CHAPITRE 7

LA ROUTE VERS LE GÉNOCIDE, 1990-1993

(du rapport de l'OUA)

 

Le triomphe du radicalisme ethnique

 

7.1.             La violence et l’extrémisme eurent vite fait de se propager dans l’atmosphère tendue qui régna bientôt partout au Rwanda. Les anciens schémas resurgirent. Les Hutu qui avaient mené les massacres des Tutsi au début des années 60 et en 1972 1973 n’avaient pas été punis tandis que fleurissait la carrière de ceux qui s’étaient rendus coupables de répressions cruelles contre les opposants durant les 15 premières années de la Seconde République. Désormais, dans la foulée de l’incursion d’octobre 1990, l’impunité s’étendait aux démagogues qui entretenaient délibérément une animosité latente contre ceux qu’ils considéraient comme des étrangers perfides, une catégorie regroupant non seulement les guerriers-réfugiés Tutsi du FPR, mais aussi chaque Tutsi se trouvant encore au Rwanda et chaque Hutu considéré comme faisant partie de leurs sympathisants.

 

7.2.             Mais cela ne signifie pas que la planification du génocide ait débuté à ce moment-là. Il importe de comprendre qu’il n’y a pas eu de «signal de départ» au démarrage du génocide. À notre connaissance, il n’existe aucun document, aucun procès-verbal de réunion et aucune autre preuve qui mette le doigt sur un moment précis où certains individus, dans le cadre d’un plan directeur, auraient décidé d’éliminer les Tutsi. Comme nous l’avons déjà vu, la violence tant physique que rhétorique contre les Tutsi en tant que peuple a en fait débuté immédiatement après le 1er octobre, pour poursuivre son escalade jusqu’au génocide qui a en réalité débuté en avril 1994. Il ne fait aucun doute que cette campagne a été organisée et soutenue pour devenir, à un certain stade, une stratégie de génocide. Mais le moment exact n’a jamais été établi.

 

7.3.             Ce fait est reflété par toutes les grandes études sur le génocide. Il est remarquable de constater qu’à peu près tous les experts deviennent vagues ou ambigus lorsqu’il s’agit de déterminer à quel moment l’organisation et la planification systématiques sont censées avoir été amorcées. De plus, même cette imprécision suscite des désaccords. Par exemple, un expert dit que le complot s’est tramé tôt après l’invasion d’octobre[1]. Un autre dit que la «répétition générale» du génocide a débuté avec la formation des escadrons de la mort en 1991.[2] Le génocide, soutient un troisième, a commencé à paraître attrayant et faisable aux cercles Akazu de la ligne dure à la fin de 1992[3]. Le quatrième affirme que le plan «été mis sur pied en janvier 1994»; etc.[4].

 

7.4.             Ce que nous savons, cependant, c’est qu’à partir du 1er octobre 1990, le Rwanda a traversé trois années et demie de violents incidents anti-Tutsi, dont chacun peut facilement être interprété en rétrospective comme une étape délibérée d’une vaste conspiration dont le point culminant consistait à abattre l’avion du Président et à déchaîner le génocide. Cependant, toutes ces interprétations demeurent des spéculations. Personne ne sait qui a descendu l’avion, personne ne peut prouver que les innombrables manifestations de sentiments anti-Tutsi durant ces années faisaient partie d’un grand plan diabolique. Il nous semble, d’après les preuves, plus probable que l’idée de génocide a émergé graduellement vers la fin de 1990 et qu’il a gagné en détermination et en urgence en 1994.

 

7.5.             Nombreux sont ceux qui espéraient que ces questions cruciales seraient clarifiées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, créé après le génocide en vue de porter des accusations de génocide contre des gens importants. En fait, le Tribunal a conclu que le génocide avait été planifié et organisé d’avance, sans autres détails. Jean Kambanda, Premier ministre du gouvernement durant le génocide, a plaidé coupable et confessé que le génocide avait été planifié d’avance. Mais pour des raisons mystérieuses sur lesquelles nous nous pencherons dans un prochain chapitre, sa confession fut brève et de portée générale et elle n’a jeté aucune lumière nouvelle sur les nombreux détails qui manquent; en outre, il s’est rétracté depuis[5].

 

7.6.             Le fait que le gouvernement du Rwanda ait réagi vigoureusement à l’invasion ne prouve en lui-même rien quant aux intentions génocidaires; n’importe quel autre gouvernement n’aurait pas réagi différemment. Habyarimana n’a jamais douté que les envahisseurs avaient l’appui du Président Museveni de l’Ouganda, et cette conviction était partagée par son homologue zaïrois, le Président Mobutu. Lorsque notre Groupe l’a rencontré, Museveni a nié avoir eu une responsabilité quelconque dans l’invasion. D’autres auraient certainement été en droit d’être soupçonneux de la complicité de son gouvernement et de son armée. Que l’Ouganda ait ou non collaboré activement à la planification de l’invasion, il doit tout au moins avoir autorisé les exilés à planifier et à exécuter l’invasion d’un État souverain voisin à partir du territoire ougandais et à l’aide d’armes fournies par l’Ouganda. Il va de soi qu’Habyarimana et ses conseillers ont immédiatement compris que le FPR et l’Ouganda venaient de leur offrir une occasion de consolider leur régime en train de s’éroder et de mobiliser l’appui international dans la guerre entamée par les envahisseurs.

 

7.7.             Il est très important de rappeler que jusqu’alors, les Tutsi n’avaient pas été les seuls à avoir subi les abus du gouvernement pendant près de 17 ans. Il semble qu’au moment de l’invasion, de nombreux Tutsi n’étaient pas, au premier abord, sympathisants des insurgés[6]. De façon imprévue s’offrait au gouvernement l’occasion parfaite d’unifier le pays contre l’attaquant de l’extérieur. Il la rejeta.

 

 

7.8.             Nous allons le répéter à plusieurs reprises dans ce rapport, les identités différentes, ethniques ou autres, ne sont pas en elles-mêmes causes de divisions ou de conflits. C’est le comportement des élites sans scrupules au pouvoir qui transforme les différences en divisions. Comme l’a dit simplement un chercheur qui étudie ces conflits, ceux qui choisissent de manipuler de telles différences dans leur propre intérêt, même au risque de créer un conflit majeur, sont de «mauvais chefs[7].» Au Rwanda, les mauvais chefs ont fatidiquement choisi la voie de la division et de la haine au lieu de l’unité nationale. Cinq jours après le début de l’invasion du 1er octobre, le gouvernement annonça que Kigali avait été attaquée par les forces du FPR[8]. En réalité, l’attaque sur la capitale n’a jamais eu lieu. Les nombreux coups de feu que l’on a pu entendre dans la ville avaient été tirés par les troupes du gouvernement rwandais. L’événement avait été ainsi soigneusement mis en scène pour fournir des motifs crédibles d’accuser les Tutsi d’appuyer l’ennemi, et le ministre de la Justice porta cette accusation. En clamant l’épithète d’«ibyitso», qui signifie complice, il affirma que l’attaque de Kigali n’aurait pas pu être organisée sans alliés de l’intérieur[9]. Or, qui pouvait être plus suspecté que les Rwandais qui se trouvaient être du même groupe ethnique que les envahisseurs? Les arrestations commencèrent immédiatement et près de 13 000 personnes furent emprisonnées[10]. Parmi elles se trouvaient quelques opposants Hutu du régime, dont les arrestations avaient pour but soit de les faire taire, soit de les intimider pour gagner leur appui au Président. Des milliers de détenus furent ainsi emprisonnés pendant des mois, sans chefs d’accusation, dans des conditions déplorables. La plupart d’entre eux furent torturés et ils périrent par douzaines[11]. Les massacres organisés des Tutsi allaient bientôt suivre.

 

7.9.             Dès le début de l’invasion, Habyarimana fit appel à l’armée française. Les forces françaises arrivèrent la nuit même de la fausse attaque et évitèrent probablement au régime Habyarimana de subir une défaite militaire[12]. Il n’est pas surprenant de constater que la version donnée par le gouvernement de ces premiers événements — la fausse attaque sur le capitale — a été largement acceptée en plus de permettre d’atteindre un autre objectif : celui d’obtenir de l’aide d’autres pays étrangers amis. Pendant les trois années qui suivirent, les troupes françaises restèrent en nombres variables et furent un soutien au régime et à son armée[13]. Le gouvernement belge envoya aussi des troupes, mais il était soucieux de ses antécédents litigieux au Rwanda et ses soldats ne restèrent qu’un mois, histoire d’attendre que les ressortissants belges ne courent plus de risques[14]. Le Président Mobutu du Zaïre accepta rapidement d’offrir son soutien militaire, saisissant ainsi l’opportunité d’intervenir sur la scène africaine après la fin de la guerre froide qui le privait d’une grande partie du soutien des Américains. Ses troupes furent toutefois renvoyées chez elles pour indiscipline[15].

 

Les tueries

 

7.10.         Les massacres des Tutsi commencèrent dès le début de la guerre civile qui suivit et ils se poursuivirent en réalité jusqu’à la victoire du FPR en juillet 1994. Après la guerre, un vaste débat s’instaura — et se poursuit encore aujourd’hui — pour déterminer dans quelle mesure et par qui étaient connus les événements qui se déroulaient au Rwanda. À notre avis, ce n’est pas là un débat sérieux. Les principaux acteurs du drame — la partie du monde qui comptait pour le Rwanda — la plupart de ses voisins des Grands Lacs, les Nations Unies et les grandes puissances occidentales — en savaient assez long sur ce qui se passait et apprirent bientôt que les événements se tramaient dans les plus hautes sphères de l’État. Ils savaient qu’il ne s’agissait pas d’une guerre insensée où «Hutu et Tutsi s’entretuaient»[16], comme on l’a parfois déclaré sans fondement. Tous ces intervenants savaient qu’un malheur terrible arrivait au Rwanda. Ils savaient même, et ils l’ont signalé, que certains individus parlaient ouvertement d’éliminer tous les Tutsi[17].

 

7.11.         Au début de 1993, quatre organisations des droits de l’homme s’étaient réunies pour former une commission internationale d’enquête qui publia un rapport bien documenté déclarant presque qu’un génocide était une sérieuse possibilité future[18]. En vérité, de nombreux gouvernements avaient pris l’habitude de ne pas tenir compte des observations des organisations non gouvernementales, ce dont les quatre organisations se sont rendu compte à leur grande consternation. Toutefois, à peine quelques mois après, en août de la même année, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires émit un autre rapport découlant de sa propre mission au Rwanda, dans lequel il confirmait largement les conclusions de l’enquête antérieure. À vrai dire, le Rapporteur spécial concluait que les massacres qui avaient déjà eu lieu semblaient correspondre à la définition de génocide donnée par la Convention sur le génocide; «les victimes des attaques, Tutsi dans la majorité écrasante des cas, ont été ciblées exclusivement à cause de leur appartenance à un certain groupe ethnique, et en dehors de toute autre raison objective.» Il signalait également que la violence allait en augmentant, que la propagande extrémiste était déchaînée et que les milices étaient organisées[19].

 

7.12.         La situation, en d’autres termes, était on ne peut plus claire. Le seul élément d’incertitude était de savoir exactement jusqu’où les auteurs du complot étaient prêts à aller. Pour de très nombreux observateurs, il y avait peu de doute que beaucoup de massacres étaient virtuellement inévitables si l’on ne trouvait pas un moyen quelconque de les empêcher. Mais qui pouvait imaginer que les radicaux franchiraient le pas et se lanceraient dans une attaque génocidaire de grande envergure contre tous les Tutsi du pays?

 

7.13.         Le fait est que la grande majorité des observateurs ne pensaient pas qu’un génocide aurait lieu. Plus précisément, ils ne pouvaient se résoudre à l’imaginer. Le rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies qui entamait le sujet était soit ignoré, soit minimisé. Ayant dû se pencher sur cette question troublante, les membres de notre Groupe ont fini par comprendre que l’éventualité d’un génocide était littéralement impensable pour quiconque; la simple idée de cette possibilité dépassait l’entendement. Tous les cas de génocide modernes ont pris le monde par surprise — malgré des signes précurseurs et des déclarations d’intention qui ne trompaient pas. Au début des années 90, à cause de son caractère rare et singulier, le phénomène de génocide était une éventualité qu’on n’osait pas envisager.

 

7.14.         Ceci étant admis, une question embarrassante subsiste néanmoins : comment est-ce possible que ces horreurs épouvantables — que personne ne contestait — n’aient pas suffi à mobiliser la communauté internationale?

 

7.15.         Depuis le début des années 90, les atrocités ont toutes été rendues publiques par des organismes crédibles de défense des droits de l’homme[20]. Des massacres de Tutsi ont été perpétrés en octobre 1990, janvier 1991, février 1991, mars 1992, août 1992, janvier 1993, mars 1993 et février 1994[21]. Dans presque tous les cas, ils étaient soigneusement organisés. Chaque fois, des dizaines de Tutsi ont été massacrés par des groupes d’hommes et de miliciens associés à différents partis politiques, parfois avec la participation de la police et de l’armée, incités par les médias, dirigés par les représentants locaux du gouvernement et encouragés par quelques politiciens nationaux.

 

7.16.         Comme nous l’avons déjà souligné, il est vrai qu’il n’est pas possible de désigner une seule réunion ou un seul document comme étant la première étape explicite et reconnue dans la planification du génocide. Mais en regardant en arrière et en analysant le déroulement des événements de 1991 jusqu’en 1992, il devient difficile de ne pas voir émerger une tendance dans ces massacres successifs. Il apparaît que les radicaux et l’armée ont travaillé ensemble pour essayer diverses techniques d’exécution. De ces expériences, leurs chefs ont tiré deux leçons : qu’ils pouvaient massacrer en grand nombre, rapidement et efficacement (un fait signalé au Secrétariat des Nations Unies dans une télécopie désormais célèbre reçue en janvier 1994[22], dont nous parlerons plus loin) et, compte tenu des réactions qu’ils avaient suscitées jusqu’alors, qu’ils pouvaient le faire impunément.

 

7.17.         Entre les massacres caractérisés, la terreur régnait. Chaque Tutsi risquait à tout moment d’être victime de meurtre, de viol, de harcèlement ou d’emprisonnement. Au début de 1992, une société secrète qui s’était donné le nom d’«Amasasu» (balles) fut créée au sein de l’armée par des officiers extrémistes qui voulaient combattre le FPR avec plus de férocité. Ils ne tardèrent pas à distribuer des armes aux milices organisées par la CDR ainsi qu’aux extrémistes du MRND et à travailler main dans la main avec les escadrons de la mort.

 

7.18.         Les escadrons de la mort furent créés dès 1991. L’année suivante, leur existence fut rendue publique. Un article publié en 1992 dans la revue Umurava décrivait en détail l’infâme «Réseau Zéro», un escadron de la mort à la mode latino-américaine et composé de soldats dégagés de leur service et de miliciens du MRND[23], apparemment une branche de l’Akazu et de la police secrète. L’article révélait les liens étroits qu’entretenait le Réseau Zéro avec Habyarimana et affirmait que les escadrons de la mort relevaient du Réseau. Le Réseau était dirigé entre autres par trois des beaux-frères d’Habyarimana, son beau-fils, son secrétaire particulier, le chef des renseignements militaires, le commandant de la Garde présidentielle et le colonel Théoneste Bagosora, directeur de Cabinet du ministère de la Défense et activiste qui faisait régner la crainte dans le mouvement du pouvoir Hutu (dont nous parlerons plus bas). Au cas peu probable où les diplomates à Kigali auraient oublié de faire part à leurs gouvernements respectifs de l’information contenue dans l’article de l’Umurava, deux Belges tinrent en octobre 1992 une conférence de presse au Sénat à Bruxelles pour révéler les secrets du Réseau Zéro[24]. Quelques mois plus tard, le rapport des quatre organisations des droits de l’homme mentionnées ci-dessus relata que «la responsabilité du chef d’État et de son entourage immédiat, y compris sa famille, est gravement engagée» dans les agissements des escadrons de la mort.[25]

 

La presse

 

7.19.         Pendant ce temps, au début des années 90, la vie publique au Rwanda se portait bien comme jamais auparavant. Dans le cadre de l’évolution vers une démocratie multipartite, le gouvernement Habyarimana relâcha considérablement le contrôle de l’État sur la presse. Presque aussitôt, une presse vibrante vit le jour. Des critiques Hutu d’Habyarimana et de sa clique du Nord purent s’exprimer publiquement pour la première fois. La corruption croissante parmi l’élite fut rendue publique par une nouvelle lignée de journalistes remarquablement courageux, dont la plupart ont été durement punis pour leurs convictions. Mais cette libération de la presse eut ses revers.

 

7.20.         En effet, la liberté laissa bientôt place à la licence. Un bouclier constant de propagande haineuse et virulente anti-Tutsi commença à se dresser et à devenir omniprésent. Les rassemblements politiques, les discours du gouvernement, les journaux et une nouvelle station de radio à sensation diffusèrent des messages pervers, pornographiques, incendiaires visant à diaboliser et à déshumaniser tous les Tutsi. Avec la participation active d’initiés Hutu bien connus, certains d’entre eux à l’université, de nouveaux organes de presse furent créés et entraînèrent une escalade spectaculaire de la démagogie anti-Tutsi[26].

 

7.21.         Parmi les journaux, citons le journal radical Kangura, créé en 1990[27]. Citons également une station de radio branchée créée au milieu de 1993 et qui attira instantanément un public nombreux. Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLMC ou RTLM) appartenait à des membres de l’Akazu qui l’avaient financée; parmi eux figuraient des proches du Président, deux ministres de son cabinet et de hauts dirigeants de la milice. Son style effronté et sa programmation musicale attiraient des auditeurs locaux ainsi que des expatriés par le contenu injurieux de ses émissions[28]. Mais les Rwandais comprirent parfaitement bien son impact et son influence[29]. Ferdinand Nahimana, qui faisait partie de la nouvelle génération d’historiens rwandais issue de la période post-coloniale, était un élément moteur de la station. Il fut l’un des nombreux exemples d’intellectuels Hutu qui ont mis leurs compétences au service de la haine ethnique. Il fut par la suite inculpé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda pour son rôle dans la fomentation de la haine des Tutsi sur RTLMC.

 

7.22.         Une analyse du rôle de RTLMC par «Article 19», une organisation de défense de la liberté d’expression, suggère que le génocide aurait eu lieu avec ou sans la station et que l’interdiction de la station aurait eu peu d’impact sur le cours des événements. L’analyse conclut que «RTLMC a été un instrument et non pas la cause du génocide. Elle n’a pas provoqué le génocide, mais elle a été un élément dans un plan prémédiatisé de massacre collectif [...] Elle a joué un rôle précis dans la transmission des ordres aux milices et à d’autres groupes qui participaient déjà au massacre[30]

 

7.23.         Il est bien possible que ceci ait été vrai durant les mois du génocide et nous sommes également d’accord sur le fait que RTLMC n’en était pas la cause. Il est incontestable que le génocide aurait eu lieu, que la station ait existé ou non. Mais nous ne devons pas sous-estimer l’importance de cette station. Elle a sans aucun doute joué un rôle prédominant en entretenant les passions à vif au cours des derniers mois qui ont précédé le génocide. La station est allée si loin dans ses injures anti-Tutsi et dans ses appels destinés à provoquer les Hutu contre les Tutsi qu’elle a nettement repoussé les limites de la tolérance dans la propagation de la haine. En vertu de n’importe quel code criminel raisonnable, RTLMC aurait été réduite au silence peu après sa création. Le fait qu’elle ait pu continuer à émettre est en soi une vraie mascarade.

 

7.24.         Mais il faut dire aussi qu’elle n’était pas la seule. Plus de 20 journaux publiaient régulièrement des éditoriaux et des dessins humoristiques obscènes inspirés par la haine ethnique, et la station officielle Radio Rwanda passa progressivement des reportages neutres à un véritable lavage de cerveau[31]. Sous l’instigation de Kangura, la propagande se répandit selon laquelle les Tutsi préparaient une guerre génocidaire contre les Hutu et qu’ils ne «laisseraient aucun survivant». Selon Kangura, en dépit de leur exclusion totale des postes d’influence au gouvernement ou dans l’armée, les Tutsi avaient en réalité le Rwanda sous leur coupe. De la part des radicaux, il s’agissait là d’une propagande perspicace puisqu’elle critiquait implicitement la souplesse d’Habyarimana envers les Tutsi.

 

7.25.         Ce fut également Kangura qui, trois mois après l’invasion d’octobre 1990, fut le premier à publier les célèbres «Dix commandements des Hutu[32].» Selon ces «commandements», tout Hutu qui se mariait ou avait une relation avec une femme Tutsi ou qui faisait commerce avec un quelconque Tutsi trahissait son peuple. Ces «commandements» étaient délibérément incendiaires, calculés pour inciter aux divisions et au ressentiment. Ils spécifiaient que tout Hutu qui se mariait ou avait à faire avec les femmes Tutsi ou qui avait des relations d’affaires avec n’importe quel Tutsi trahissait son peuple et ils insistaient sur la nécessité de maintenir la pureté de la race Hutu et d’éviter la contamination par les Tutsi. Le danger de contamination par les femmes Tutsi était un aspect maintes fois réitéré par la campagne Hutu qui s’accompagnait souvent de dessins pornographiques explicites. C’est le genre de propagande qui fut couramment utilisée par les racistes blancs du sud des États-Unis et en Afrique du Sud.

 

7.26.         Avec le temps, la propagande anti-Tutsi incluait de plus en plus souvent et de plus en plus ouvertement des appels explicites aux massacres, des attaques verbales directes envers les Tutsi, des listes de noms d’ennemis à supprimer et des menaces envers les Hutu pouvant encore être associés avec les Tutsi. Loin d’être condamnées par Habyarimana ou son entourage, ces voix fanatiques étaient encouragées, moralement et financièrement, par de nombreux personnages aux plus hauts niveaux de la société Hutu rwandaise, y compris par le gouvernement lui-même. Sur 42 nouveaux journaux qui furent créés en 1991, 11 avaient des liens directs avec l’Akazu[33].

 

Une société militarisée

 

7.27.         La militarisation de la société rwandaise après l’invasion de 1990 se fit rapidement car le temps était compté. On peut y voir une preuve de plus d’une conspiration génocidaire. Mais il est difficile d’oublier que le pays venait tout juste d’être attaqué. La nécessité pour le pays d’augmenter sa capacité militaire prêtait difficilement à controverse. L’armée rwandaise grandit donc à un rythme frénétique, passant de quelques milliers de soldats à 40 000 en près de trois ans[34]. En 1992, près de 70 pour cent de la totalité du pitoyable budget du gouvernement rwandais était consacré à la défense[35]. Les fonds de développement qui finançaient généreusement d’autres dépenses rendaient en réalité possible le budget militaire. Et, avec un peu d’aide des amis français et autres, les dépenses militaires grimpèrent également, passant de 1,6 pour cent du PNB entre 1985 et 1990 à 7,6 pour cent en 1993[36].

 

7.28.         Ce fut là une autre étape sur la voie de la tragédie rwandaise. Rien ne prouve qu’Habyarimana envisageait un génocide lorsque le FPR a attaqué en 1990. Mais il est indiscutable qu’il a instantanément exploité l’occasion d’isoler et de diaboliser les Tutsi. Avec l’appui précieux de l’aide étrangère et de la coopération militaire française, des troupes plus nombreuses et mieux armées ont permis d’exercer une surveillance et un contrôle plus serrés sur la population.

 

7.29.         On a supposé que l’émergence de nouveaux partis politiques — le processus qui de manière simpliste a été confondu avec la démocratisation — mettrait un frein aux attaques contre des civils innocents. Cette hypothèse était naïve. La même chose qui était arrivée aux médias s’est produite en politique : la liberté d’association à laquelle personne n’était accoutumé a frôlé l’anarchie. La démocratie politique officielle avait à fonctionner dans une société dépourvue de culture démocratique. Le désordre s’étendit. En fait, les attaques contre les civils et les figures politiques de toutes allégeances se multiplièrent après la création du gouvernement de coalition en 1992 et se poursuivirent jusqu’au génocide. Les milices du MRND, les redoutables Interahamwe qui devaient jouer un rôle si notoire dans les années qui suivirent et les sympathisants du parti extrémiste CDR perturbaient les réunions des partis de l’opposition, bloquaient la circulation et provoquaient des bagarres; leurs opposants répondaient de même[37]. Les Interahamwe faisaient montre d’une vigilance particulière à harceler les politiciens de l’opposition et les autres critiques du gouvernement, mais leur approche essentiellement nihiliste les amenait également à commettre des viols, des cambriolages et à faire régner l’anarchie générale. Durant les deux années qui précédèrent le génocide, des attaques à la bombe commencèrent à éclater dans tout le pays.

 

7.30.         Les marchands d’armes réussissent infailliblement à trouver les pays qui ont besoin de leurs services et le Rwanda était pour eux une proie facile. La prolifération des armes dans le monde entier et certainement en Afrique est l’un des fléaux auxquels doivent faire face ceux qui cherchent à prévenir les conflits. Les négociations sur le partage du pouvoir auxquelles aboutirent les Accords d’Arusha devaient désigner le Rwanda «zone libre d’armes». Il serait plus exact, pour décrire le Rwanda juste avant et juste après Arusha, de parler de «zone d’armes libres». Selon certains observateurs, le pays durant ces années était un véritable bazar d’armement pour les Hutu qui croyaient à leur suprématie[38]. Les milices de jeunes reçurent gratuitement des fusils de leurs protecteurs politiques, de nouvelles machettes importées de Chine furent largement distribuées, et le gouvernement décida de fournir des armes aux représentants officiels Hutu locaux pour leur «auto-défense». Il était aussi facile de se procurer des fusils d’assaut Kalashnikov, des grenades à main et d’autres armes de petit calibre que des fruits et légumes, et exactement aux mêmes endroits — dans les marchés locaux. Peu avant le génocide, quiconque à Kigali disposait de l’équivalent de trois dollars américains pouvait acheter une grenade au marché central et nous savons d’après les événements ultérieurs qu’il s’agissait là d’un commerce prospère[39].

 

7.31.         L’atmosphère de peur et de violence et le sentiment qu’un volcan était prêt à faire éruption étaient particulièrement palpables à Kigali. Les jeunes des milices Hutu, de jeunes hommes sans ressources, sillonnaient les alentours de la capitale sur de bruyantes motocyclettes pour appeler à des rassemblements d’autres jeunes gens oisifs.[40] Personne dans la capitale, pas même le corps diplomatique et les coopérants techniques, ne pouvait manquer de trouver l’atmosphère prémonitoire et menaçante. Tous ceux qui s’intéressaient à la situation sentaient que des événements encore plus graves se préparaient.

 

L’effet du Burundi

 

7.32.         Comme nous l’avons indiqué plus haut, à mesure que le Rwanda continuait de sombrer dans le chaos durant toute l’année 1993, une ancienne et mortelle némésis resurgit après une longue période de passivité. La dernière chose dont le pays ou ses habitants avaient besoin était le retour du «syndrome de massacre parallèle» Burundi-Rwanda, que nous avons examiné dans un chapitre précédent. Nous l’avons vu, l’un des plus violents épisodes de l’histoire de l’Afrique indépendante eut lieu en 1972 au Burundi qui connut une orgie de meurtres soigneusement ciblés. Contrairement au Rwanda, le Burundi avait, après l’indépendance, supprimé la mention ethnique des cartes d’identité de ses citoyens. Il est décevant de constater d’après l’histoire des quatre dernières décennies que cette initiative n’a pas permis aux Burundais d’être moins exposés que les Rwandais à la manipulation ethnique par des dirigeants sans scrupules.

 

7.33.         De violentes agitations reprirent dans les années qui suivirent 1988. Des tentatives sérieuses mais modestes de démocratisation et de plus grande équité ethnique déclenchèrent à plusieurs reprises la violence des deux côtés. Chez les élites des deux groupes ethniques, c’était un acte de foi que chacun conspirait en vue d’éliminer l’autre. Malgré les nombreuses années de calme relatif, il fallait peu de choses pour faire éclater la discorde.

 

7.34.         En 1988, 1990 et 1991, les massacres firent disparaître des milliers de dirigeants Tutsi et de civils Hutu et ils furent des dizaines de milliers à s’enfuir du pays[41]. En 1992, une tentative de coup d’État par des soldats rebelles fut réprimée. Sous le Président Pierre Buyoya, lui-même major de l’armée porté au pouvoir par un coup d’État, les tentatives de réforme se poursuivirent et la première élection libre et équitable de l’histoire du Burundi eut lieu en juin 1993.

 

7.35.         Malgré toute la propagande officielle niant l’importance de l’ethnicité, le Président sortant Tutsi Buyoya fut vaincu par un électorat en majorité Hutu au profit d’un président Hutu, Melchior Ndadaye. Quatre mois plus tard, en octobre 1993, Ndadaye fut assassiné pendant une tentative de coup d’État qui fut suivie par l’un des massacres les plus meurtriers de l’histoire sanglante du Burundi. Dans plusieurs secteurs, les autorités locales Hutu menaient les attaques contre les Tutsi, tandis que l’armée dominée par les Tutsi organisait des représailles massives. Bien que l’armée dominée par les Tutsi ait joué un rôle clé dans les exécutions de civils Hutu, les deux groupes ont participé aux massacres. On estime que 50 000 personnes parmi les deux groupes ethniques furent assassinées tandis que de 800 000 à 1 000 000 de réfugiés Hutu s’enfuirent vers le Rwanda, la Tanzanie et le Zaïre[42].

 

7.36.         La calamité au Burundi fut l’événement idéal dont allaient profiter les opportunistes impitoyables de l’Akazu ainsi que leur réseau au Rwanda voisin. Même s’ils avaient réussi, depuis l’invasion du FPR en 1990, à unifier les Hutu rwandais contre les Tutsi de l’extérieur, le fait est que la plupart des Rwandais n’avaient jamais rien connu d’autre que la domination Hutu. Les Tutsi avaient été complètement écartés du pouvoir politique depuis plus de 30 ans, mais l’invasion du FPR était exploitée comme étant la preuve irréfutable de leur insatiable ambition.

 

7.37.         Maintenant, trois ans après l’invasion, la guerre civile étant suspendue suite aux progrès réalisés dans les négociations d’Arusha, une toute nouvelle arme venait d’être offerte aux radicaux du Rwanda. L’assassinat du Président Hutu élu démocratiquement au Burundi — ouvertement célébré par certains Tutsi rwandais[43] — et les épouvantables massacres qui suivirent offraient aux Hutu la preuve finale que le partage du pouvoir entre Tutsi et Hutu était voué à l’échec et qu’on ne pourrait jamais faire confiance aux Tutsi. Les extrémistes Hutu n’envisagèrent qu’un seul moyen pour garantir que les Tutsi du Rwanda ne puissent pas réaliser leur aspiration historique de gouverner le pays unilatéralement et d’éliminer autant de Hutu qu’il le faudrait pour atteindre cet objectif. Les Hutu se devaient d’agir les premiers. La solution finale prévue pour les Tutsi semblait donc justifiée comme une forme d’autodéfense de la part des futures victimes Hutu.

 

 

 

 



[1]African Rights, Death, Despair, p. xix; Des Forges, p. 95.

[2] Filip Reyntjens, «Rwanda, Genocide and Beyond», Journal of Refugee Studies, vol. 9, no 3, septembre 1996.

[3] Prunier, p. 168 169.

[4]Timothy Longman, «State, Civil Society and Genocide in Rwanda», dans Richard Joseph (éd.), State Conflict and Democracy in Africa (Boulder, Colorado : L. Reinner, 1999), p. 352.

[5] TPIR, Le Procureur contre Jean Kambanda, 97 23 S, 4 septembre 1998.

[6] Des Forges, 49.

[7] Michael Brown (éd.), The International Dimension of Internal Conflict (Cambridge, Mass. : MIT Press, 1996).

[8] Prunier, 102.

[9] Des Forges, 50.

[10] Ibid., 49.

[11] Ibid.

[12] Ibid., 50; Prunier, 101 102.

[13] Millwood, Étude 1, 41.

[14] Ibid., Étude 2, 21.

[15] Ibid., Étude 1, 41.

[16] Prunier, 140.

[17] Des Forges, 121.

[18] Rapport de la Commission internationale d’enquête pour enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme au Rwanda, mars 1993.

[19] Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions sommaires, arbitraires et extrajudiciaires, août 1993.

[20] Par exemple, voir les rapports d’Africa Watch (1992), d’African Rights (1994) et de la Fédération internationale des droits de l’homme (1993).

[21] Des Forges, 87.

[22] Ibid., 150.

[23] Prunier, 168.

[24] Ibid. ; bid.Reyntjens «Rwanda Genocide and Beyond».

[25] Rapport de la Commission internationale.

[26] Jean-Pierre Chrétien, Les médias du génocide (Paris : Khartala, 1995), 17.

[27] Chrétien, Médias, 25.

[28] Johannes Zutt, «Children and the Rwanda Genocide», étude commanditée par le GIEP, 1999, 7.

[29] Frank Chalk, Radio broadcasting in the incitement and interdiction of genocide: The case of the holocaust and Rwanda, document présenté à la conférence «The Future of Genocide», Association of Genocide Scholars, juin 1999.

[30] Uvin, 101; voir note 5.

[31] Chrétien, Médias, 50.

[32] Ibid., 169.

[33] Ibid., 45.

[34] Entrevue avec Filip Reytjens.

[35] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 3, vol. 1 Auditions, 165; Des Forges, 122.

[36] Uvin, 56.

[37] Entrevue avec Filip Reyntjens. un informateur crédible

[38] Human Rights Watch, Arming Rwanda (janvier 1994), 28.

[39] Ibid.

[40] Gourevitch, We regret to inform you, 93.

[41] Ibid.Arming Rwanda, 28.

[42] Entrevue avec Filip Reytjens; René Lemarchand, Burundi: Ethnic Conflict and Genocide, 2e édition, (Cambridge, R. U. : Cambridge University Press et Woodrow Wilson Center Press, 1996), p. xiv.

[43]Entrevue avec Filip Reytjens.