliés et frères d’armes Hutu qui avaient entrepris le génocide duquel elles sauvaient leurs compatriotes français.

 

15.58.      Des renseignements encore plus troublants provinrent du colonel Luc Marchal, commandant du contingent belge de la MINUAR, qui se trouvait à l’aéroport de Kigali à l’arrivée des trois premiers avions français. Comme il le révéla plus tard dans une série d’entrevues avec les médias : «Deux de ces trois avions transportaient du personnel. Et le troisième transportait des munitions […] pour l’armée rwandaise […] ils restèrent quelques minutes à l’aérodrome et aussitôt après [les munitions] étaient chargées sur des véhicules qu’ils dirigèrent vers le camp de Kanombé[64].» . Une fois les armes déchargées et l’évacuation menée à bien, les troupes françaises quittèrent le pays. Pour la première fois depuis 1990, il n’y avait plus aucun soldat français au Rwanda.

 

15.59.      À la mi-juin, neuf semaines après le début du génocide, alors qu’on savait que des centaines de milliers de personnes avaient trouvé la mort et que la fin était proche pour le gouvernement génocidaire, le gouvernement français annonça qu’il avait l’intention d’envoyer des troupes au Rwanda pour des «raisons humanitaires». Cette volte-face fut provoquée par un nombre de facteurs différents. Différents groupes sociaux exerçaient de fortes pressions pour que la France contribue à mettre un terme au carnage et le Président était anxieux d’y répondre. Le génocide attirait beaucoup l’attention des médias et la plupart soulevaient des questions embarrassantes quant à la responsabilité de la France d’après un expert étranger dont l’avis comptait à l’époque. Le gouvernement désirait également montrer que la France demeurait une puissance sur laquelle on pouvait compter en Afrique, en particulier contre les intrus anglophones[65]. Un autre chercheur prévient que pendant des centaines d’années tout au long de la traite des esclaves et de l’ère coloniale, «toute intervention impérialiste [en Afrique] a prétendu être humanitaire». D’autres continuaient de croire qu’il y avait encore une occasion de sauver leurs vieux amis du régime Habyarimana[66].

 

15.60.      Quels que furent les motifs qui lui ont donné naissance, l’Opération Turquoise avait pour objet de faire revenir les soldats français au Rwanda pour tirer les citoyens rwandais non encore massacrés des mains de ceux-là mêmes que la France avait formés et armés[67]. Le verdict de la Commission Carlsson fut brutal : «Comme ce fut le cas dans le déploiement rapide des troupes d’évacuation, la soudaine disponibilité de milliers de soldats pour l’Opération Turquoise, alors que le DOMP [le Département des opérations de maintien de la paix des Nations Unies] tentait sans succès depuis plus d’un mois de réunir des forces en vue de renforcer la MINUAR II, mit en lumière le degré variable de volonté politique envers l’engagement de forces au Rwanda. La Commission considère déplorable que les ressources consacrées par la France et d’autres pays à l’Opération Turquoise n’aient pas plutôt été mises à la disposition de la MINUAR II[68]

 

15.61.      Ce n’est pas le fait d’une simple sagesse rétrospective de croire que l’ensemble de cette période soit si contraire au sens commun élémentaire. Même à l’époque, ceux qui ne savaient que fort peu de choses du Rwanda étaient proprement outrés. Le FPR condamna avec colère cette initiative qu’il perçut comme une tentative à peine voilée de sauver le gouvernement Hutu au bord du précipice. L’Organisation de l’Unité Africaine qui, comme nous le verrons plus loin, avait préalablement informé la France qu’elle désapprouvait fermement toute intervention de cette nature, rendit sa position publique[69].

 

15.62.      Un groupe de prêtres catholiques Tutsi qui avaient échappé aux massacres lancèrent un cri du cœur à leurs supérieurs : «Les responsables du génocide sont les soldats et les partis politiques du MRND et de la CDR, à tous les échelons, mais plus particulièrement aux échelons supérieurs, appuyés par la France qui a entraîné leurs milices. C’est pourquoi nous considérons que l’intervention soi-disant humanitaire de la France est une entreprise cynique. Nous remarquons avec amertume que la France n’a jamais réagi durant les deux mois qu’a duré le génocide, alors qu’elle était mieux informée que quiconque. Elle n’a jamais élevé la voix contre les massacres des opposants politiques. Elle n’a jamais exercé la moindre pression sur le gouvernement auto-proclamé de Kigali, alors qu’elle avait les moyens de le faire. Pour nous, la France est arrivée trop tard et pour rien[70]

 

15.63.      En France, le degré de cynisme était le même. Le quotidien Le Monde analysa les agissements du gouvernement français et se demanda pourquoi il s’était «contenté de rapatrier égoïstement les ressortissants français en avril avant d’approuver, comme tout le monde, le rappel des 2 000 hommes de troupe des Nations Unies au Rwanda juste au moment où se déroulait l’un des plus épouvantables massacres de ce siècle? Pourquoi ce réveil tardif qui survient, comme par coïncidence, juste au moment où le FPR prend le dessus sur le terrain? La France sera encore une fois accusée de courir à la rescousse de l’ancien gouvernement, mais l’initiative aura pour effet de renforcer d’autres régimes africains tout aussi corrompus, comme celui du général Mobutu au Zaïre[71]

 

15.64.      Sur le terrain, au Rwanda, le général Dallaire était furieux à l’idée de l’intervention française. «Il savait que les services secrets français avaient livré des armes aux FAR [pendant le génocide] et lorsqu’il entendit parler de l’initiative française, il déclara : ‘S’ils envoient leurs avions ici pour livrer leurs maudites armes au gouvernement, je les ferai abattre’[72].» Sur un ton plus diplomatique, il expédia un long câble à New York avec une analyse détaillée des problèmes que l’intervention française était susceptible de poser pour la MINUAR. Le fait que la France demandait de manière inattendue au Conseil de sécurité d’approuver son intervention ne faisait qu’ajouter aux problèmes. Le plus ingrat et le plus gênant de ces problèmes était la dissonance entre le faible mandat Chapitre 6 accordé à la MINUAR et qui restreignait tant son intervention et le mandat Chapitre 7 plus vaste demandé par la France pour l’Opération Turquoise. «La présence simultanée de deux forces d’intervention ayant des mandats si différents dans la même zone de combat ne peut qu’entraîner des problèmes[73]

 

15.65.      Il semblait également difficile de justifier une telle décision sur des bases rationnelles. Même le Secrétaire général, malgré les liens extrêmement étroits qu’il entretenait avec la France, reconnut que «la France est engagée depuis longtemps aux côtés des Hutu et n’est donc pas le candidat idéal pour cette opération[74].» Malgré cela, le rapport de la Commission Carlsson nous apprend que Boutros-Ghali «intervint personnellement à l’appui de l’Opération Turquoise», appelant à «une décision rapide[75].» Le 22 juin, faisant fi de l’histoire, de l’expérience et de la raison, le Conseil de sécurité donna son accord à l’Opération Turquoise par dix voix contre cinq, à peine deux voix de plus que la majorité requise. La France, les États-Unis et le Rwanda, toujours représenté par le gouvernement intérimaire des extrémistes Hutu après deux mois et demi de génocide, étaient au nombre des voix favorables à l’intervention.

 

15.66.      Pour démontrer à quel point le Conseil de sécurité pouvait agir rapidement lorsqu’il s’en donnait la peine, les troupes françaises furent prêtes à s’embarquer quelques heures à peine après que le Conseil eut autorisé la mission, le 22 juin. Les cyniques signalèrent que le contingent français, fort de 2 300 hommes, était beaucoup mieux pourvu que tous les autres envoyés par la France auparavant et que l’armement lourd dont il disposait semblait incompatible avec une mission humanitaire[76]. Ils firent également remarquer que malgré la rhétorique française sur le statut multilatéral de l’opération qui incluait, outre la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, le Ghana et le Sénégal[77], seul le Sénégal envoya des soldats : 32 hommes, soit 1,4 pour cent de l’effectif total, qui furent armés par la France[78].

 

15.67.      Dès son arrivée, la France proclama son intention de créer une «zone de sécurité» dans le Sud-Ouest du pays. Ce geste était en fait prévu dans l’ordre de mission du contingent qui consistait à s’emparer de la plus grande partie possible du pays pour qu’elle soit gouvernée par les Hutu après la victoire désormais inéluctable du FPR. Des centaines de milliers de Hutu fuyant devant le FPR se réfugièrent dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays pour se mettre en sécurité tout en espérant que le pays serait peut-être partagé et que les habitants du Sud seraient libres de la domination Tutsi. À un certain moment, plus d’un million de personnes, dont certains Tutsi chanceux, avaient rejoint la zone de sécurité.

 

15.68.      Les analystes calculèrent que l’intervention française permit de sauver de 10 000 à 15 000 Tutsi[79], et non des «dizaines de milliers» comme l’a proclamé le Président Mitterrand, un exploit qu’on ne peut qu’applaudir; mais son autre tâche fut de soutenir le gouvernement intérimaire. En fait, certaines autorités sont convaincues que le volet humanitaire de la mission n’était qu’un écran de fumée jeté par la France pour préserver une région du pays à l’intention de ses clients du régime génocidaire, «tueurs compris», qui envahissaient la région en grand nombre devant l’avance du FPR.[80] Lorsqu’il devint évident que la progression du FPR ne pourrait être arrêtée, la France passa à l’étape logique suivante et facilita la fuite de la plus grande partie des dirigeants extrémistes Hutu vers le Zaïre[81].

 

15.69.      L’Afrique continue de payer encore aujourd’hui. Les génocidaires ont pu poursuivre le combat. La fuite réussie vers le Zaïre d’un grand nombre d’extrémistes Hutu, à laquelle la France a contribué, a sans aucun doute été l’événement le plus marquant après le génocide dans toute la région des Grands Lacs et a lancé une chaîne d’événements qui ont fini par engloutir toute la région dans le conflit.

 

15.70.      La neutralité déclarée de la France était également mise en doute par ailleurs. Bien qu’il y ait eu des exceptions, notamment ceux qui ont été scandalisés et révoltés de découvrir que le génocide était une réalité, beaucoup de soldats français firent de leur mieux pour sympathiser avec les Hutu et pour se monter inamicaux à l’égard des Tutsi.[82]

 

15.71.      Les officiers français donnèrent le ton et les normes éthiques. Au nom de la neutralité, ils protégèrent les génocidaires. Le colonel Didier Thibaut, un des commandants du contingent français, fut interrogé par les journalistes au sujet des relations entre ses troupes et les soldats et dirigeants politiques accusés de génocide. «Nous ne sommes pas en guerre avec le gouvernement du Rwanda ou ses forces armées, répondit-il. Ce sont des organisations légitimes. Certains de leurs membres ont peut-être du sang sur les mains, mais pas tous. Ce n’est ni mon rôle ni mon mandat de remplacer ces gens-là[83].» Les journalistes notèrent également que «bien que le contingent français continue d’insister sur son rôle humanitaire, leur interprétation de la crise est fortement biaisée. Le colonel Thibaut minimisait les atrocités perpétrées contre les Tutsi en soulignant les souffrances de la majorité Hutu. Il indiquait qu’il y avait dans son secteur des centaines de milliers de réfugiés Hutu qui fuyaient devant l’avance des troupes du FPR. Il affirma qu’il y avait moins de Tutsi déplacés, en omettant toutefois de préciser que la plupart des Tutsi qui avaient tenté de s’enfuir avaient été tués ou se cachaient encore[84].

 

15.72.      La France refusait de permettre l’arrestation des responsables du génocide réfugiés dans sa zone. Les survivants se plaignirent plus tard amèrement que la France refusât de mettre les génocidaires en détention, même après qu’on lui eut fourni des preuves détaillées de leurs crimes, y compris des rapports démontrant que certains continuaient de menacer les survivants au cœur même de la zone de sécurité.

 

15.73.      La raison fournie par le ministère des Affaires étrangères à Paris, suivant en cela l’avenue empruntée par le Président lui-même, fut que «notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre chef. Une telle entreprise minerait notre neutralité, qui constitue notre meilleure garantie d’efficacité[85].» Ni la décision ni ses motifs n’avaient de sens. Premièrement, la France n’a jamais été neutre dans ce conflit. Deuxièmement, elle n’a jamais demandé de modification de mandat. Troisièmement, elle aurait pu agir unilatéralement. Quatrièmement, la Convention sur le génocide était sûrement le mandat exclusivement nécessaire pour procéder à l’arrestation des personnes accusées de génocide.

 

15.74.      Blâmée aux Nations Unies et à d’autres tribunes pour son refus d’incarcérer les auteurs du génocide — et même pour avoir assuré leur protection[86] — la France choisit de ne pas changer de position, mais de se débarrasser du problème. Au départ des troupes françaises en août, pas un seul responsable du génocide n’avait été remis entre les mains des Nations Unies ou du nouveau gouvernement rwandais. En fait, c’est le contraire qui s’était produit. Lorsque le nouveau gouvernement de Kigali exigea que les génocidaires soient remis entre ses mains, les dirigeants militaires français, selon une revue militaire française, «mirent sur pied et organisèrent» l’évacuation en direction du Zaïre des membres du gouvernement génocidaire présents dans la zone de sécurité[87].

 

15.75.      Le contingent français permit aux membres des milices et des forces armées de traverser la frontière en toute sécurité; le colonel Tadele Selassie, commandant d’un contingent éthiopien arrivé sur place après le génocide dans le cadre de la mission MINUAR II, vit des véhicules militaires français servir à transporter des unités de l’armée rwandaise vers la frontière du Zaïre et la sécurité[88]. Certaines unités purent quitter le pays avec leurs armes et leur équipement, alors que d’autres furent désarmées par les Français avant leur départ. Une partie de ces armes était remise par Turquoise à l’armée zaïroise, et une partie de l’armement lourd confisqué par les troupes françaises était remise aux forces du FPR. Il est également vrai que les génocidaires réussirent à trouver plusieurs passages — et non seulement la zone de sécurité de Turquoise à travers lesquels ils glissèrent les armes vers le Zaïre — et qu’une fois arrivés au Zaïre, ils trouvaient des armes en provenance d’une large variété de sources.

 

15.76.      L’Opération Turquoise, comme le permettait le mandat accordé par le Conseil de sécurité, resta sur place un mois après la prise de pouvoir du nouveau gouvernement à Kigali. Le gouvernement français, non content de son rôle jusque-là, ne reconnut le nouveau gouvernement que du bout des lèvres et continua à soutenir ses protégés Hutu. Les autorités françaises permirent aux soldats des ex FAR de se déplacer librement entre le Zaïre et la zone de sécurité française. Les Français les aidaient même parfois dans leurs déplacements : on les a vus faire le plein de carburant des camions des ex FAR avant que ces derniers ne reprennent la route vers le Zaïre, chargés de biens volés dans les maisons et les entreprises locales. Au Zaïre, les soldats français transportaient leurs collègues rwandais dans leurs propres véhicules et, au moins à une occasion, comme le découvrirent les enquêteurs de l’enquête parlementaire, les soldats français ont livré dix tonnes de nourriture aux troupes des ex FAR à Goma[89].

 

15.77.      Tout au long de cette période, les FAR ont continué de recevoir dans la zone de sécurité des armes qui avaient transité par l’aéroport de Goma au Zaïre voisin. Certains chargements portaient des étiquettes françaises, même si les documents pertinents prouvaient qu’ils ne provenaient pas de France. D’autres cependant venaient effectivement de France. Bien que les autorités françaises aient constamment maintenu que les livraisons d’armes au gouvernement Habyarimana avaient été interrompues immédiatement après le décès de ce dernier, les preuves les contredisent. Gérard Prunier, l’africaniste français dont les services avaient été retenus par le gouvernement Mitterrand à titre de conseiller auprès de l’Opération Turquoise, fut informé le 19 mai par Philippe Jehanne, un ancien agent secret désormais au service du ministère de la Coopération, que «nous livrons activement des munitions aux FAR via Goma. Bien entendu, je nierai tout si vous me citez devant la presse[90]

 

15.78.      Mais même là, les livraisons d’armes n’ont pas cessé. Ayant documenté le réarmement du gouvernement rwandais au début des années 90, l’organisme Human Rights Watch Arms Project publia en 1995 un nouveau rapport intitulé Rearming with Impunity: International Support for the Perpetrators of the Rwandan Genocide. Fondé sur des entrevues et des recherches exhaustives sur le terrain, le rapport démontre que cinq chargements d’armes ont été expédiés de France à Goma en mai et juin, alors que le génocide continuait de faire rage. Les troupes du Président Mobutu prirent part à la livraison des armes aux soldats des FAR de l’autre côté de la frontière. Le consul de France à Goma justifia ces livraisons en disant qu’il s’agissait de remplir des contrats déjà signés avec le gouvernement du Rwanda[91].

 

15.79.      La France n’a jamais cessé de nier avoir expédié des armes au Rwanda après le début du génocide et, pourtant, nous savons qu’elle était impliquée. Il est possible que les livraisons d’armes aient été faites dans le cadre d’une opération secrète, sans l’accord officiel du gouvernement français. Il était de notoriété publique qu’une faction de l’appareil militaire français était farouchement pro-Hutu et anti-FPR et capable de poser un tel geste. Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire française signale que le commerce des armes en France comprend une composante officielle et une composante non officielle, mais se refuse explicitement à examiner cette dernière. La Commission note également que l’agence para-gouvernementale française chargée de réglementer le commerce des armes avait établi des normes rigoureuses à ce chapitre; pourtant, 31 des 36 transactions conduites avec le Rwanda l’ont été «sans respecter les normes[92]

 

15.80.      Tout au long de juillet, d’août et de septembre, selon des fonctionnaires des Nations Unies, l’aviation militaire française transporta un grand nombre de génocidaires vers des destinations inconnues, dont le leader du génocide, le colonel Théoneste Bagosora, ainsi que des troupes des Interahamwe, des ex FAR et des milices[93]. Aucun de ces hommes n’a jamais manifesté le moindre remords. Au contraire, comme nous le verrons plus loin, ils discutaient candidement et ouvertement des étapes à suivre. Ils allaient retourner «terminer le travail». Grâce à l’occasion imprévue qui leur était fournie en grande partie par la France, ils pouvaient maintenant commencer à se réorganiser à partir du Zaïre et d’ailleurs.

 

15.81.      Pendant et après le génocide, la France ne manifesta jamais le moindre repentir et demeura à ses propres yeux tout à fait irréprochable en ce qui a trait à la tragédie rwandaise. Paris continua de reconnaître formellement le gouvernement intérimaire pendant dix semaines après qu’il eut engagé le génocide; par la suite, plusieurs membres de l’establishment français affirmèrent avec amertume que «leurs» protégés avaient été défaits par ce que le général et chef d’État-major Jacques Lanxade qualifia de «conspiration anglo-saxonne[94]

 

15.82.      Dès que le FPR prit le contrôle, les autorités françaises déployèrent toute leur influence pour compliquer la vie au nouveau gouvernement. L’Union européenne avait voté des crédits spéciaux de près de 200 millions de dollars pour le Rwanda, mais le veto français empêcha de débloquer ces fonds avant la toute fin de l’année et, même alors, seule une partie des crédits put être versée. À une conférence tenue à La Haye en septembre, l’ambassadeur français se leva et quitta les lieux lorsque le Président Bizumungu fit son discours[95]. En novembre, le Sommet franco-africain se déroula sans la présence du Rwanda qu’on n’avait délibérément pas invité et le Zaïre, invité, y participa. Mobutu fut présent, aux côtés du Président Mitterrand[96].

 

15.83.      Lorsqu’un journaliste lui posa une question sur le génocide, Mitterrand répondit : «Le génocide, ou les génocides[97]?» Cette réponse reprenait mot pour mot celle des représentants du Hutu Power : les Tutsi avaient été tués dans le cours de la guerre, les Tutsi avaient causé autant de pertes de vies humaines qu’eux-mêmes en avaient subies et, de toute façon, le nombre de Hutu morts dans les camps de l’Est du Zaïre mettait les deux camps à égalité. En entrevue cinq semaines après la fin du génocide, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, définit la position française de façon explicite : «Personne ne peut dire que le bien était dans le camp du FPR et le mal dans l’autre[98]

 

15.84.      Alors même qu’il insultait de façon provocante le nouveau gouvernement de Kigali et qu’il apportait son aide aux dirigeants extrémistes Hutu, le gouvernement français n’hésitait pas à leur faire la leçon. Avant de recevoir quelque forme d’aide que ce soit, laissa savoir Alain Juppé, le gouvernement devrait «négocier». «Qu’est-ce que la nation rwandaise?, demanda-t-il. Elle se compose de deux groupes ethniques, les Hutu et les Tutsi. La paix ne peut être rétablie au Rwanda tant que ces deux groupes refusent de travailler et de gouverner ensemble […] C’est la solution que la France, avec quelques autres, tente courageusement de mettre de l’avant[99].» Dans le même ordre d’idées, le ministre de la Coopération expliqua que «le gouvernement de Kigali est un gouvernement Tutsi anglophone, qui provient de l’Ouganda [...] Je ne fais que leur demander de faire un pas vers la démocratie, de créer un système juridique sain, et de fixer une date pour les élections[100]

 

15.85.      On peut difficilement sous-estimer les conséquences de la politique française. La fuite des génocidaires au Zaïre engendra, ce qui était presque inévitable, une nouvelle étape plus complexe de la tragédie rwandaise et la transforma en un conflit qui embrasa rapidement toute l’Afrique centrale. Le fait que toute la région des Grands Lacs souffrirait d’une déstabilisation était à la fois tragique et, dans une importante mesure, prévisible. Comme le génocide lui-même, les «catastrophes convergentes[101]» qui s’ensuivirent ne manquèrent pas de signes annonciateurs. Ce qui est doublement déprimant, c’est que chaque événement conduisait logiquement et presque inexorablement au suivant. Encore une fois, la volonté internationale de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à l’escalade fit défaut. Presque toutes les catastrophes majeures qui ont suivi le génocide ont résulté d’un refus de réagir adéquatement aux événements qui les avaient précédées, alors que chaque fois, les mesures adéquates à prendre étaient évidentes[102].

 

 

L’Organisation de l’Unité Africaine

 

15.86.      Durant les mois d’avril, mai, juin et juillet, l’OUA comme l’ONU ne furent pas capables d’appeler le génocide par son nom et refusèrent de prendre parti entre les génocidaires (un terme qu’elles se refusaient à employer) et le FPR. Le 7 avril, les massacres étaient dénoncés comme «carnage et effusion de sang» ou massacres et tueries gratuites»[103], mais la condamnation était étrangement partiale; aucun groupe n’était condamné nommément, ce qui impliquait que les deux parties combattantes étaient également coupables. Les deux parties étaient vivement conseillées d’accepter un cessez-le-feu et de revenir à la table de négociation. Le 19 avril, en conférence de presse, le Secrétaire général de l’OUA adopta la même approche[104], tout comme il le fit à nouveau dans une lettre adressée à Boutros-Ghali le 5 mai[105]. Au début de juin, finalement, 14 chefs d’État africains, chacun pour son compte, condamnèrent le génocide en l’appelant par son nom, mais quelques jours plus tard, au Sommet de l’OUA, le gouvernement intérimaire fut accueilli à titre de représentant officiel du Rwanda.

 

15.87.      Dans les circonstances qui prévalaient à l’époque, notre Groupe estime que le silence de l’OUA et d’une grande majorité de chefs d’État africains constitue un échec moral choquant. La position morale des chefs d’État africains dans les conseils internationaux aurait été renforcée s’ils avaient sans équivoque et à l’unanimité déclaré que la guerre contre les Tutsi était un génocide et demandé à la communauté internationale de traiter la crise en conséquence. Nous ne saurons jamais, bien sûr, si leur influence en aurait été accrue.

 

15.88.      Mais de la manière dont les choses se sont passées, l’OUA et plusieurs dirigeants africains se sont hâtés d’essayer de mettre fin au massacre et de régler le conflit le plus rapidement possible. Aucun de ces efforts n’a malheureusement eu de résultat. Avec la même indifférence qu’elle avait eue envers le Rwanda lorsque la catastrophe a éclaté, la communauté internationale ne répondit pas aux appels des chefs d’État africains.

 

15.89.      Le 8 avril, la nature de la crise devenant évidente, le Secrétaire général de l’OUA publia un communiqué exprimant son indignation suite aux assassinats de la Première ministre Uwilingiyimana, de ses collègues, de civils rwandais et des dix soldats belges de l’ONU. Trois jours plus tard, le groupe africain à l’ONU demandait expressément au Conseil de sécurité d’envisager d’étendre le mandat et l’effectif de la MINUAR. Le Président Mwinyi de Tanzanie, modérateur à Arusha, essaya de réunir rapidement une conférence sur la paix, laquelle ne put se concrétiser.

 

15.90.      Vers le milieu du mois, les rapports émanant de New York évoquaient des réductions éventuelles sinon un retrait complet de la MINUAR du Rwanda. L’OUA réagit avec la même incrédulité que notre Groupe lorsque nous avons examiné la question. «Cela équivalait, comme nous l’a déclaré un haut dirigeant de l’OUA, à multiplier les tueries. C’était comme dire aux Rwandais qu’ils devaient se débrouiller tout seuls.» En termes plus diplomatiques mais tout aussi sentis, le Secrétaire général de l’OUA écrivit à Boutros Boutros-Ghali exprimant sa «grave inquiétude» devant l’éventualité d’une réduction et à fortiori du retrait de la MINUAR. Les Africains «pourraient» interpréter une telle initiative «comme un signe d’indifférence […] pour la situation tragique de l’Afrique [… et] un abandon du peuple du Rwanda, à l’heure du besoin». Ce que l’on attendait de l’ONU, c’était «de faire preuve de plus de détermination et de résolution dans le traitement de la crise dans ce malheureux pays[106].» Cette requête fut également inutile.

 

15.91.      Durant les mois d’avril, mai et juin, l’OUA continua de réclamer un engagement accru de l’ONU au Rwanda tandis que les responsables haut placés à l’OUA eurent une série de réunions avec des délégations des États-Unis, de Belgique, de France et d’autres pays occidentaux. Le Secrétaire général de l’OUA tenta également une initiative plus concrète. À Johannesbourg en mai, profitant de l’investiture du Président Nelson Mandela d’Afrique du Sud, il rencontra les chefs d’État du Zimbabwe, de Zambie, de Tanzanie, du Ghana, du Nigeria, de Namibie et du Sénégal qui étaient tous prêts à envoyer des contingents pour renforcer les effectifs de la MINUAR; l’Éthiopie et le Mali offraient également leur contribution. Le Secrétaire général de l’OUA rencontra ensuite Boutros-Ghali et le vice-président américain Al Gore, qui étaient venus assister aux cérémonies, et plaida en faveur d’un soutien logistique pour ces troupes africaines. De nouveau, ses démarches furent inutiles. Alors qu’un «déploiement rapide de troupes est possible lorsque la volonté existe[107],» les premières troupes africaines de MINUAR II n’arrivèrent qu’en octobre, trois mois après la fin de la guerre et du génocide.

 

15.92.      Mais la réticence de l’OUA à prendre parti dans le conflit du Rwanda entraîna des pratiques que notre Groupe trouve inacceptables. Il était déjà grave que le génocide n’ait pas été condamné d’emblée. Outre cette attitude d’abstention, il y eut le sommet des chefs d’État membres de l’OUA à Tunis au mois de juin, où la délégation du gouvernement génocidaire, avec à sa tête le Président intérimaire Sindikubwabo, fut accueillie et traitée comme un membre à part entière de l’Organisation, devant qui elle représentait visiblement ses citoyens et parlait en leur nom. S’il était intolérable que ce gouvernement soit autorisé à garder son siège temporaire au Conseil de sécurité à New York tout au long du génocide et que ses ministres soient accueillis au palais présidentiel français, n’était-il pas encore plus révoltant qu’on l’ait traité à Tunis avec le même respect et le même décorum que les autres gouvernements africains légitimes?

 

15.93.      Il était évident que les membres permanents du Conseil de sécurité traitaient avec une certaine indifférence, sinon un mépris flagrant, l’opinion des Africains sur les questions africaines. On en eut la preuve éclatante lorsque les Français décidèrent en juin de lancer au Rwanda l’Opération militaire Turquoise. Lors du Sommet de l’OUA à Tunis ce même mois, le Secrétaire général de l’OUA informa l’ambassadeur français au Rwanda de l’engagement pris par un certain nombre de gouvernements africains de fournir des troupes pour MINUAR II; en retour, l’ambassadeur lui promit le soutien de la France pour l’initiative de l’ONU, sans toutefois faire part au Secrétaire général de l’OUA des plans de son gouvernement pour l’Opération Turquoise.

 

15.94.      Peu après, les deux hommes se rencontrèrent à nouveau à Addis Abeba, l’ambassadeur de France demandant maintenant l’appui de l’OUA pour une initiative qui serait placée sous le mandat de l’ONU et qui ferait intervenir, en plus de la France, des contingents d’Italie, d’Espagne, de Belgique, du Ghana et du Sénégal. Le Secrétaire général de l’OUA refusa d’apporter sa caution. Au contraire, il exprima clairement les nombreuses réserves de l’OUA vis-à-vis de l’Opération Turquoise. Pourquoi les Français proposaient-ils cette initiative alors que le Conseil de sécurité venait juste de décider de créer MINUAR II et alors que plusieurs États africains avaient engagé des contingents dans cette opération? Pourquoi la France n’offrait-elle pas un soutien logistique à ses troupes africaines? Pourquoi la France n’offrait-elle pas ses contingents pour servir dans MINUAR II? Si l’initiative proposée par la France faisait réellement intervenir des contingents de six pays, pourquoi ne pouvait-elle pas faire partie de la force internationale de l’ONU?

 

15.95.      La France étant déçue de cette réponse de l’OUA, l’ambassadeur français essaya à nouveau de mettre l’OUA de son côté. Mais le Secrétaire général de l’OUA réitéra ses préoccupations antérieures. Les deux hommes se mirent d’accord sur la nécessité d’engager d’autres consultations[108]. Mais dix jours plus tard, le 29 juin, sans autre consultation avec l’OUA, le Conseil de sécurité endossait officiellement l’Opération Turquoise et lui donnait un mandat beaucoup plus fort que ce qui avait été attribuée à MINUAR ou MINUAR II. Les chefs d’État africains étaient furieux d’avoir été ignorés d’une manière aussi flagrante et cavalière : quelle autre partie du monde, les responsables de l’OUA demandèrent-ils pour la forme, aurait été traitée avec autant de dédain, de mépris et d’indifférence[109]? Leur colère redoubla lorsqu’ils s’aperçurent que la force multilatérale était une fiction et que la France était le seul pays non africain à participer à l’Opération Turquoise, le Ghana n’ayant pas été inclus et la poignée de troupes du Sénégal (32 contre 2 330 pour la France) étaient financées et armées par la France.

 

15.96.      Dans l’intervalle, réalisant que la victoire du FPR n’était qu’une question de temps, l’OUA prêta son attention aux causes qui ont provoqué le génocide et spécialement aux problèmes des réfugiés qui avaient pris des proportions véritablement monumentales. Le génocide dans un pays — et le fait s’avérait déjà très clairement — était en passe de provoquer une crise aux dimensions continentales.

 

 



[1] Des Forges, 598.

[2] James Woods, entrevue au Frontline.

[3] Des Forges, 598.

[4] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 14.

[5] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 344.

[6] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 17.

[7] «The Triumph of Evil», PBS, Frontline, États-Unis, 1995; «Rwanda: triumph of a Genocide», CBC, Prime Time Magazine, Canada, 1994; «Rwanda: the Betrayal Channel», Royaume-Uni, 1995; «The Bloody Tricolour», BBC, Panorama, Royaume-Uni, 1995.

[8] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 18.

[9] Ibid.

[10] Entrevue avec un informateur crédible.

[11] Adelman, «Role of Non-African States», 23.

[12] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 16-17; Cynthia McKinney, «Two Families, One Genocide, and the United Nations: Two Families, Victims of Rwanda Genocide, Seek Reparations from the United Nations for UN Complicity in Murders During the 1994 Rwandan Genocide», bulletin de C. McKinney, députée au Congrès américain, 15 décembre 1999.

[13] Anyidoho, chap. 5.

[14] James Woods, entrevue au Frontline.

[15] Ibid.

[16] Cité dans US Committee or Refugees, Rwanda: Genocide and the Continuing Cycle of Violence, présentation au US House of Representatives Committee on International Relations, Sub-Committee on International Operations and Human Rights, 5 mai 1998.

[17] Ibid.

[18] African Rights, Death, Despair, 1120.

[19] Rapport du Secrétaire général relatif à la résolution 53/35 de l’Assemblée générale, «The Fall of Srebrenica», 15 novembre 1999, 110 111.

[20] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 46.

[21] Willum, 10, 15.

[22] Document du Conseil de sécurité, 49e année, 3 377e assemblée, le lundi 16 mai 1994 (S/PV.3377), 5.

[23] African Rights, Death, Despair, 1137.

[24] Enquête indépendante des Nations Unies, recommandation 12, 51.

[25] Michael Barnett, Mission américaine auprès des Nations Unies 1994, entrevue au Frontline.

[26] Secrétaire général des Nations Unies, «Report of the Secretary-General on the situation in Rwanda, reporting on the political mission he sent to Rwanda to move the warring parties towards a cease-fire and recommending that the expanded mandate for UNAMIR be authorized for an initial period of six months», S/1994/640 (31 mai 1994), par. 5.

[27] Ibid., par. 43.

[28] James Woods, entrevue au Frontline.

[29] African Rights, Death, Despair, 1130.

[30] Général Roméo Dallaire, «The End of Innocence: Rwanda 1994», dans Jonathan Moore (éd.), Hard Choices: Moral Dilemmas in Humanitarian Intervention (Langham, Maryland : Rowman and Littlefield, 1998).

[31] Entrevue avec un informateur crédible.

[32] Entrevue au Frontline.

[33] Secrétaire général des Nations Unies, «Statement on Receiving the Report of the Independent Inquiry into the Actions of the United Nations during the 1994 Genocide in Rwanda», 16 décembre 1999.

[34] «Triumph of Evil», Frontline, chronologie.

[35] Ibid.

[36] Iqbal Riza, entrevue au Frontline.

[37] Ibid.

[38] Tom Longman, «State, Civil Society and Genocide in Rwanda», dans Richard Joseph (éd.), State, Conflict and Democracy in Africa (Boulder, Colorado : L. Rienner, 1999).

[39] Ibrahim Gambari, «Guns over Kigali: A Review Article on the Rwandan Genocide», West Africa, 19 octobre – 1er novembre 1998, 747.

[40] Colonel Luc Marchal, entrevue au Frontline.

[41] Prunier, 107.

[42] Colette Braeckman; entrevue avec un informateur crédible.

[43] Sénat de Belgique, «Rapport», 6 décembre 1997.

[44] Philip Gourevitch, entrevue au Frontline.

[45] Des Forges, 620.

[46] Ibid., 615.

[47] Entrevue avec Colette Braeckman.

[48] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 43

[49] Des Forges, 618.

[50] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 44.

[51] Des Forges, 620.

[52] Ibid.

[53] Adelman, «Role of Non-African States», 6.

[54] «Rwanda: Autopsy of a Genocide», CBC, Canada, 1994.

[55] Des Forges, 177; Millwood, Étude 2, 44; Sénat de Belgique, «Rapport», 6 décembre 1997, 525.

[56] Boutros-Ghali, Unvanquished.

[57] Lieutenant Luc Lemaire, entrevue au Frontline.

[58] IRIN, «Belgian Premier apologizes», 7 avril 2000.

[59] Gérard Prunier, «Operation Turquoise: A Humanitarian Escape from a Political Dead End», dans Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide.

[60] Prunier, «Operation Turquoise».

[61] Entrevue avec le Dr Bradol dans «The Bloody Tricolour», BBC, Panorama, 28 août 1995.

[62] Des Forges, 613; Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 268.

[63] Callamard, 176.

[64] Colonel Luc Marchal, entrevue de la BBC, documentaire télévisé Panorama, «When Good Men do Nothing», août 1994; Jean de la Gueriviere, «Un officier belge maintient ses déclarations sur l’attitude de la France lors du génocide rwandais», Le Monde (France), 23 juillet 1995.

[65] Prunier, 281.

[66] Des Forges, 668.

[67] Adelman, «Role of Non-African States», 13.

[68] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.

[69] Organisation de l’Unité Africaine, «The OAU and Rwanda, Background Information», document présenté au GIEP, novembre 1999, 35-39.

[70] African Rights, Death, Despair, 1142.

[71] «Pas le candidat idéal pour cette opération», Le Monde (France), 23 juin 1994.

[72] Prunier, 287 (note 14).

[73] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.

[74] Boutros-Ghali, Unvanquished.

[75] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47

[76] Prunier, 291.

[77] OUA, «OAU and Rwanda,» 36.

[78] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, Annexe 1, 15.

[79] Millwood, Étude 2, 54-55.

[80] Raymond Bonner, «French establish a base in Rwanda to block rebels», The New York Times, 5 juillet 1994.

[81] Adelman, «Role of Non-African States», 12; Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 294.

[82] African Rights, Death, Despair, 1148-1150.

[83] Chris McGreal, «French compromised by collaboration in Rwanda», The Guardian (Londres), 1er juillet 1994.

[84] Ibid.

[85] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 325.

[86] Ibid., Tome 2 Annexes, 454.

[87] Des Forges, 687.

[88] Chris McGreal, «French accused of protecting killers», The Guardian (London), 27 août 1994.

[89] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 172.

[90] Prunier, 278.

[91] Human Rights Watch (Arms Project), «Rearming with impunity: International support for the perpetrators of the Rwandan genocide», 1995.

[92] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 172.

[93] Des Forges, 688.

[94] «France intervened in Rwanda to curb Anglo-Saxon axis», The Times (Londres), 23 août 1994.

[95] Prunier, 337.

[96] Huliaris, 595.

[97] Prunier, 339.

[98] African Rights, Death, Despair, 1154.

[99] Prunier, 339.

[100] Le Monde (France), 29 décembre 1994.

[101] David Newbury, «Convergent Catastrophes in Central Africa», novembre 1996.

[102] Bonaventure Rutinwa, «The Aftermath of the Rwanda Genocide in the Great Lakes Region», étude commanditée par le GIEP, 1999.

[103] Déclaration de l’Organe central du Mécanisme de l’OUA pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits, Addis Abeba, 14 avril 1994.

[104] Déclaration à la presse du Dr Salim Ahmed Salim sur les événements tragiques au Rwanda et sur la conférence de paix proposée à Arusha, Tanzanie, 19 avril 1994.

[105] Lettre de Salim à Boutros-Ghali, 5 mai 1995, CAB/RWANDA/1994.

[106] Salim Salim à Boutros-Ghali, 21 avril 1994.

[107] Entrevue avec un informateur crédible

[108] OAU, «Background Information», 35-39.

[109] Entrevue avec un informateur crédible rencontré par le Groupe qui préfère garder l’anonymat.