CHAPITRE 3

LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE, 1959-1973

(du rapport de l'OUA)

 

3.1.             À tous égards, ou peu s’en faut, les événements de la période qui s’étend de 1959 à 1962 constituent une série tragique d’occasions manquées pour le Rwanda. La nécessité d’une révolution s’imposait au pays. Il devait entrer courageusement dans la nouvelle ère de l’indépendance avec une équipe dirigeante reflétant la configuration réelle du pays avec un gouvernement démocratique, des droits garantis tant à la majorité qu’à la minorité, une identité nationale prévalant sur les allégeances ethniques et un engagement envers une politique publique bénéfique à tous les citoyens rwandais. Rien de tout cela ne s’est produit.

 

3.2.             Pas même le Rwanda conservateur ne pouvait ignorer les vents nationalistes du changement qui balayaient l’Afrique à la fin des années 50. Et malgré leur penchant à ployer sous l’autorité, de nombreux Rwandais étaient d’humeur rebelle. Selon une version de l’histoire du Rwanda, le mouvement vers l’indépendance fut largement provoqué par les Belges et la hiérarchie catholique en vue de remplacer leurs premiers collaborateurs Tutsi par une administration Hutu plus coopérative[1]. Cette interprétation fait des Rwandais de simples pions sur l’échiquier européen. En fait, la soi-disant Révolution rwandaise de 1959 à 1962 fut assistée, mais à peine imposée par ces éléments extérieurs.

 

3.3.             Il est assurément vrai que la puissance coloniale et l’Église, ayant vu l’inévitabilité de la domination de la majorité Hutu, avaient complètement transféré leur alliance des Tutsi aux Hutu. Il y aurait tôt ou tard une élection, la majorité Hutu gagnerait, et l’intérêt manifesté par rapport à la question des droits des minorités se limitait à l’époque aux colonies où la minorité était blanche. Les Hutu du Rwanda n’ont à peu près jamais été chaudement accueillis par ceux qui venaient récemment de les mépriser.

 

3.4.             Les Hutu étaient plus que prêts à accueillir leurs nouveaux champions. Leur mécontentement par rapport au statu quo ne peut pas être mis en doute. Le ressentiment de la très grande majorité de la paysannerie Hutu envers les grands seigneurs Tutsi croissait à cause de leur exploitation effrénée, et l’idéologie raciste dirigeait ce ressentiment vers l’ensemble des Tutsi, et pas seulement vers l’ennemi de classe évident. En même temps, la petite élite Hutu émergente qui avait réussi à entrer dans les écoles religieuses catholiques réclamait maintenant une part des avantages jusque-là monopolisés par les Tutsi. Que cette nouvelle élite ait eu peu à offrir à ses semblables ethniques ne devint un problème que plusieurs années plus tard.

 

3.5.             Ce que souhaitaient ces jeunes gens éduqués, pour eux-mêmes et pour leurs semblables, était le partage des privilèges provenant de l’occidentalisation  en premier lieu, de meilleures opportunités d’accès à l’enseignement et à des emplois valables. Les neuf signataires frustrés du «Manifeste des Bahutu» rédigé en 1957 avaient déjà clairement exprimé ces revendications. Ce document, dirigé précisément contre le «double colonialisme» des Belges et des Tutsi, exprimait un ressentiment particulier au sujet du «monopole politique» des Tutsi, qui s’était étendu à «un monopole économique et social». Un passage essentiel souligne que : «Le problème est fondamentalement celui du monopole d’une seule race, les Tutsi […] qui condamne les Hutu au désespoir de travailleurs subalternes[2].» Il était inévitable que le Manifeste utilisât une terminologie ethnique ou raciale. Cela traduisait le langage idéologique que les Belges, l’Église et les dirigeants Tutsi avaient imposé aux Hutu.

 

3.6.             Il n’y a pas eu de révolution rwandaise. Techniquement, il est vrai qu’en l’espace de trois ans à peine, la monarchie dominée par les Tutsi fut remplacée par une république indépendante menée par les Hutu. En pratique, les changements n’ont affecté que les hautes sphères de la société rwandaise. Une petite bande de Hutu provenant du centre-sud et, donc, pas même représentative de l’ensemble de la nouvelle élite Hutu, a remplacé la minuscule élite Tutsi. Ils furent appuyés par l’Église catholique et par leurs anciens maîtres coloniaux belges. En épousant les prémisses racistes de leurs anciens oppresseurs, les Hutu traitaient désormais tous les Tutsi comme des envahisseurs étrangers indignes de confiance qui n’avaient aucun droit et ne méritaient aucune considération. Le bien-être des paysans agriculteurs, qui formaient la vaste majorité de la population, n’était pas une considération importante. C’est ce que révèle sans ambiguïté et en termes choisis un rapport publié en 1961 par le Conseil de tutelle de l’Organisation des Nations Unies. «Les événements de ces dix-huit derniers mois ont permis à un seul parti d’établir une dictature sur une base raciale. Un système oppressif en a remplacé un autre […] Il est fort possible qu’un jour nous soyons les témoins de réactions violentes de la part des Tutsi[3]

 

3.7.             À part le changement d’identité et de personnages dans la petite classe dominante, la révolution n’a produit qu’un seul autre changement majeur au Rwanda : l’avènement de la violence entre les deux groupes ethniques de plus en plus séparés.

 

3.8.             Ce qui était peut-être le plus inquiétant dans ce scénario malsain, c’est que rien n’était inévitable. Les exigences du Manifeste des Bahutu étaient relativement modestes : principalement un partage du gâteau pour les signataires eux-mêmes. De plus, quelques Tutsi étaient prêts à accepter la justesse de ces exigences et envisageaient le chemin qui mène à l’indépendance avec un accord sur un certain partage des pouvoirs. La modération était le mot clé des deux partis qui ont surgi pendant la période précédant l’indépendance, même si l’un était principalement Hutu et l’autre Tutsi; leurs dirigeants ne jouaient pas la carte ethnique et faisaient appel au «peuple entier» indépendamment des origines[4].

 

3.9.             Mais l’héritage colonial empoisonné empêchait les voix de la modération de couvrir celles de l’extrémisme et de l’intransigeance; le genre de mouvement nationaliste courant dans tant d’autres colonies, qui ralliait différents éléments communaux sous un large ensemble, n’a pas fleuri au Rwanda. En 1958, à la cour royale, un groupe de conservateurs rejeta de façon arrogante à la fois le Manifeste des Bahutu et toute entente de coopération entre Hutu et Tutsi; après tout, les Tutsi avaient toujours subjugué les Hutu par la force[5]. L’extrémisme engendra l’extrémisme et ce ne sont pas les démagogues des deux bords qui manquaient pour comprendre les avantages à court terme de la polarisation. Moins on partage le pouvoir, plus nombreux sont les avantages du vainqueur, en particulier dans un pays où l’État est de loin le plus grand générateur de ces mêmes avantages.

 

3.10.         Les violences débutèrent à la fin de 1959. Déjà le climat politique était tendu, suite au décès du roi dans des circonstances mystérieuses au milieu de l’année[6]. Sous la direction de Grégoire Kayibanda, diplômé du séminaire catholique et cosignataire du Manifeste des Bahutu, un parti à prédominance Hutu apparut, le Mouvement Démocratique Rwandais/Parti du Mouvement de l’Émancipation Hutu, ou encore Parmehutu. De jeunes Tutsi ayant molesté un militant du parti, les Hutu saisirent instantanément l’occasion pour riposter et une guerre civile éclata[7]. À la fois les Belges et les dirigeants ecclésiastiques prirent ouvertement le parti de leurs nouveaux amis Hutu. Les Pères Blancs donnèrent quelques conseils stratégiques aux dirigeants Hutu et en général soutinrent leur cause. En parallèle, le plus haut gradé militaire belge sur le terrain dirigeait les opérations au nom des Hutu et ses propres troupes, lorsqu’elles se décidaient à intervenir, encourageaient les attaques des Hutu contre les Tutsi[8].

 

3.11.         Des maisons furent brûlées, des gens furent battus à la matraque ou poignardés à mort. Durant cette première explosion de violence anti-Tutsi, plusieurs centaines de personnes furent tuées, ce qui est beaucoup pour un petit pays. Mais la plupart des attaques furent dirigées non pas contre tous les Tutsi, mais contre les Tutsi riches et puissants qui avaient exploité et profité de l’administration coloniale répressive. C’est pourquoi il est plus exact de voir dans cette série d’événements une insurrection de classe plutôt que d’y voir l’ébauche d’un génocide.

 

3.12.         De très nombreux Tutsi quittèrent les contrées où les plus violents combats avaient eu lieu; quelque 10 000 Tutsi se réfugièrent dans les pays voisins. Plus tard, ce nombre sera comparé aux centaines de milliers de réfugiés qui furent créés dans la région des Grands Lacs dans les années 90; c’était néanmoins un nombre important à tous égards, en particulier puisqu’une poignée de réfugiés indésirables peuvent créer la panique dans un pays hôte.

 

3.13.         Certains exilés Tutsi créèrent d’énormes vagues. Ils devinrent le premier exemple d’une nouvelle réalité qui, plus tard embraserait toute la région des Grands Lacs et nombre de ses voisins : les conflits qui créent des réfugiés peuvent conduire à des conflits créés par les réfugiés[9]. Les réfugiés ne sont pas nécessairement des victimes passives; ils peuvent devenir des guerriers. Ces guérilleros, dénommés «inyenzi», c’est-à-dire cafards, par les Hutu, ressusciteront bruyamment l’appellation 30 ans plus tard. Entre 1961 et 1967, les commandos Tutsi lancèrent à une douzaine de reprises des offensives contre le Rwanda[10]. Leur effet fut dévastateur pour les autres Tutsi. Après chaque incursion, des représailles furent menées par les troupes gouvernementales contre les Tutsi résidant dans le pays. L’incident le plus grave eut lieu en décembre 1963 quand, à partir du Burundi, un raid raté et mal planifié entraîna des représailles de la part des Hutu qui firent plus de 10 000 victimes en quatre jours[11].

 

3.14.         Avant que cessent ces incursions, plus de 20,000 Tutsi furent tués et 300 000 se réfugièrent au Congo, au Burundi, en Ouganda et dans ce qui était alors le Tanganyika[12]. La nature des attaques de représailles changea. Les responsables gouvernementaux Hutu (tous les responsables gouvernementaux étaient Hutu) commencèrent à accuser les Tutsi de complicité avec les attaquants. De toute façon, tous les Tutsi furent considérés comme des envahisseurs étrangers et devinrent donc les victimes désignées pour les massacres qui eurent lieu à cette époque; il est important de noter que ni les femmes ni les enfants ne furent épargnés. Dans ce contexte, une solidarité exclusive et agressive centrée autour de l’ethnie Hutu fut forgée en réponse aux envahisseurs étrangers; cette solidarité participa au long mouvement qui mena vers le génocide. De fait, les massacres retinrent l’attention du monde extérieur et furent considérés comme des génocides par de célèbres philosophes occidentaux dissidents tels que le Britannique Bertrand Russel et le Français Jean-Paul Sartre[13].

 

3.15.         Ces protestations ne changèrent pas grand-chose au Rwanda. Kayibanda et ses amis dirigeants du Parmehutu restèrent au pouvoir jusqu’en 1973. La déception la plus évidente fut causée par l’élargissement délibéré des clivages ethniques. Avec l’appui total de l’Église catholique, une interprétation fantaisiste de la démocratie commença à faire circuler la notion de rubanda nyamwinshi qui signifiait «le peuple majoritaire». Même si Kayibanda régnait en dictateur sur un pays qui n’avait jamais connu la démocratie, comme les Hutu formaient une grande majorité de la population rwandaise, il allait de soi que la domination Hutu était démocratique.

 

3.16.         Les Tutsi étaient effectivement écartés des sphères supérieures du gouvernement et de l’armée. Comme le secteur privé était très peu étendu et que les liens internationaux étaient négligeables, le secteur public était la seule possibilité d’avancement pour les Tutsi puisque les emplois y étaient distribués aux groupes ethniques en proportion de leur nombre. Les cartes d’identité mentionnant l’ethnie, qui avaient été introduites 30 ans plus tôt par les Belges, avaient été conservées et cette pratique gouvernait presque toutes les relations publiques et commerciales. Seuls les bénéficiaires de cette institution malveillante avaient changé. Peut-être à cause des massacres et des exils, ou parce que quelques Tutsi s’étaient débrouillés pour se faire classer parmi les Hutu, ou parce que les Hutu étaient maintenant chargés de dresser les statistiques, le pourcentage de Tutsi reconnus dans la population diminua brutalement; alors qu’il atteignait 17,5 pour cent en 1952, il était d’à peine 10 pour cent au recensement de 1978. Le système d’identification était à la base d’un système de quotas rigoureux qui, à son tour, déterminait l’admission dans les écoles et l’embauche dans la fonction publique.[14]

 

3.17.         Le Rwanda était maintenant une république, mais le Président Kayibanda gouvernait de manière très analogue au Mwami de jadis, mais bien sûr en tant que Hutu au nom des Hutu. Le gouvernement était autoritaire, élitiste et dissimulateur, et les valeurs qu’il cautionnait auraient difficilement pu être plus déphasées par rapport à une Afrique où le socialisme, la révolution et le développement faisaient l’objet d’un débat passionné. Seule la réalité d’un État unipartite était partagée avec de nombreux autres pays qui accédaient à l’indépendance. Les seules valeurs qui comptaient étaient le mérite intrinsèque d’être Hutu, une démocratie fondée sur une majorité démographique, le respect de la morale chrétienne et les vertus du labeur de préférence à la politique, en particulier à toute politique rappelant le communisme. En fait, la population était restée en majorité rurale, laborieuse, pauvre, catholique et insulaire.

 

3.18.         En dépit de la rhétorique sincère sur la solidarité Hutu (comme nous l’avons mentionné plus haut à propos des Tutsi), la notion d’un peuple Hutu uni était une fiction totale. Il y avait non seulement un énorme fossé entre les gouvernants et les gouvernés, mais il y avait aussi au sein de l’élite différentes factions qui étaient divisées, entre autres, en fonction de leur région d’origine[15]. Les Hutu du nord et du nord-ouest avaient toujours pensé qu’ils étaient avant tout différents et supérieurs aux autres Hutu. Ils avaient élaboré une sorte de mythologie historique séparatiste qui découlait de leur intégration tardive au système étatique rwandais[16]. Vers 1972, dix ans après la déclaration officielle de l’indépendance du Rwanda, le monopole exercé par Kayibanda et son Parmehutu sur le pouvoir et sur le gouvernement entraîna une grande frustration chez les Hutu du nord. Tenant désespérément à rester au pouvoir, le Président ne trouva qu’un seul stratagème fiable. Le moment était à nouveau venu de mettre en relief les divisions ethniques, cette fois en insistant sur la solidarité Hutu aux dépens des Tutsi.

 

3.19.         Des «comités de salut public» furent organisés pour faire appliquer le régime des quotas ethniques dans les écoles, dans la seule université (inaugurée dix ans plus tôt à Butare), dans la fonction publique et même dans les entreprises privées. En même temps éclata une vague de pogroms anti-Tutsi, dont certains, dans les campagnes, gagnèrent la paysannerie locale. Le nombre de victimes fut relativement faible  et nous insistons sur le terme «relativement»  mais l’atmosphère générale d’intimidation et de terreur entraîna un autre exode de milliers de Tutsi hors de leur pays.

 

3.20.         La terreur ne parvint cependant pas à sauver la présidence de Kayibanda. En juillet 1973, le major général Juvénal Habyarimana, l’officier le plus haut gradé, prit le pouvoir et promit de restaurer l’ordre et l’unité nationale. L’atmosphère était devenue si accablante dans le pays que le coup d’État fut accueilli avec soulagement par la population, même par la plupart des Tutsi.

 

Le rôle du Burundi

 

3.21.         Un autre événement a contribué à la terreur anti-Tutsi de 1972 1973 : il s’agit des nombreux massacres de Hutu auxquels s’est livré le gouvernement minoritaire Tutsi du Burundi voisin, et qui furent l’une des pires atrocités perpétrées en Afrique durant l’ère post-coloniale. Tout comme il n’est pas possible de faire une analyse correcte du Rwanda de ces dernières années sans tenir compte du Congo et du reste de la région des Grands Lacs, l’évolution du pays au cours des quatre dernières décennies ne peut pas être séparée de celle du Burundi  partenaire du Rwanda dans l’alternance des tragédies. Il est clair que quarante années de réactions et contre-réactions complexes ont contribué au triomphe, dans les deux pays, d’identités ethniques aux dépens de relations nationales plus vastes.

 

3.22.         Sous la colonisation allemande, le Rwanda et le Burundi avaient été fusionnés en une seule colonie, le Ruanda-Urundi, à des fins administratives. Ils devinrent plus tard des territoires sous tutelle de la Société des Nations puis des territoires sous tutelle des Nations Unies administrés par la Belgique et ils furent à nouveau séparés. Les deux pays accédèrent à l’indépendance en 1962. Ils étaient tous deux composés d’environ 85 pour cent de Hutu et de 15 pour cent de Tutsi, et n’avaient ni l’un ni l’autre connu de conflits ouverts entre les deux groupes avant les mouvements pour l’indépendance.

 

3.23.         Depuis l’indépendance, l’interaction des deux pays est très nette, les événements au Rwanda offrant «un puissant effet de démonstration à la fois sur les Hutu et les Tutsi du Burundi, provoquant entre eux une énorme méfiance mutuelle[17].» Le sombre processus qui aboutit à la proclamation d’une république Hutu au Rwanda servit d’inspiration aux politiciens Hutu du Burundi et plongea leurs collègues Tutsi dans la frayeur. Parmi tous les facteurs qui ont aiguisé les conflits entre Hutu et Tutsi du Burundi, aucun n’a été plus décisif que l’exode au Burundi en 1960 1961 de quelque 50 000 Tutsi réfugiés du Rwanda, sans abri depuis les violences perpétrées par les Hutu[18]. La détermination des Tutsi du Burundi d’éviter le scénario du Rwanda devint une obsession.

 

3.24.         Dans les deux pays, l’indépendance entraîna d’amères et violentes luttes pour le pouvoir parmi les factions du groupe ethnique au pouvoir et entre tous les Hutu et Tutsi. La principale différence était le fait que, contrairement au Rwanda, le Burundi était gouverné depuis l’indépendance par un sous-groupe de Tutsi. Une autre différence est qu’étant donné leur statut minoritaire, les dirigeants Tutsi du Burundi se sentaient obligés de nier le clivage ethnique proclamé par les dirigeants du Rwanda. Au Burundi, l’idéologie officielle  comme celle du Rwanda après le génocide  nie l’importance de l’ethnicité et prétend, malgré les preuves du contraire, que toutes les divisions internes au Burundi ont été inventées par des éléments subversifs[19].

 

3.25.         Depuis 1962, la minorité Tutsi du Burundi a dominé les gouvernements successifs, l’armée et les autres forces de sécurité, le système judiciaire, le système éducatif, la presse et le monde des affaires. Au Rwanda, on considérait que cette domination était destinée à rendre légitime le système rigide de quotas en vigueur dans le pays. Au Burundi, cette domination a créé un état de conflit quasi permanent. Pendant des décennies, la lutte pour le pouvoir entre les élites des deux groupes a causé la mort de centaines de milliers de Burundais, civils pour la plupart. Les tentatives répétées des Hutu de s’élever contre la domination Tutsi furent suivies chaque fois de représailles haineuses et disproportionnées par l’armée et la police Tutsi contre des civils Hutu. Dans les années comprises entre l’indépendance et le génocide du Rwanda, on ne compta pas moins de sept énormes vagues de tueries au Burundi — en 1965, 1969, 1972, 1988, 1991, 1992 et 1993.

 

3.26.         La victimisation des Tutsi dans l’un des pays fut d’abord aggravée par la persécution des Hutu dans l’autre, puis utilisée pour justifier cette persécution, et vice versa, naturellement. Chaque acte de répression dans l’un des pays devint le prétexte pour une nouvelle série de tueries dans l’autre. Ces mesures de rétorsion étaient entretenues par les mouvements constants de réfugiés traversant la frontière commune, par les récits incendiaires de tous ceux qui fuyaient et par la volonté de nombre d’entre eux de participer aux tentatives de vengeance depuis leur nouveau refuge. Il est aussi possible qu’une autre caractéristique perverse commune aux deux pays ait enhardi les réfugiés : dans les deux pays, les massacres perpétrés par les gouvernements restaient en grande partie impunis et cette culture d’impunité prépondérante vint s’ajouter à la culture de violence de plus en plus présente.

 

3.27.         Le fait que les deux pays n’aient jamais cherché à se faire la guerre demeure un mystère. Par contre, il s’est instauré entre les deux pays un cercle vicieux de «rétorsion préemptive et intériorisée[20].» Au lieu de venir à la défense des Tutsi du Rwanda lorsqu’ils furent attaqués par leur propre gouvernement Hutu, le gouvernement du Burundi prenait des mesures de rétorsion contre sa propre majorité Hutu innocente et vice-versa. Ce syndrome de massacre presque symétrique dura jusqu’en juillet 1994 lorsque, pour la première fois, les deux pays furent dirigés par des gouvernements de facto Tutsi.

 

3.28.         En 1972 et 1973, il semblait totalement irréaliste de parler de paix ou de stabilité. Les violences commencèrent cette fois au Burundi et furent déclenchées par les Hutu. En avril 1972, «de manière totalement imprévue»,[21] une violente insurrection de deux villes du Burundi entraîna la mort de 2 000 à 3 000 Tutsi et d’un certain nombre de Hutu qui avaient refusé de se joindre aux rebelles. De mai à août, le gouvernement militaire Tutsi de Michel Micombero engagea des représailles répétées. «Ce qui a suivi n’était pas tant une répression qu’un massacre hideux de civils Hutu [...] En août, presque tous les Hutu instruits avaient été tués ou s’étaient exilés[22]

 

3.29.         Ces opérations délibérées contre les Hutu visaient bien plus que la restauration de l’ordre et de la paix. L’objectif ultime était d’éliminer systématiquement tous les Hutu susceptibles à l’avenir de représenter une menace pour la domination Tutsi, c’est-à-dire tous ceux qui avaient reçu une éducation : les fonctionnaires, les universitaires et les enfants scolarisés. Le premier soulèvement Hutu avait persuadé de nombreux Tutsi burundais que leur survie était menacée; il fut alors facile de faire resurgir les récits des horreurs vécues durant la prise de l’indépendance du Rwanda. Les élites Hutu, actuelles et en puissance, avaient démontré qu’elles étaient une menace qui ne pouvait plus être tolérée. Il était clair qu’il fallait trouver une solution définitive. Des estimations conservatrices situent le nombre total de victimes entre 100 000 et 150 000 (bien que la génération suivante de Hutu prétende que leur nombre approchait plus les 300 000) et la plupart des membres de l’élite Hutu ne sont pas prêts à oublier ni à pardonner[23]. Mais les massacres eurent précisément l’effet prévu. Pendant les 16 années qui suivirent, l’élite Hutu étant décimée, le Burundi connut le calme, et l’ordre et la paix finirent par régner aussi au Rwanda. Il est possible que l’effet de démonstration ait enfin, pour une fois, eu des côtés positifs.

 

 

 

 



[1] Prunier, The Rwanda Crisis, 50.

[2] Ibid., 45.

[3] Ibid., 53.

[4] Ibid., 48.

[5] Ibid., 47.

[6] Entrevue avec Filip Reyntjens. un informateur crédible

[7] Prunier, 48.

[8] Milwood, Étude 1, 29.

[9] Howard Adelman, «Why Refugee Warriors are Threats», Journal of Conflict Studies, 18, no 1 (printemps 1998).

[10] Entrevue avec Filip Reyntjens.

[11] Prunier, 56.

[12] Ibid., 62; Assemblée nationale de France, Mission d’information commune (Paul Quilès, président), Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), Tome 1 Rapport, (France : Assemblée nationale, 15 décembre 1998), rapport no 1271, 64.

[13] Gérard Prunier, Rwanda, 1959-1994 : histoire d’un génocide, édition révisée (New York : Columbia University Press, 1997), 65 (ci-après appelée l’édition révisée).Prunier, 65.

[14] Prunier, 59; voir note 19.

[15] Joan Kakwenzire et al., «The Development and Consolidation of Extremist Forces in Rwanda 1990-1994», dans Howard Adelman et Astri Suhrke, The Path of a Genocide: The Rwanda Crisis from Uganda to Zaire (New Brunswick, É.-U. : Transaction Publishers, 1999), 19.

[16] Millwood, Étude 1, 10.

[17] René Lemarchand, «The Burundi Genocide», dans Samuel Totten et al. (éd.), Century of Genocide: Eyewitness Accounts and Critical Views (New York, 1997), 321.

[18] Prunier, 55.

[19] Millwood, Étude 1, 62.

[20] Helen M. Hintjens, «Explaining the 1994 Genocide in Rwanda», Journal of Modern African Studies, 32, no 2 (1999) : 279.

[21]René Lemarchand, “The Burundi Genocide”, dans Samuel Totten et al. (éd.), Century of Genocide: Eyewitness Accounts and Critical Views (New York, 1997), 332. Lemarchand, 332.

[22] Ibid., 323.

[23]Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1, Rapport, 59.