CHAPITRE 5
LA DÉSTABILISATION ÉCONOMIQUE
APRÈS 1985
5.1.
Peu après 1985, les choses ont commencé à se gâter à nouveau pour le Rwanda,
pour son gouvernement et son peuple. La structure économique, politique et sociale
du pays commença à se désagréger. Tous les éléments qui avaient été mis en place
commencèrent à se fissurer. Certains d’entre eux avaient été bâtis sur le passé
colonial, d’autres avaient été importés et d’autres étaient des constructions
internes pour lesquelles ni l’histoire ni le monde extérieur ne pouvaient être
tenus responsables. Au cours des décennies, tous ces blocs s’étaient regroupés
pour former la base du Rwanda moderne. Vers la deuxième moitié des années 80,
ces fondations commencèrent à se désintégrer. Au lieu d’essayer de reconstruire
de manière plus inclusive et plus constructive, l’élite Hutu choisit une voie
qui allait bientôt causer l’effondrement de l’édifice tout entier. Nous allons
décrire aussi brièvement que possible les principaux repères sur la voie qui a
mené au désastre.
5.2.
Dans d’innombrables pays pauvres dans le monde,
l’économie est en pagaille, mais on ne compte pourtant qu’une poignée de génocides.
Ni la pauvreté ni l’effondrement économique n’ont été la seule causeé du le génocide au Rwanda. Il existe dans
le monde d’innombrables pays pauvres dont la situation économique est en désordre,
mais les génocides se comptent sur les doigts de la main. On peut
toutefois affirmer que la pauvreté accroît les tensions sociales, que les crises
économiques augmentent l’instabilité et que ces conditions rendent les peuples
plus réceptifs aux messages démagogiques des semeurs de haine. Au Rwanda, l’appauvrissement
accru du peuple à la fin des années 80 eut des conséquences énormes et fit
le jeu des manipulateurs.
5.3.
La dépendance envers les marchés des produits de
base contrôlés par de puissants intérêts dans les pays riches se fit sentir ces
années-là lorsque les cours du café, du thé et de l’étain descendirent tous en
flèche. Sous le regard impuissant des Rwandais, les ressources furent transformées
en dettes importantes. Les gros négociants en café des États-Unis faisaient pression
sur leur gouvernement pour abandonner le système des quotas établi en vertu d’un
Accord international sur le café, sans se soucier des conséquences pour les pays
plus pauvres producteurs de café. Après une réunion fatidique des producteurs
au milieu de l’année 1989, les cours du café chutèrent de 50 pour cent[1]. Les
pertes se firent sentir à tous les niveaux de la société rwandaise et causèrent
un mécontentement généralisé. L’inégalité croissante entre les populations les
plus rurales et certains habitants des villes exacerbèrent la frustration des
paysans.
5.4.
La détresse fut encore accentuée par la sécheresse
qui frappa le sud en 1989. Les politiques de l’État ne servaient qu’à aggraver
la situation. La population en grande majorité agricole était composée de nombreux
petits fermiers qui produisaient des cultures commerciales pour l’exportation
et qui ne pouvaient plus se nourrir eux-mêmes. De nombreuses familles n’avaient
plus de quoi se nourrir, plusieurs centaines de personnes moururent de faim et
un nombre encore plus grand connurent des conditions extrêmement difficiles. Il
était évident pour tout le monde que la sécheresse n’était pas la seule responsable
de la famine, mais que les décisions politiques et économiques étaient aussi à
blâmer. La confiance envers le gouvernement diminua de façon spectaculaire. Après
des décennies de contrôles stricts et de manipulations bien orchestrées par l’un
des États les plus centralisés et les mieux organisés de l’Afrique, le peuple
rwandais avait acquis une réputation de docilité et de déférence envers le pouvoir.
Maintenant, cependant, cette soumission exagérée avait fait place à la colère
et à la protestation.
5.5.
Les recettes du gouvernement provenant des exportations
de café chutèrent de 144 millions de dollars en 1985 à 30 millions
de dollars en 1993[2].
Une expansion énorme des moyens militaires, déclenchée par la guerre civile qui
commença en 1990, porta un coup supplémentaire aux finances publiques. Dépendant
déjà de façon malsaine de l’aide internationale, le gouvernement Habyarimana en
conclut malgré lui qu’il n’avait pas d’autre choix que d’accepter un programme
d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque Mondiale
en échange d’un prêt conditionnel aux politiques dures et strictes caractéristiques
de l’orthodoxie économique occidentale de l’époque. La prémisse était que le Rwanda
avait besoin d’un traitement-choc économique. La Banque Mondiale elle-même estimait
qu’une grande partie des malheurs économiques du pays étaient d’origine externe
et n’étaient pas le fruit d’une mauvaise gestion à l’échelle nationale. Et pourtant,
les conditions qu’elle imposait étaient identiques à celles qu’elle exigeait de
pays visiblement corrompus et incompétents.
5.6.
Bien qu’à la fin, certains des éléments du programme
ne furent pas mis en œuvre, ceux qui l’ont été aggravèrent la situation déjà misérable.
Le gouvernement résistait en particulier à la dévaluation, mais c’était une condition
stricte du prêt, présentée par les experts des organismes internationaux comme
une étape vers des niveaux de consommation plus élevés, un accroissement de l’investissement
et une amélioration de la balance commerciale. Bien évidemment, la dévaluation
eut l’effet diamétralement opposé. Les prix grimpèrent immédiatement pour presque
tous les Rwandais, qui étaient maintenant au moins de façon indirecte liés à l’économie
commerciale. Les programmes sociaux du gouvernement subirent d’énormes coupures
tandis que la population dut faire face à la hausse des frais de scolarité, des
soins de santé et même du prix de l’eau. Les salaires des fonctionnaires furent
bloqués.
5.7.
D’une façon ou d’une autre, presque toutes les
familles subirent une baisse substantielle de revenu. Vers le début des années 90,
selon une analyse, 50 pour cent des Rwandais étaient extrêmement pauvres
(incapables de se nourrir décemment), 40 pour cent étaient pauvres, 9 pour
cent étaient «non pauvres» et 1 pour cent — l’élite politique et commerciale,
les coopérants techniques et autres — étaient riches[3].
Selon les données recueillies en 1993 par l’U.S. Agency for International
Development, 90 pour cent de la population rurale rwandaise et 86 pour
cent de la population totale vivaient sous le seuil de pauvreté, ce qui plaçait
le Rwanda devant le Bangladesh et le Soudan et lui valait la triste distinction
d’avoir le taux de pauvreté le plus élevé au monde. Il nous faut souligner que
la Banque Mondiale n’accepte pas sa responsabilité dans l’exacerbation des malheurs
économiques du Rwanda, mais néanmoins avec moins d’assurance que d’habitude. En 1994,
elle a déclaré qu’«il est difficile d’analyser les effets du programme d’ajustement
sur le revenu des pauvres parce que les conditions économiques globales ont empiré
et que la situation s’est aggravée pour tout le monde[4].»
5.8.
L’accord entre les institutions financières internationales
et le gouvernement du Rwanda fut signé à la mi-septembre 1990; le programme
débuta peu après. Entre-temps, le pays fut envahi et connut une guerre civile,
mais à aucun moment il n’a été question des répercussions politiques ou sociales
éventuelles du traitement-choc économique pour un pays engagé dans un conflit
armé. Au lieu de cela, suivant les directives habituelles, l’équipe de la Banque
Mondiale qui examina la situation économique du Rwanda décida d’exclure toutes
les variables non économiques de ses calculs et simulations[5].
C’est ainsi, à une époque où le Rwanda connaissait une instabilité profonde, que
la communauté internationale déstabilisa encore plus le pays.
5.9.
Même si l’on ne tient pas compte de l’effondrement
économique, les problèmes réels étaient visibles derrière les données économiques
positives dont se gratifiaient les organismes d’aide autosatisfaits. Il semble
que sur cette terre mythologisée par les étrangers comme étant «la Suisse de l’Afrique»,
on ait constamment accordé une attention limitée aux chiffres gênants alors qu’ils
étaient disponibles. En conséquence, on a trop peu mentionné que même avant la
guerre civile de 1990 et le génocide de 1994, le Rwanda était l’un des
pays les moins développés au monde. Selon le Programme des Nations Unies pour
le développement, le Rwanda se situait au-dessous des moyennes extrêmement basses
de toute l’Afrique au sud du Sahara pour ce qui était de l’espérance de vie, de
la survie des enfants, de l’alphabétisation des adultes, de la durée moyenne de
la scolarité, de la ration calorique moyenne et du PNB par habitant[6].
5.10.
Vers la fin des années 80, les terres appartenaient
à la minorité au détriment de la majorité et la population, largement catholique,
était en augmentation. Les paysans possédant peu de terres (moins d’un demi-hectare)
et ceux qui étaient relativement riches (qui possédaient plus d’un hectare) devinrent
plus nombreux. Vers 1990, plus d’un quart de la population rurale ne possédait
aucune terre; dans certains districts, le chiffre atteignait 50 pour cent.
On observait non seulement un accroissement de la pauvreté, mais aussi des inégalités[7].
5.11.
Tout en accentuant les tensions sociales, ce phénomène
eut aussi d’autres répercussions sociales importantes. Sans terres et sans logements,
la jeunesse du Rwanda ne pouvait se marier. Ce type de pauvreté créa toute une
foule de jeunes hommes dans la trentaine qui n’avaient pas de responsabilités
familiales, qui souvent n’avaient pas de travail et avaient peu d’espoir. Comme
la plupart des Rwandais étaient Hutu et que la plupart des Hutu étaient des résidents
ruraux, la plupart des jeunes dans ce cas étaient naturellement Hutu eux aussi.
5.12.
Comme dans n’importe quelle région du globe et
à n’importe quelle époque, ces jeunes hommes sans racines allaient devenir à la
moindre occasion des recrues prêtes à toute la violence possible sur commande. au nom de préjudices aveugles.
Manquant totalement de conviction, ce sont ces jeunes hommes qui
sont devenus mercenaires et tueurs à gages pour celui des deux groupes qui les
engagerait le premier. Les nouveaux partis politiques se précipitèrent pour profiter
de cette foule d’hommes inactifs et disponibles pour former leur milice ou leurs
organisations de jeunesse. La loi interdisait à l’armée de recruter les jeunes
de moins de 16 ans, mais les activités des partis politiques n’étaient pas
soumises aux mêmes contraintes.
5.13.
Il nous semble qu’il y ait de cette analyse une
leçon évidente à tirer pour les institutions financières internationales. Il ne
s’agit pas d’une question économique, mais de politique économique.
On ne peut parler de programme économique totalement neutre sans répercussions
politiques ou sociales. De même que les organismes d’aide pensaient que les droits
de l’homme étaient en quelque sorte distincts du développement, la Banque Mondiale
et le FMI envisageaient à tort la politique et l’économie comme des sphères séparées.
Compte tenu de toute leur expérience, les membres
du Groupe ne devraient pas avoir à leur dire que cCela n’a pas plus de sens aujourd’hui que par le passé. Il est vrai que
certains universitaires, d’accord pour dire que des facteurs économiques ont contribué
à créer un climat dans lequel un génocide pouvait se produire, n’attribuent pas
tous les problèmes économiques du Rwanda au programme d’ajustement. Ils estiment
par contre «irresponsable à l’extrême» que les institutions financières internationales
aient ignoré l’ensemble de la situation qui prévalait au Rwanda à l’époque. «Même
si le programme d’ajustement n’a pas contribué directement aux tragiques événements
de 1994, le fait d’avoir été aussi imprudemment indifférent aux réalités
sociales et politiques dans une situation aussi ostensiblement délicate aurait
incontestablement accru le risque de créer ou de produire une situation potentiellement
explosive[8].»
Selon la conclusion d’une étude importante, «[...] les priorités de l’aide au
début des années 90 étaient en grande partie sans rapport avec les enjeux
de la polarisation accrue, de l’augmentation des inégalités, de la haine et de
la violence auxquelles faisait face le Rwanda. D’importantes occasions d’utiliser
l’aide comme un moyen stratégique d’incitation et de dissuasion ont donc été manquées
alors qu’elles auraient pu écarter les risques de conflit violent[9].»
5.14.
En même temps, l’aide augmenta considérablement,
les pays riches venant à la rescousse d’une de leurs destinations favorites, et
certaines vérités traditionnelles concernant les organismes d’aide restaient la
règle. Probablement plus des deux tiers de tous les coûts des projets servent
à financer les salaires des experts étrangers, la construction d’infrastructures
et de véhicules. Autrement dit, l’aide au développement aboutit dans les mains
des plus riches, qui représentent 1 pour cent de la société — ceux à
qui elle est le moins destinée[10]
5.15.
Peu de Rwandais ont ressenti les bienfaits de l’aide
étrangère. Comme l’a déclaré un étudiant d’aide au développement dans le Rwanda
rural, en ce qui concerne les fermiers, la plupart des projets «bénéficient uniquement
à ceux qui en font la promotion et à ceux qui y travaillent[11].»
Dans son rapport annuel de 1992, l’USAID déclarait : «Au cours des deux
dernières années [...] les gens ont critiqué les autorités locales pour avoir
lancé des projets de développement [financés par l’étranger] qui apportaient peu
ou presque rien à la communauté, et aussi parce qu’elles étaient personnellement
corrompues, inaccessibles et méprisantes envers les citoyens en général.» Il est
clair que l’intensité du malaise était devenue grave : «Les gens refusent
de faire le travail communautaire obligatoire et de payer les taxes. Ils refusent
d’écouter le bourgmestre et il arrive même qu’ils l’enferment hors de son bureau
ou lui bloquent la route pour qu’il ne puisse pas s’y rendre[12].»
Conflit
au sein de l’élite
5.16.
La dictature militaire contrecarrait les ambitions
de nombreux éléments de l’élite rwandaise. Des pressions pour la démocratisation,
venues à la fois de l’intérieur et de l’extérieur du pays, forcèrent Habyarimana
à accepter une politique multipartite. Les nouvelles formations créèrent de nouvelles
sources de tensions au sein de l’élite, tandis que la petite clique de Hutu du
nord-ouest qui dominait les organes de l’État commença de plus en plus à craindre
de perdre son le contrôle et sa domination au sein de l’État et de ses institutions. ddd
5.17.
qu’elle exerçait sur une part disproportionnée des
postes au pouvoir.Avec les années, le régime Habyarimana se maintenait
dans la complaisance, l’arrogance, la corruption généralisée et s’éloignait inexorablement
de la population. Les proches du Président formaient une petite faction appelée
Akazu (qui signifie «petite case») ou parfois surnommée le «Clan de Madame» puisqu’elle
était composée de l’épouse du Président, de sa famille et de ses proches associés.
Caractéristique constante de l’ère Habyarimana, le favoritisme dont faisait preuve
cette sphère dirigeante à l’égard de ses vieux fidèles régionaux devint de plus
en plus flagrant. Que ce soit pour l’attribution de places dans les écoles, d’emplois
au gouvernement ou de projets d’aide, les régions du nord bénéficiaient des politiques
gouvernementales de manière disproportionnée.
5.18.
Mais l’Akazu était également le centre d’un réseau
d’intrigues politiques mercantiles et militaires. Avec les années, le régime Habyarimana
se maintenait dans la complaisance, l’arrogance, la corruption généralisée et
s’éloignait inexorablement de la population. Les proches du Président formaient
une petite faction appelée Akazu (qui signifie la petite maison) ou parfois surnommée
“le Clan de Madame” puisqu’elle était composée de l’épouse du Président, de sa
famille et de ses proches associés. Caractéristique constante de l’ère Habyarimana,
le favoritisme dont faisait preuve cette sphère dirigeante à l’égard de ses vieux
fidèles régionaux devint de plus en plus flagrant. Que ce soit pour l’attribution
de places dans les écoles, d’emplois au gouvernement ou de projets d’aide, les
régions du nord bénéficiaient des politiques gouvernementales de manière disproportionnée.
En oOutre les faveurs accordées au Nord, les beaux-frères de
Habyarimana — les frères de sa femme — étaient impliqués dans plusieurs
affaires illicites et activités de corruption, criminelles,
notamment de transactions de devises, et
de trafic de drogue et recevaient de généreuses commissions
sur les contrats du gouvernement.[13] Une bonne partie de l’aide au
développement finissait en réalité dans leurs poches. Selon André Sibomana, un
prêtre catholique et probablement l’ennemi le plus courageux et le plus efficace
de la clique au pouvoir : «Nous avons la preuve qu’Habyarimana et sa femme détournaient
des fonds devant servir à nourrir la population afin d’importer des articles de
luxe, par exemple des téléviseurs qui se vendaient à des prix infiniment gonflés[14].» Maintenant que l’effondrement
économique avait considérablement réduit les privilèges du pouvoir, l’Akazu décida
que sa seule option valable était de réduire le nombre de ses concurrents.
5.19.
Pour la femme du Président et sa famille, le mouvement
vers le partage du pouvoir se résumait à une contestation de leurs privilèges.
Dès que furent engagées les négociations d’Arusha (voir ci-dessous)
qui étaient destinées à établir un partage du pouvoir Habyarimana ne pouvait plus résister
à la pression pour négocier le partage du pouvoir, non seulement avec
d’autres Hutu, mais aussi avec les envahisseurs Tutsi du FPR, l’Akazu prit la
décision délibérée de résister à cette menace par tous les moyens. De nombreux
observateurs connaissaient bien la vénalité cupidité de l’Akazu et ne doutaient pas de sa
détermination fanatique à maintenir ses privilèges. Toutefois, et les membres
de notre Groupe le comprennent parfaitement, peu d’entre eux auraient pu seulement
imaginer la voie que l’Akazu emprunterait pour ce faire.
5.20.
Pour le reste de la classe politique, les revendications
régionales étaient au cœur du mécontentement. La population qui n’était pas du
Nord voulait une plus grosse part du gâteaugrande part des positions gouvernementales,
mais les chefs rwandais étaient trop malins pour se laisser entraîner dans une
lutte publique contre leur propre enrichissement. L’Akazu eut vite recours au
jeu infaillible de la carte ethnique pour faire diversion et éloigner l’attention
des différences entre Hutu. Entre-temps, les Hutu de l’extérieur, mécontents,
découvrirent que la démocratie pouvait être un cri de guerre séduisant, d’autant
plus qu’il était acclamé par les Occidentaux qui, à la fin de la guerre froide,
ont redécouvert les vertus de la démocratie dans les pays plus pauvres.
5.21.
La majorité de la population observa la nouvelle
compétition entre les élites avec une aliénation croissante, puisqu’elle ne semblait
avoir aucun rapport avec sa propre vie. Les Rwandais des régions rurales ne voulaient
plus de politiciens cherchant leur intérêt personnel, mais des politiques et des
programmes permettant d’alléger leur détresse. Mais ils n’obtinrent de leurs dirigeants
qu’une prolifération de nouveaux groupes politiques en grande partie inopérants
et l’idée persistante que le vrai problème était la trahison de leurs voisins
Tutsi. Les conséquences les plus importantes du soi-disant mouvement de démocratisation
n’étaient pas voulues : il servit à inciter les forces malveillantes au sein
de la société tout en aliénant encore plus la majorité de la population.
5.22.
À nouveau, les Rwandais confondirent ceux
qui persistaient à leur prêter une obéissance presque aveugle aux autorités. Des
grèves et des manifestations contre le gouvernement eurent lieu en 1990 et
même l’Église catholique se sentit obligée d’exprimer publiquement sa désapprobation
à l’égard des politiques du gouvernement. (D’un autre côté, mises à part quelques
exceptions louables, il importe de mentionner que les chefs de l’Église et de
l’État n’ont pas cessé de rester étroitement liés durant les événements de toutes
ces années, ce qui valut à la première le surnom d’«Église du silence» dans les
cercles anti-gouvernement[15].)
5.23.
Face au mécontentement croissant, on eut recours
à la technique de la carotte et du bâton. Tout d’abord, Habyarimana utilisa l’invasionl’invasion d’octobre 1990 par le Front Patriotique Rwandais dominé
par les Tutsi comme prétexte pour terroriser les opposants Hutu (c.f. chapitre suivant).
Mais à mesure que le FPR avançait, il sembla plus prudent d’essayer de les amadouer
avec des concessions, même s’il était toujours clair que le gouvernement marchandait
toutes les possibilités qu’il était forcé d’offrir. La dictature unipartite d’Habyarimana
fut remplacée par un essaim de 15 partis. Dans au moins un d’entre eux, le
Parti Libéral, les Tutsi se sentaient chez eux. Un autre parti, la Coalition pour
la Défense de la République (CDR), était un groupe radical anti-Tutsi, dont la
plupart des membres étaient des extrémistes même aux yeux des Rwandais. Tous semblent
toutefois s’entendre sur le fait que l’aile droite du MRND entretenait à tout
le moins des liens étroits avec la nouvelle CDR et qu’elle s’en servait pour diffuser
de la propagande extrémiste Hutu. Les autres nouveaux partis étaient surtout composés
de Hutu de l’extérieur des régions du nord-ouest qui avaient été écartés des circuits
internes. Quelques observateurs ont oublié de souligner que ce qui distinguait
le MRND de la plupart des nouveaux partis était qu’il avait le pouvoir et que
les autres voulaient y accéder.
5.24.
Vers 1992, on assista à une escalade considérable
de la violence anti-Tutsi, à la fois rhétorique et physique. Avec l’augmentation
des massacres, du terrorisme et des manifestations de rue, Habyarimana ne pouvait
plus résister à la pression et dut accepter une assemblée de coalition dans laquelle
le poste de premier ministre irait au plus grand parti de l’opposition. Mais les
tensions entre le MRND de Habyarimana et ses opposants ne disparurent jamais,
en particulier parce que le MRND ne cessa d’accuser l’opposition de collaborer
avec le FPR ennemi tandis que la guerre civile, qui durait depuis deux ans, continuait
de dominer les énergies des élites du pays.
[1] Millwood,
Étude 1, 19.
[2] Newbury et
Newbury, 26.
[3] Uvin, 117.
[4] Banque Mondiale,
Rwanda: Poverty
Reduction and Sustainable Growth, rapport 12465 (16 mai 1994).
[5] Michel Chossudovsky,
«IMF-World Bank policies and the Rwandan Holocaust», dans The Globalisation of
Poverty, Impacts of IMF and World Bank Reforms (Third World Network
et Penang and Zed Books : London, 1997).
[6] PNUD, Rapport mondial sur
le développement humain, 1990.
[7] Des Forges,
45.
[8] David Woodward,
«The IMF, the World bank and Economic Policy in Rwanda: Economic and Social Implications»,
Oxford, 1996, p. 25; également Andy Storey, «Economics and Ethnic Conflict:
Structural Adjustment in Rwanda», Development Policy
Review, 17, no 1 (1999/03); Storey, Structural adjustment
and Ethnicity: A framework for analysis and a Case-study of Rwanda,
1998.
[9] Michel Chossudovsky et Pierre Galand, «L’usage de la
dette extérieure du Rwanda (1990 1994) : La responsabilité des bailleurs
de fonds — Analyse et recommandations», projet RWA/95/005, Réhabilitation
des capacités de gestion de l’économie (CAGE), Ottawa (1997), 2.
[10] Uvin, p. 123.
[11] Cité dans ibid.
[12] Cité dans ibid., p. 126
[13] Filip Reyntjens,
«Rwanda: Genocide and Beyond», Journal of Refugee Studies, vol. 9, no 3,
septembre 1996.
[14] André Sibomana, Hope for Rwanda (London : Pluto Press, 1999),
25.
[15] Prunier, 132; Hugh McCullum, The Angels Have Left Us : The Rwanda Tragedy
and the Churches (Genève : Conseil oecuménique des Églises, 1995)