AVANT LE GÉNOCIDE : LE RÔLE DE L’OUA
11.1.
Aucune analyse de la tragédie du Rwanda ne saurait être complète si elle
ne portait au grand jour le rôle qu’a joué l’Organisation de l’Unité Africaine
durant la dernière décennie. Dès l’invasion du FPR en 1990, durant les négociations
d’Arusha, à la création de la MINUAR, durant l’Opération Turquoise et les guerres
qui ont suivi en Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, l’OUA a fait
entendre sa voix et a joué un rôle actif et essentiel. Son objectif constant a
été de résoudre les conflits avec un maximum de déploiement et un minimum de violence.
Nous ne le savons que trop, ses initiatives au Rwanda ont finalement échoué. Mais
nous pouvons tirer des enseignements de ces dix années d’engagement, par-dessus
tout le besoin de capacités et de ressources de l’OUA pour soutenir son action
diplomatique.
11.2.
Au cours du processus, le rôle de l’OUA a reflété les changements énormes
qui sont intervenus sur tout le continent africain. D’une part, l’Organisation
s’est adaptée à ces changements pour tenter de conserver sa pertinence; d’autre
part, l’expérience du Rwanda a aidé l’OUA à modeler son approche dans la gestion
et la résolution des conflits. De manière significative, elle a commencé à porter
ses efforts sur les racines des conflits internes auxquels il lui a fallu faire
face; ses méthodes de consultation et de médiation sont devenues plus fermes et
plus élaborées et la participation des dirigeants régionaux s’est accrue. L’OUA
a fait la preuve de ces caractéristiques lors de
son intercession dans la tragédie rwandaise et si ses efforts n’ont pas
réussi à empêcher le désastre, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Nous savons
maintenant que seules des menaces sérieuses d’intervention militaire ou de représailles
économiques de la part de la communauté internationale auraient pu prévenir le
génocide, et l’OUA avait d’ailleurs exercé en ce sens des pressions qui sont restées
vaines.
11.3.
Comme l’ONU, l’OUA est une organisation intergouvernementale. Mais contrairement
à l’ONU, où les décisions importantes sont prises par le Conseil de sécurité dominé
par ses cinq membres permanents, les décisions importantes de l’OUA sont prises
par la Conférence de 52 chefs d’État sur la base de recommandations faites
par le Conseil des ministres. Cette procédure est sans doute lourde, mais elle
est également nettement plus égalitaire que celle de l’ONU. Comme l’ONU, l’OUA
a également un Secrétariat dirigé par un Secrétaire général (SG). Le Secrétariat
de l’OUA travaille avec des ressources bien plus maigres et des contraintes encore
plus grandes. Les pouvoirs du SG sont considérablement délimités par le processus
décisionnel trop compliqué et la nécessité de travailler de concert avec les États
membres, en particulier pour ce qui est du processus politique extrêmement sensible
de gestion et de résolution des conflits.
11.4.
La Charte de l’OUA est catégorique en ce qui concerne la souveraineté des
États membres et la non-ingérence dans leurs affaires intérieures. La nécessité
de respecter ces directives strictes complique parfois les démarches entreprises
pour régler les litiges et conflits entre États. Lors de la création de l’Organisation
en 1963, la Conférence a établi une Commission de médiation, de conciliation
et d’arbitrage qui, hélas, n’a jamais fonctionné. «Pour autant que l’on sache,
il s’agit du seul cadre institutionnel permanent prévu pour le règlement des conflits
par la Charte de l’OUA. Mais il est resté inactif depuis le premier jour de sa
création parce que les États membres ont montré une préférence marquée pour un
règlement politique des conflits plutôt que pour des moyens judiciaires[1].»
11.5.
Comparées à d’autres formes de résolution de conflits telles que l’intervention
militaire ou l’arbitrage, la médiation et la conciliation ont leurs inconvénients.
Le processus nécessite l’accord des deux parties au conflit, démarche souvent
difficile à réaliser rapidement et généralement longue et compliquée. En outre,
cette méthode permet fondamentalement d’atteindre un modus
vivendi temporaire plutôt qu’une résolution permanente du conflit «parce
que l’approche politique ne s’embarrasse pas des pourquoi et des comment et parce
que les décisions ne sont pas exécutoires[2].»
11.6.
Au cours des décennies, la Conférence
et son Conseil des ministres ont créé plusieurs commissions ou comités
ad hoc pour
le règlement des querelles. Ces querelles ont en grande majorité eu lieu entre
États. Avant le Rwanda, l’Organisation était impliquée dans deux conflits intérieurs
importants — avec succès dans le cas de la mutinerie de l’armée au Tanganyika
en 1964 et avec moins de succès dans le cas du conflit qui a éclaté en 1979
au Tchad entre le gouvernement et les rebelles tchadiens.
11.7.
Au cours des dix dernières années, l’OUA a tenté de suivre l’évolution
des conditions politiques et socioéconomiques du continent africain. La crise
rwandaise — et ses retombées régionales — fut l’un de ces nouveaux enjeux,
et il est utile d’examiner le rôle de l’OUA au Rwanda dans ce contexte élargi.
11.8.
Dans les années 80, l’Afrique a connu de sérieux problèmes économiques
et politiques. En conséquence, un document sans précédent a été publié à Addis
Abeba en 1990 : il s’agit de la Déclaration de la Conférence des chefs
d’État et de gouvernement sur la situation politique et économique en Afrique
et les changements fondamentaux qui se produisent actuellement dans le monde.
La Déclaration mentionnait que «durant les années 80, la plupart de nos moyens
de production et de nos infrastructures n’ont pas cessé de se dégrader. Le revenu
par habitant a considérablement baissé [...] Le niveau de vie dans nos pays s’est
considérablement dégradé [...] En revanche, la dette extérieure de l’Afrique a
augmenté dans des proportions astronomiques, passant de 50 milliards de dollars
EU en 1980 à environ 257 milliards de dollars EU à la fin de l’année 1989.»
11.9.
La Banque Mondiale et le Fonds monétaire international avaient réagi à
la crise économique de l’Afrique avec leurs programmes d’ajustement structurel
(PAS) en guise de solution. Nous l’avons vu, le Rwanda faisait partie des nombreux
pays qui ont négocié un tel programme avec les institutions. Il ne fallut pas
attendre longtemps avant que l’application de ces programmes ne déclenche les
sonnettes d’alarme auprès de l’OUA. Comme ses chefs d’État le clarifièrent abondamment :
«La plupart de nos pays se sont engagés dans des programmes d’ajustement structurel,
en collaboration avec les institutions financières et monétaires internationales»,
poursuivait la Déclaration d’Addis Abeba de 1990, «dans la plupart des cas,
à des coûts sociaux et politiques particulièrement lourds. Nous sommes particulièrement
préoccupés par le fait [...] qu’une tendance se dessine de plus en plus nettement
en faveur de nouvelles conditions de nature politique, pour l’assistance en Afrique.» Pour ce qui regarde les dirigeants africains,
les PAS ont contribué à déclencher la plupart des conflits internes graves qui
ont secoué l’Afrique depuis les années 80. Comme le prétend ce rapport, le
Rwanda mérite de figurer sur cette liste.
11.10.
La Déclaration d’Addis Abeba mentionnait deux conditions importantes émergeant
en Afrique au début des années 90. Premièrement, la «marginalisation» du
continent par le reste du monde, résultat des nouvelles forces et conditions après
la fin de la guerre froide. Deuxièmement, l’augmentation alarmante des conflits
internes dans les pays africains. La Déclaration mentionnait avec tact «qu’un
climat de paix et de stabilité n’a pas été instauré en Afrique». Mais face à ces
développements, les chefs d’État étaient engagés à «faciliter le processus de
transformation et d’intégration socioéconomique» dans les pays africains. Dans
ce but, ils ont pris trois engagements très importants :
«I. Nous réaffirmons notre détermination à
oeuvrer conjointement en vue du règlement rapide de tous les conflits que connaît
notre continent.
II. Nous considérons [...] que la démocratie
et le développement doivent aller de pair et se renforcer mutuellement. Il est
nécessaire de promouvoir la participation de nos populations au processus de développement
et de gestion de leurs pays.
III. De même, nous sommes déterminés à redoubler
d’efforts pour nous attaquer aux causes profondes du problème des réfugiés[3].»
11.11.
Cette Déclaration constituait un événement important. Pour la première
fois depuis 1963, et sans modifier la Charte, les chefs d’État avaient étendu
le champ d’application de l’OUA pour lui permettre d’intervenir dans les conflits
internes des pays, ne serait-ce qu’avec le consentement du gouvernement et de
ses protagonistes. Il était également très important de reconnaître que les réfugiés
étaient à l’origine de nombreux conflits qui faisaient rage sur le continent.
On disposait ainsi de bases pour construire un nouveau cadre de travail pour le
règlement de tels conflits et le Rwanda allait bientôt montrer qu’un tel cadre
était nécessaire.
11.12.
Lorsque l’OUA se jeta dans la crise, elle ne tarda pas à découvrir, comme
le fit remarquer un haut responsable, que «nous n’avions pas l’expertise ni les
ressources pour gérer le conflit. Il est possible que l’intervention de l’OUA
au Rwanda ait eu pour effet de nous pousser à établir un mécanisme pour la prévention,
la gestion et la résolution des conflits, mécanisme qui n’existait pas à l’époque.
Ce mécanisme est apparu plus tard. En 1993, les chefs d’État décidèrent de
créer, au sein de l’OUA, le Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement
des conflits. Ce mécanisme, articulé autour d’un organe central dont les décisions
sont exécutées par le Secrétaire général et le Secrétariat, s’appuie sur les principes
suivants :
«1. Le Mécanisme s’appuiera sur les objectifs
et principes de la Charte de l’OUA, en particulier l’égalité souveraine des États
membres, la non-ingérence dans les affaires intérieures des États [...] Il fonctionnera
sur la base de la coopération et du consentement des parties en conflit [...]
2. Le Mécanisme aura comme objectif premier
de prévoir et de prévenir les conflits.
3. En cas de conflit, il aura la responsabilité
de rétablir et de consolider la paix [...] de constituer et déployer des missions
civiles et militaires d’observation et de vérification de taille et de durée limitées.
4. Au cas où les conflits dégénèrent au point
de nécessiter une intervention internationale collective, l’assistance et, dans
la mesure du possible, les services des Nations Unies seront sollicités conformément
aux dispositions générales de la Charte.»
11.13.
Toutefois, avant même que le mécanisme ne soit créé en 1993, l’OUA
était déjà très engagée dans la crise du Rwanda.
11.14.
Bien qu’il n’existait pas de mécanisme formel de résolution des conflits
lorsque l’OUA s’est engagée dans la crise du Rwanda en octobre 1990, son intervention
s’appuyait sur son expérience antérieure ainsi que sur la récente Déclaration
d’Addis Abeba. Néanmoins, les méthodes communes à ce type d’intervention étaient
bien connues et furent immédiatement adoptées : un accord de cessez-le-feu
suivi d’une mission d’observation, de consultation et de médiation et conciliation
au niveau des chefs d’État de la région. De plus, les trois éléments qu’il fallait
régler au Rwanda étaient exactement ceux qui avaient été prévus dans la Déclaration
d’Addis Abeba : un conflit armé entre le gouvernement et le FPR envahisseur,
le fait que les rebelles étaient eux-mêmes des soldats réfugiés demandant la résolution
du problème des réfugiés, et le fait que le FPR réclamait le partage du pouvoir
et la démocratie. Ces éléments mettaient également en évidence que les réfugiés
sont beaucoup plus qu’un problème humanitaire; ils représentent tout autant un
problème politique, peut-être encore plus difficile à résoudre.
11.15.
L’OUA et les chefs d’État de la région des Grands Lacs s’impliquèrent au
Rwanda dès le premier jour de l’invasion du
FPR, le 1er octobre 1990. Dès le départ, le Secrétaire général
de l’OUA s’aperçut que son rôle était de déterminer quelle serait la meilleure
façon pour l’OUA, en tant qu’institution ou pour ses membres, de contribuer à
trouver une solution politique et pacifique.
11.16.
Mais deux facteurs compliquèrent immédiatement la situation. Tout d’abord,
en dépit de lignes directrices claires stipulées dans la Convention de 1969
de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique[4],
l’OUA n’avait rien fait durant les années précédant l’invasion pour aider à résoudre
le problème des réfugiés du Rwanda; «c’était une préoccupation marginale [...]
jusqu’à ce qu’elle prenne les proportions d’une guerre civile[5].»
En conséquence, l’Organisation estimait qu’elle n’avait pas l’autorité morale
nécessaire pour condamner l’invasion du FPR, même si, en même temps, elle se félicitait
du fait que l’invasion mette le gouvernement Habyarimana en péril.
11.17.
Deuxièmement, le Président de l’OUA à l’époque était le Président ougandais
Museveni, toujours considéré par Habyarimana comme l’appui du FPR. Pour Habyarimana,
le pays avait été envahi par l’Ouganda. Qui plus est, c’étaient des Ougandais
comme Museveni, appartenant au groupe ethnique Hima, considéré lié aux Tutsi.
Même après que la présidence de l’OUA ait changé de mains, Museveni resta un participant
actif dans les initiatives régionales au Rwanda, ce qui continua d’irriter Habyarimana
presque jusqu’à la veille de sa mort.
11.18.
Mais le fait que des acteurs clés étaient loin d’être des participants
neutres n’était pas unilatéral. Les dirigeants du FPR nourrissaient une méfiance
comparable à l’égard de Mobutu du Zaïre à cause de la relation étroite qui existait
entre Mobutu et Habyarimana. Mobutu partageait la conviction d’Habyarimana que
le FPR avait été créé par Museveni, et Habyarimana avait l’habitude de demander
l’avis de Mobutu avant les réunions importantes[6]. Mais en tant que doyen des chefs d’État africains,
Mobutu était président de l’organisation régionale des États des Grands Lacs.
Tandis que tous ces chefs d’État et leurs représentants s’efforcèrent pendant
plusieurs années de trouver une solution pour mettre fin à la guerre civile déclenchée
par l’invasion, il était regrettable que le protocole institutionnel et les liens
géographiques aient demandé la participation d’acteurs qui, par leurs intérêts,
étaient loin d’être impartiaux.
11.19.
Sur le plan de l’établissement de la paix, les années 90 ont été le
théâtre de bonnes intentions, de consultations interminables, de réunions incessantes,
d’engagements et de ruptures. Cette frénésie
d’activités est le reflet de la réalité du Secrétariat de l’OUA, qui n’a pas le
pouvoir de prendre des décisions indépendamment de ses membres et qui ne peut
pas obliger ses membres à faire ce qu’elle prône ni punir quiconque ignore sa
volonté. Tout ce que l’OUA peut faire,
c’est convoquer des réunions, espérer que les invités y soient présents et
souhaiter que les participants respectent leur parole.
11.20.
La tendance au Rwanda se dessina dès les premiers jours qui suivirent l’invasion,
alors que le Secrétaire général de l’OUA eut avec les chefs d’État de l’Ouganda
et du Rwanda des entretiens à la suite desquels il envoya une mission dans les
deux pays à deux reprises en octobre. Entre-temps, le Président Mwinyi de Tanzanie
organisa un sommet régional avec ses homologues, les chefs d’État de l’Ouganda
et du Rwanda, réunion pendant laquelle des progrès considérables semblaient avoir
été accomplis vers la paix.
11.21.
Habyarimana se montra conciliant sur tous les points. Le gouvernement du
Rwanda accepta d’instaurer un cessez-le-feu dans la guerre civile, de négocier
avec ses adversaires et de prendre au sérieux le problème des réfugiés. Lorsqu’il
rencontra l’envoyé spécial d’Habyarimana le 20 octobre, le Secrétaire général
de l’OUA prit soin de lui dire ce qu’il pensait de la position adoptée depuis
longtemps par Habyarimana sur la question des réfugiés : «Nous comprenons
qu’il s’agit d’un problème complexe compte tenu des ressources limitées et des
difficultés économiques du Rwanda.» Ainsi, tandis que l’OUA était déterminée de
son côté à régler la crise du Rwanda dans un contexte africain, le Secrétaire
général de l’OUA reconnaissait «qu’il était nécessaire de mobiliser la communauté
internationale[7].»
11.22.
Quelques jours plus tard, Mobutu organisa un autre sommet des chefs d’État
du Rwanda, de l’Ouganda, du Burundi et du Zaïre dans sa ville natale de Gbadolite.
Les Présidents se mirent d’accord sur la nécessité d’une médiation entre le gouvernement
de Kigali et le FPR et en attribuèrent la responsabilité à Mobutu. Ils convinrent
également de la nécessité d’une conférence régionale pour trouver une solution
durable aux problèmes des réfugiés dans la région. Le Burundi et le Rwanda abritaient
chacun de nombreux réfugiés de l’autre pays, tandis que la Tanzanie et le Zaïre
abritaient des réfugiés burundais et rwandais. Moins d’un mois plus tard, lors
d’un autre sommet au Zaïre, cette fois à Goma, une entente fut à nouveau conclue
sur la nécessité de prendre des mesures urgentes pour réunir ladite conférence.
11.23.
Après avoir été reportée plusieurs fois, après plusieurs réunions d’experts
et de ministres des gouvernements, après des consultations avec le HCR et même
un mini-sommet à Zanzibar, la conférence régionale finit par avoir lieu à Dar
Es Salaam en février 1991, en présence des cinq chefs d’État de la région —
Tanzanie, Burundi, Rwanda, Ouganda et Zaïre — ainsi que du Secrétaire général
représentant l’OUA et d’un représentant du HCR. Une déclaration fut adoptée, demandant
que l’OUA et le HCR élaborent un plan d’action qui tiendrait compte des répercussions
du retour des réfugiés sur l’infrastructure sociale et économique du pays d’origine
ainsi que des conditions d’intégration locales et de naturalisation de ceux qui
resteraient dans le pays d’accueil. Cette initiative prometteuse n’eut pas le
temps d’être mise sur pied avant les événements du 6 avril 1994.
11.24.
L’OUA avait compris d’emblée qu’il fallait résoudre les problèmes politiques
et les questions de sécurité si l’on voulait s’attaquer sérieusement aux problèmes
des réfugiés et aux autres problèmes humanitaires. En mars 1991, le Secrétaire
général réussit à obtenir un accord de cessez-le-feu dont l’application devait
être surveillée par un Groupe d’observateurs militaires neutres sous la supervision
du Secrétaire général de l’OUA avant le déploiement d’une force africaine de maintien
de la paix. Mais dès le départ, cette initiative de bon augure se heurta à des
difficultés. Premièrement, l’équipe d’observateurs devait comprendre des officiers
de l’Ouganda, du Zaïre et du Burundi ainsi que du gouvernement rwandais et du
FPR. Le Secrétaire général a reconnu avec candeur devant notre Groupe ce qui devait
être évident à l’époque, les gouvernements de l’extérieur se méfiaient des combattants
rwandais et le fait de les choisir pour une mission neutre avait été une grave
erreur.
11.25.
En outre, le gouvernement Habyarimana revint sur les engagements solennels
qu’il avait pris, attitude qu’il répétera jusqu’en avril 1994. Les observateurs
militaires du FPR n’eurent pas l’autorisation de pénétrer au Rwanda avec les autres
observateurs de l’équipe et durent rester au Zaïre, à Goma près de la frontière
rwandaise. Habyarimana refusa ensuite à l’équipe d’observateurs l’autorisation
d’établir son quartier général à Kigali. Elle fut envoyée à Byumba, au nord du
pays dans une zone de combat. Cette situation obligeait les représentants de l’OUA
à entreprendre presque chaque jour des missions longues et risquées entre Goma
et Byumba pour consulter le FPR. Étant donné le scepticisme général dont faisaient
l’objet les observateurs militaires et la mauvaise foi du gouvernement Habyarimana,
il n’était pas surprenant qu’une avalanche de violations vienne compromettre l’accord
de cessez-le-feu.
11.26.
Mais la paix au Rwanda demeurait une priorité pour les gouvernements africains.
Un autre sommet régional fut donc organisé par Mobutu à Gbadolite en septembre 1991
en présence du Président de l’OUA à l’époque, l’ancien Président Babangida du
Nigeria. Il fut décidé de reconstituer une équipe d’observateurs militaires comprenant
des observateurs moins partisans, notamment du Nigeria, bien que le Zaïre devait
également fournir des hommes alors que Mobutu restait un ardent défenseur d’Habyarimana
contre le FPR. Mais là encore, une série de violations presque quotidiennes du
cessez-le-feu anéantirent le peu de travaux que la nouvelle équipe fut capable
d’accomplir. Ces échecs compromettaient aussi directement les tentatives de négociation
dans la crise des réfugiés, alors que la guerre civile créait encore plus de réfugiés
et de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Durant l’année 1992, le
Secrétaire général redoublant d’efforts pour ressusciter le processus de paix
par deux fois interrompu, l’OUA rencontra le HCR à trois reprises pour discuter
du plan d’action pour les réfugiés qui avait été convenu à Dar Es Salaam en février 1991.
Enfin, lors d’une réunion en août, les deux organisations conclurent qu’il ne
serait pas possible de préparer ou de mettre en oeuvre un plan quelconque tant
que les problèmes politiques et les problèmes de sécurité ne seraient pas résolus.
11.27.
Néanmoins, les consultations se poursuivirent entre le Secrétaire général
de l’OUA, les dirigeants de la région (en particulier l’ancien Président Mwinyi
de Tanzanie) et les deux combattants rwandais. En juillet 1992, une réunion eut lieu
à Arusha en Tanzanie sous la coordination du Secrétaire général de l’OUA et sous
la présidence d’un représentant du Président Mwinyi qui était le modérateur du
processus. En premier lieu, cette réunion était extraordinaire parce qu’elle regroupait
des personnalités du FPR et du gouvernement rwandais, des observateurs de l’OUA
et des quatre pays voisins du Rwanda (Ouganda, Zaïre, Burundi et Tanzanie), un
représentant du président de l’OUA, le Président Diouf du Sénégal ainsi que des
représentants de la Belgique, de la France, des États-Unis et des Nations Unies.
Un nouvel accord de cessez-le-feu fut rapidement établi et les divers intervenants
revinrent bientôt à Arusha pour entamer les négociations dans le but d’atteindre
un règlement politique complet au Rwanda. Ils s’étaient engagés à s’attaquer aux
causes profondes de la crise et le long processus portait d’ailleurs sur cinq
questions fondamentales : la démocratie, le partage du pouvoir, le gouvernement
de transition, l’intégration des forces armées et le retour et la réintégration
des réfugiés.
11.28.
Nous avons déjà évoqué dans notre rapport l’accord conclu à Arusha après
toute une année de dures négociations et le lamentable échec que fut sa mise en
application, échec que nous attribuons au radicalisme ethnique rwandais et à l’indifférence
de la communauté internationale. Nous avons également souligné la constante précarité
de cet accord. Les médiateurs voulaient en priorité mettre fin à la guerre civile
et forger des ententes susceptibles de rapprocher les principaux protagonistes,
ce qui à leur avis permettrait peut-être de mettre un terme à la folie meurtrière
contre les Tutsi. On ne prit donc aucune mesure directe contre les instigateurs
des pogroms anti-Tutsi qui avaient l’appui de l’entourage du Président Habyarimana.
Peut-être n’était-il pas possible de prendre une mesure quelconque. Mais le résultat
fut un excellent accord qui avait bien peu de chances d’être mis en œuvre.
11.29.
Les représentants de l’OUA et les chefs d’État de la région concentrèrent
tous leurs efforts sur le processus d’Arusha et c’est peut-être la raison pour
laquelle ils ont sous-estimé les signes précurseurs déjà si évidents ou n’y ont
pas porté attention. Habyarimana avait déjà fait fi d’un des premiers accords
de cessez-le-feu conclus à Arusha. En janvier 1993, au terme d’une longue
impasse, on parvint finalement à une entente entre le gouvernement et les partis
de l’opposition. Mais le gouvernement était visiblement mécontent d’avoir subi
des pressions pour conclure cet accord. À Kigali, des manifestations contre
ce protocole furent organisées par le parti d’Habyarimana et la CDR, le parti
Hutu radical, considéré par l’OUA comme un allié du MRND[8]. Préoccupé par ces événements, le Secrétaire
général envoya un représentant spécial qui fut consterné d’entendre Habyarimana
déclarer qu’à titre de Président de la nation, il acceptait le partage du pouvoir,
mais qu’à titre de président du MRND, il avait des réserves. Il donna néanmoins,
en tant que Président du Rwanda, sa parole qu’il appuierait le processus d’Arusha.
Un tel double jeu de la part du principal intervenant dans tout le processus a
suffi à freiner les espoirs de la plupart des acteurs.
11.30.
L’armée rwandaise posait elle aussi d’énormes problèmes. Le Groupe a rencontré
un participant haut placé d’Arusha rompu aux négociations militaires. Le FPR réclamait
d’importantes concessions que les représentants du gouvernement n’acceptèrent
que sous de fortes pressions. Pour ce participant, il a toujours été évident qu’«au
fond de leur coeur, aucun des membres de la délégation du gouvernement ou des
représentants de l’armée du côté du gouvernement» n’était d’accord pour donner
pratiquement la parité au FPR dans les affaires militaires. «C’était une idée
à laquelle ils étaient opposés, mais les événements, à mon avis, les ont poussés
à l’accepter et à signer. Et au cours du processus, on pouvait voir le ressentiment
des membres des forces armées, du côté du gouvernement, qui étaient présents durant
les négociations. Il y a eu beaucoup d’appels téléphoniques et l’on pouvait entendre
dans les couloirs la désapprobation du côté du gouvernement. Leur mécontentement
était visible; on sentait qu’ils ne pensaient pas avoir signé une entente équitable.»
Les observateurs qui furent témoins de cette réaction étaient relativement certains
que les commandants feraient tout ce qu’ils pourraient pour compromettre l’entente.
11.31.
L’accord de paix final d’Arusha fut signé en août 1993 par le gouvernement
Habyarimana, le FPR, le Président de Tanzanie, le Secrétaire général de l’OUA
et le représentant du Secrétaire général de l’ONU. Tous les chefs d’État de la
région étaient soit présents en personne, soit représentés. Un haut responsable
de l’OUA a confié à notre Groupe que la signature avait été accueillie avec soulagement
dans toute l’Afrique. Un excès d’optimisme et une confiance mal placée dans les
dirigeants rwandais étaient donc à l’ordre du jour.
11.32.
Mais aurait-il pu en être autrement? Comment pouvait-on croire qu’Habyarimana
pourrait signer des accords en présence d’observateurs des principales puissances
occidentales à moins d’être sincère? Des responsables haut placés à l’OUA supposaient
que les négociateurs représentaient réellement les divers intérêts rwandais; en
réalité, personne n’a pris la parole au nom de la puissante Akazu ni au nom des
autres segments de la société rwandaise qui n’accepteraient jamais ces arrangements
avec les Tutsi. Les dirigeants africains étaient convaincus
qu’Habyarimana finirait par faire ce qu’il fallait faire. Ils espéraient qu’Arusha
renforcerait et légitimerait les forces de paix et de raison au Rwanda contre
les forces de destruction irrationnelles, qu’ils savaient considérables. Ils étaient
également persuadés que le parti MRND au pouvoir s’était authentiquement engagé
à respecter le processus et l’accord final et il est évident qu’ils n’ont pas
totalement mesuré la capacité des radicaux Hutu à détruire le château de cartes.
«Ils ont saboté l’accord», comme nous l’a dit un haut responsable de l’OUA.
Mais les responsables de l’OUA avaient de bonnes raisons de prévoir un tel sabotage, ils ont commis les mêmes erreurs de jugement,
aussi significatives que celles des observateurs étrangers au continent.
11.33.
Il faut aussi parler du rôle de la communauté internationale, rôle que
nous avons déjà analysé en détail. L’accord prévoyait le déploiement d’une force
de maintien de la paix pour assurer le contrôle de sa mise en oeuvre. Alors que
l’OUA avait veillé à la bonne tenue du processus d’Arusha, c’est l’ONU qui fut
chargée du maintien de la paix. Le Secrétaire général fit clairement savoir que
le Conseil de sécurité de l’ONU ne financerait pas une opération qui ne serait
pas commandée et contrôlée par ses membres. La France exerça de fortes pressions
contre l’OUA, sachant que son influence serait beaucoup plus grande au Conseil
de sécurité que dans la région. Préférant avoir un allié à New York, le gouvernement
rwandais insista lui-même en faveur de l’ONU. Peut-être à cause de l’optimisme
qui avait régné au début du processus, les chefs d’État africains étaient persuadés
que l’opération de maintien de la paix serait une tâche relativement peu compliquée.
Peut-être croyaient-ils que la communauté internationale ferait ce qui était nécessaire
pour faire en sorte que la paix règne au Rwanda.
11.34.
À l’issue des négociations, les Nations Unies furent finalement désignées
comme principal organisme externe pour l’application des Accords. Cette étape
était importante car elle transférait aux Nations Unies la principale responsabilité
de gestion du conflit des acteurs de la région et du continent.
11.35.
En Afrique, l’optimisme qui régnait après Arusha fut de courte durée. Les
chefs d’État africains savaient parfaitement à quel point l’instabilité s’était
aggravée au Rwanda durant les mois qui suivirent la signature des Accords d’Arusha
et les multiples réunions qui furent tenues pour tenter de les faire appliquer.
La prolifération des armes n’était un secret pour personne et l’on savait aussi
que les semeurs de troubles étaient en train de s’armer. On continuait d’espérer
que la mise en oeuvre du processus de paix pourrait écarter la menace des radicaux
Hutu. Les chefs d’État africains étaient loin d’envisager un génocide; des meurtres
oui, des massacres à la rigueur, mais comme l’a déclaré un haut responsable: «Nous
ne pensions pas qu’il s’agissait d’un vaste complot pour décimer toute une population.»
11.36.
Il n’est même pas certain que le FPR ait anticipé l’avenir correctement;
comme pour tous les autres, l’idée d’un génocide lui était peut-être inconcevable.
Même en mars, lors d’une réunion regroupant au Rwanda les ambassadeurs de Belgique,
de France, d’Allemagne, de Tanzanie et des États-Unis ainsi que des représentants
de l’OUA, de l’ONU et du FPR, ce dernier distribua un document résumant ses inquiétudes :
«À de nombreuses
occasions, nous avons lancé l’avertissement que le Président Habyarimana était
en train de mettre sur pied une milice avec des éléments du MRND, de la CDR et
du Hutu Power. Les événements qui se sont produits en janvier et en février à
Kigali démontrent amplement l’objectif d’une telle force et sa capacité d’anéantir
le processus de paix [...] La milice s’est maintenant propagée dans tout le pays
et les achats et les distributions d’armes se poursuivent avec la même intensité.
«Comme il l’a déjà fait auparavant, le FPR en appelle à la communauté internationale,
en particulier à ceux qui nous ont suivis et appuyés dans nos négociations, pour
résister à l’obstination du Président Habyarimana et à son indifférence aux graves
problèmes auxquels notre pays est confronté : la famine, l’effondrement économique,
la paralysie de l’administration et du système judiciaire, le terrorisme encouragé
par l’État, ont créé un chaos social qui mène inexorablement le pays à la catastrophe
[...] En vous remerciant tous pour les efforts que vous avez déployés en faveur
de la paix et de la démocratie au Rwanda, nous vous demandons de comprendre que
l’échec de la mise en application de l’accord de paix signifie que notre pays
reste prisonnier d’un cercle vicieux de violence.»
11.37.
Cette réunion eut lieu au Rwanda un mois exactement avant le début du génocide.
Les faits ont montré par la suite la justesse de cette évaluation de la situation.
Mais même la prédiction d’une «catastrophe» était loin d’envisager un génocide.
Il semble que personne, pas même le FPR, ne pouvait prédire que la solution finale
des extrémistes Hutu débuterait un mois après.
11.38.
Découragé surtout par les tactiques incessantes d’Habyarimana pour compromettre
le processus et ayant été mis au courant de l’escalade de la violence et des listes
de victimes préétablies, le Président Mwinyi de Tanzanie réunit un autre sommet
régional le 6 avril 1994 en guise de dernier recours[9]
et après consultation avec le Secrétaire général de l’OUA. Cette réunion tenue
à Dar Es Salaam gardera bien sûr une place spéciale dans les livres d’histoire.
Après avoir de nouveau assuré à ses homologues qu’il était déterminé à mettre
en oeuvre les Accords d’Arusha[10], le Président Habyarimana
allait être victime d’un attentat et le génocide allait commencer.
[1]
Organisation de l’Unité Africaine, «Resolving Conflicts in Africa: Proposal
for Action,» (OUA : Press and Information Series 1, 1992).
[2]
Secrétaire général de
l’OUA, «Report of the Secretary-General on Conflicts in Africa», 1992, 9.
[OOUA ou ONU???]
[3]
Déclaration d’Addis Abeba, 11 juillet 1990, 3.
[4] Convention de l’OUA régissant les aspects propres
aux problèmes des réfugiés en Afrique, 1969.
[5]
Pascal Ngoga, «The Tragic Consequences of the Unresolved Refugee Problem»,
étude commanditée par le GIEP, 1999, 25. Le Dr Ngoga, universitaire,
a été nommé ambassadeur du Rwanda en Éthiopie et auprès de l’OUA après avoir rédigé
ce document..
[6]
Président Mwinyi,
entrevue avec le GIEP, 19 décembre 1999.Observateur crédible rencontré
par le Groupe mais préférant garder
l’anonymat.
[7]
OUA, «Background Information», 5.
[8]
Ibid., 19.
[9]
Ibid., 28.
[10]
Communiqué émis à la fin d’un sommet régional tenu à Dar Es Salaam le 6 avril 1994
sur la situation prévalant au Burundi et au Rwanda.