CHAPITRE 3
LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE, 1959-1973
3.1.
À tous égards, ou peu s’en faut, les événements de la période qui s’étend
de 1959 à 1962 constituent une série tragique d’occasions manquées pour le Rwanda.
La nécessité d’une révolution s’imposait au pays. Il devait entrer courageusement
dans la nouvelle ère de l’indépendance avec une équipe dirigeante reflétant la
configuration réelle du pays avec un gouvernement démocratique, des droits garantis
tant à la majorité qu’à la minorité, une identité nationale prévalant sur les
allégeances ethniques et un engagement envers une politique publique bénéfique
à tous les citoyens rwandais. Rien de tout cela ne s’est produit.
3.2.
Pas même le Rwanda conservateur ne pouvait ignorer les vents nationalistes
du changement qui balayaient l’Afrique à la fin des années 50. Et malgré
leur penchant à ployer sous l’autorité, de nombreux Rwandais étaient d’humeur
rebelle. Selon une version de l’histoire du Rwanda, le mouvement vers l’indépendance
fut largement provoqué par les Belges et la hiérarchie catholique en vue de remplacer
leurs premiers collaborateurs Tutsi par une administration Hutu plus coopérative[1].
Cette interprétation fait des Rwandais de simples pions sur l’échiquier européen.
En fait, la soi-disant Révolution rwandaise de 1959 à 1962 fut assistée,
mais à peine imposée par ces éléments extérieurs.
3.3.
Il est assurément vrai que la puissance coloniale et l’Église, ayant vu
l’inévitabilité de la domination de la majorité Hutu, avaient complètement transféré
leur alliance des Tutsi aux Hutu. Il y aurait tôt ou tard une élection, la majorité
Hutu gagnerait, et l’intérêt manifesté par rapport à la question des droits des
minorités se limitait à l’époque aux colonies où la minorité était blanche. Les
Hutu du Rwanda n’ont à peu près jamais été chaudement accueillis par ceux qui
venaient récemment de les mépriser.
3.4.
Les Hutu étaient plus que prêts à accueillir leurs nouveaux champions.
Leur mécontentement par rapport au statu quo ne peut pas être mis en doute. Le ressentiment
de la très grande majorité de la paysannerie Hutu envers les grands seigneurs
Tutsi croissait à cause de leur exploitation effrénée, et l’idéologie raciste
dirigeait ce ressentiment vers l’ensemble des Tutsi, et pas seulement vers l’ennemi
de classe évident. En même temps, la petite élite Hutu émergente qui avait réussi
à entrer dans les écoles religieuses catholiques réclamait maintenant une part
des avantages jusque-là monopolisés par les Tutsi. Que cette nouvelle élite ait
eu peu à offrir à ses semblables ethniques ne devint un problème que plusieurs
années plus tard.
3.5.
Ce que souhaitaient ces jeunes gens éduqués, pour eux-mêmes et pour leurs
semblables, était le partage des privilèges provenant de l’occidentalisation — en premier lieu, de meilleures opportunités d’accès
à l’enseignement et à des emplois valables. Les neuf signataires frustrés du «Manifeste
des Bahutu» rédigé en 1957 avaient déjà clairement exprimé ces revendications.
Ce document, dirigé précisément contre le «double colonialisme» des Belges et
des Tutsi, exprimait un ressentiment particulier au sujet du «monopole politique»
des Tutsi, qui s’était étendu à «un monopole économique et social». Un passage
essentiel souligne que : «Le problème est fondamentalement celui du monopole
d’une seule race, les Tutsi […] qui condamne les Hutu au désespoir de travailleurs
subalternes[2].»
Il était inévitable que le Manifeste utilisât une terminologie ethnique ou raciale.
Cela traduisait le langage idéologique que les Belges, l’Église et les dirigeants
Tutsi avaient imposé aux Hutu.
3.6.
Il n’y a pas eu de révolution rwandaise. Techniquement, il est vrai qu’en
l’espace de trois ans à peine, la monarchie dominée par les Tutsi fut remplacée
par une république indépendante menée par les Hutu. En pratique, les changements
n’ont affecté que les hautes sphères de la société rwandaise. Une petite bande
de Hutu provenant du centre-sud et, donc, pas même représentative de l’ensemble
de la nouvelle élite Hutu, a remplacé la minuscule élite Tutsi. Ils furent appuyés
par l’Église catholique et par leurs anciens maîtres coloniaux belges. En épousant
les prémisses racistes de leurs anciens oppresseurs, les Hutu traitaient désormais
tous les Tutsi comme des envahisseurs étrangers indignes de confiance qui n’avaient
aucun droit et ne méritaient aucune considération. Le bien-être des paysans agriculteurs,
qui formaient la vaste majorité de la population, n’était pas une considération
importante. C’est ce que révèle sans ambiguïté et en termes choisis un rapport
publié en 1961 par le Conseil de tutelle de l’Organisation des Nations Unies.
«Les événements de ces dix-huit derniers mois ont permis à un seul parti d’établir
une dictature sur une base raciale. Un système oppressif en a remplacé un autre
[…] Il est fort possible qu’un jour nous soyons les témoins de réactions violentes
de la part des Tutsi[3].»
3.7.
À part le changement d’identité et de personnages dans la petite classe
dominante, la révolution n’a produit qu’un seul autre changement majeur au
Rwanda : l’avènement de la violence entre les deux groupes ethniques de plus
en plus séparés.
3.8.
Ce qui était peut-être le plus inquiétant dans ce scénario malsain, c’est
que rien n’était inévitable. Les exigences du Manifeste des Bahutu étaient relativement
modestes : principalement un partage du gâteau pour les signataires eux-mêmes.
De plus, quelques Tutsi étaient prêts à accepter la justesse de ces exigences
et envisageaient le chemin qui mène à l’indépendance avec un accord sur un certain
partage des pouvoirs. La modération était le mot clé des deux partis qui ont surgi
pendant la période précédant l’indépendance, même si l’un était principalement
Hutu et l’autre Tutsi; leurs dirigeants ne jouaient pas la carte ethnique et faisaient
appel au «peuple entier» indépendamment des origines[4].
3.9.
Mais l’héritage colonial empoisonné empêchait les voix de la modération
de couvrir celles de l’extrémisme et de l’intransigeance; le genre de mouvement
nationaliste courant dans tant d’autres colonies, qui ralliait différents éléments
communaux sous un large ensemble, n’a pas fleuri au Rwanda. En 1958, à la
cour royale, un groupe de conservateurs rejeta de façon arrogante à la fois le
Manifeste des Bahutu et toute entente de coopération entre Hutu et Tutsi; après
tout, les Tutsi avaient toujours subjugué les Hutu par la force[5]. L’extrémisme
engendra l’extrémisme et ce ne sont pas les démagogues des deux bords qui manquaient
pour comprendre les avantages à court terme de la polarisation. Moins on partage
le pouvoir, plus nombreux sont les avantages du vainqueur, en particulier dans
un pays où l’État est de loin le plus grand générateur de ces mêmes avantages.
3.10.
Les violences débutèrent à la fin de 1959. Déjà le climat politique
était tendu, suite au décès du roi dans des circonstances mystérieuses au milieu
de l’année[6]. Sous la direction
de Grégoire Kayibanda, diplômé du séminaire catholique et cosignataire du Manifeste
des Bahutu, un parti à prédominance Hutu apparut, le Mouvement Démocratique Rwandais/Parti
du Mouvement de l’Émancipation Hutu, ou encore Parmehutu. De jeunes Tutsi ayant
molesté un militant du parti, les Hutu saisirent instantanément l’occasion pour
riposter et une guerre civile éclata[7].
À la fois les Belges et les dirigeants ecclésiastiques prirent ouvertement
le parti de leurs nouveaux amis Hutu. Les Pères Blancs donnèrent quelques conseils
stratégiques aux dirigeants Hutu et en général soutinrent leur cause. En parallèle,
le plus haut gradé militaire belge sur le terrain dirigeait les opérations au
nom des Hutu et ses propres troupes, lorsqu’elles se décidaient à intervenir,
encourageaient les attaques des Hutu contre les Tutsi[8].
3.11.
Des maisons furent brûlées, des gens furent battus à la matraque ou poignardés
à mort. Durant cette première explosion de violence anti-Tutsi, plusieurs centaines
de personnes furent tuées, ce qui est beaucoup pour un petit pays. Mais la plupart
des attaques furent dirigées non pas contre tous les Tutsi, mais contre les Tutsi
riches et puissants qui avaient exploité et profité de l’administration coloniale
répressive. C’est pourquoi il est plus exact de voir dans cette série d’événements
une insurrection de classe plutôt que d’y voir l’ébauche d’un génocide.
3.12.
De très nombreux Tutsi quittèrent les contrées où les plus violents combats
avaient eu lieu; quelque 10 000 Tutsi se réfugièrent dans les pays voisins.
Plus tard, ce nombre sera comparé aux centaines de milliers de réfugiés qui furent
créés dans la région des Grands Lacs dans les années 90; c’était néanmoins
un nombre important à tous égards, en particulier puisqu’une poignée de réfugiés
indésirables peuvent créer la panique dans un pays hôte.
3.13.
Certains exilés Tutsi créèrent d’énormes vagues. Ils devinrent le premier
exemple d’une nouvelle réalité qui, plus tard embraserait toute la région des
Grands Lacs et nombre de ses voisins : les conflits qui créent des réfugiés
peuvent conduire à des conflits créés par les réfugiés[9].
Les réfugiés ne sont pas nécessairement des victimes passives; ils peuvent devenir
des guerriers. Ces guérilleros, dénommés «inyenzi», c’est-à-dire cafards, par
les Hutu, ressusciteront bruyamment l’appellation 30 ans plus tard. Entre 1961
et 1967, les commandos Tutsi lancèrent à une douzaine de reprises des offensives
contre le Rwanda[10].
Leur effet fut dévastateur pour les autres Tutsi. Après chaque incursion, des
représailles furent menées par les troupes gouvernementales contre les Tutsi résidant
dans le pays. L’incident le plus grave eut lieu en décembre 1963 quand, à
partir du Burundi, un raid raté et mal planifié entraîna des représailles de la
part des Hutu qui firent plus de 10 000 victimes en quatre jours[11].
3.14.
Avant que cessent ces incursions, plus de 20,000 Tutsi furent tués
et 300 000 se réfugièrent au Congo, au Burundi, en Ouganda et dans ce qui
était alors le Tanganyika[12].
La nature des attaques de représailles changea. Les responsables gouvernementaux
Hutu (tous les responsables gouvernementaux étaient Hutu) commencèrent à accuser
les Tutsi de complicité avec les attaquants. De toute façon, tous les Tutsi furent
considérés comme des envahisseurs étrangers et devinrent donc les victimes désignées
pour les massacres qui eurent lieu à cette époque; il est important de noter que
ni les femmes ni les enfants ne furent épargnés. Dans ce contexte, une solidarité
exclusive et agressive centrée autour de l’ethnie Hutu fut forgée en réponse aux
envahisseurs étrangers; cette solidarité participa au long mouvement qui mena
vers le génocide. De fait, les massacres retinrent l’attention du monde extérieur
et furent considérés comme des génocides par de célèbres philosophes occidentaux
dissidents tels que le Britannique Bertrand Russel et le Français Jean-Paul Sartre[13].
3.15.
Ces protestations ne changèrent pas grand-chose au Rwanda. Kayibanda et
ses amis dirigeants du Parmehutu restèrent au pouvoir jusqu’en 1973. La déception
la plus évidente fut causée par l’élargissement délibéré des clivages ethniques.
Avec l’appui total de l’Église catholique, une interprétation fantaisiste de la
démocratie commença à faire circuler la notion de rubanda nyamwinshi
qui signifiait «le peuple majoritaire». Même si Kayibanda régnait en dictateur
sur un pays qui n’avait jamais connu la démocratie, comme les Hutu formaient une
grande majorité de la population rwandaise, il allait de soi que la domination
Hutu était démocratique.
3.16.
Les Tutsi étaient effectivement écartés des sphères supérieures du gouvernement
et de l’armée. Comme le secteur privé était très peu étendu et que les liens internationaux
étaient négligeables, le secteur public était la seule possibilité d’avancement
pour les Tutsi puisque les emplois y étaient distribués aux groupes ethniques
en proportion de leur nombre. Les cartes d’identité mentionnant l’ethnie, qui
avaient été introduites 30 ans plus tôt par les Belges, avaient été conservées
et cette pratique gouvernait presque toutes les relations publiques et commerciales.
Seuls les bénéficiaires de cette institution malveillante avaient changé. Peut-être
à cause des massacres et des exils, ou parce que quelques Tutsi s’étaient débrouillés
pour se faire classer parmi les Hutu, ou parce que les Hutu étaient maintenant
chargés de dresser les statistiques, le pourcentage de Tutsi reconnus dans la
population diminua brutalement; alors qu’il atteignait 17,5 pour
cent en 1952, il était d’à peine 10 pour cent au recensement de 1978.
Le système d’identification était à la base d’un système de quotas rigoureux qui,
à son tour, déterminait l’admission dans les écoles et l’embauche dans la fonction
publique.[14]
3.17.
Le Rwanda était maintenant une république, mais le Président Kayibanda
gouvernait de manière très analogue au Mwami de jadis, mais bien sûr en tant que
Hutu au nom des Hutu. Le gouvernement était autoritaire, élitiste et dissimulateur,
et les valeurs qu’il cautionnait auraient difficilement pu être plus déphasées
par rapport à une Afrique où le socialisme, la révolution et le développement
faisaient l’objet d’un débat passionné. Seule la réalité d’un État unipartite
était partagée avec de nombreux autres pays qui accédaient à l’indépendance. Les
seules valeurs qui comptaient étaient le mérite intrinsèque d’être Hutu, une démocratie
fondée sur une majorité démographique, le respect de la morale chrétienne et les
vertus du labeur de préférence à la politique, en particulier à toute politique
rappelant le communisme. En fait, la population était restée en majorité rurale,
laborieuse, pauvre, catholique et insulaire.
3.18.
En dépit de la rhétorique sincère sur la solidarité Hutu (comme nous l’avons
mentionné plus haut à propos des Tutsi), la notion d’un peuple Hutu uni était
une fiction totale. Il y avait non seulement un énorme fossé entre les gouvernants
et les gouvernés, mais il y avait aussi au sein de l’élite différentes factions
qui étaient divisées, entre autres, en fonction de leur région d’origine[15]. Les
Hutu du nord et du nord-ouest avaient toujours pensé qu’ils étaient avant tout
différents et supérieurs aux autres Hutu. Ils avaient élaboré une sorte de mythologie
historique séparatiste qui découlait de leur intégration tardive au système étatique
rwandais[16].
Vers 1972, dix ans après la déclaration officielle de l’indépendance du Rwanda,
le monopole exercé par Kayibanda et son Parmehutu sur le pouvoir et sur le gouvernement
entraîna une grande frustration chez les Hutu du nord. Tenant désespérément à
rester au pouvoir, le Président ne trouva qu’un seul stratagème fiable. Le moment
était à nouveau venu de mettre en relief les divisions ethniques, cette fois en
insistant sur la solidarité Hutu aux dépens des Tutsi.
3.19.
Des «comités de salut public» furent organisés pour faire appliquer le
régime des quotas ethniques dans les écoles, dans la seule université (inaugurée
dix ans plus tôt à Butare), dans la fonction publique et même dans les entreprises
privées. En même temps éclata une vague de pogroms anti-Tutsi, dont certains,
dans les campagnes, gagnèrent la paysannerie locale. Le nombre de victimes fut
relativement faible — et nous insistons sur le terme «relativement» — mais l’atmosphère
générale d’intimidation et de terreur entraîna un autre exode de milliers de Tutsi
hors de leur pays.
3.20.
La terreur ne parvint cependant pas à sauver la présidence de Kayibanda.
En juillet 1973, le major général Juvénal Habyarimana, l’officier le plus
haut gradé, prit le pouvoir et promit de restaurer l’ordre et l’unité nationale.
L’atmosphère était devenue si accablante dans le pays que le coup d’État fut accueilli
avec soulagement par la population, même par la plupart des Tutsi.
3.21.
Un autre événement a contribué à la terreur anti-Tutsi de 1972 1973 :
il s’agit des nombreux massacres de Hutu auxquels s’est livré le gouvernement
minoritaire Tutsi du Burundi voisin, et qui furent l’une des pires atrocités perpétrées
en Afrique durant l’ère post-coloniale. Tout comme il n’est pas possible de faire
une analyse correcte du Rwanda de ces dernières années sans tenir compte du Congo
et du reste de la région des Grands Lacs, l’évolution du pays au cours des quatre
dernières décennies ne peut pas être séparée de celle du Burundi —
partenaire du Rwanda dans l’alternance des tragédies. Il est clair que quarante
années de réactions et contre-réactions complexes ont contribué au triomphe, dans
les deux pays, d’identités ethniques aux dépens de relations nationales plus vastes.
3.22.
Sous la colonisation allemande, le Rwanda et le Burundi avaient été fusionnés
en une seule colonie, le Ruanda-Urundi, à des fins administratives. Ils devinrent
plus tard des territoires sous tutelle de la Société des Nations puis des territoires
sous tutelle des Nations Unies administrés par la Belgique et ils furent à nouveau
séparés. Les deux pays accédèrent à l’indépendance en 1962. Ils étaient tous
deux composés d’environ 85 pour cent de Hutu et de 15 pour cent de Tutsi,
et n’avaient ni l’un ni l’autre connu de conflits ouverts entre les deux groupes
avant les mouvements pour l’indépendance.
3.23.
Depuis l’indépendance, l’interaction des deux pays est très nette, les
événements au Rwanda offrant «un puissant effet de démonstration à la fois sur
les Hutu et les Tutsi du Burundi, provoquant entre eux une énorme méfiance mutuelle[17].»
Le sombre processus qui aboutit à la proclamation d’une république Hutu au Rwanda
servit d’inspiration aux politiciens Hutu du Burundi et plongea leurs collègues
Tutsi dans la frayeur. Parmi tous les facteurs qui ont aiguisé les conflits entre
Hutu et Tutsi du Burundi, aucun n’a été plus décisif que l’exode au Burundi en 1960
1961 de quelque 50 000 Tutsi réfugiés du Rwanda, sans abri depuis les
violences perpétrées par les Hutu[18].
La détermination des Tutsi du Burundi d’éviter le scénario du Rwanda devint une
obsession.
3.24.
Dans les deux pays, l’indépendance entraîna d’amères et violentes luttes
pour le pouvoir parmi les factions du groupe ethnique au pouvoir et entre tous
les Hutu et Tutsi. La principale différence était le fait que, contrairement au
Rwanda, le Burundi était gouverné depuis l’indépendance par un sous-groupe de
Tutsi. Une autre différence est qu’étant donné leur statut minoritaire, les dirigeants
Tutsi du Burundi se sentaient obligés de nier le clivage ethnique proclamé par
les dirigeants du Rwanda. Au Burundi, l’idéologie officielle — comme celle du Rwanda
après le génocide — nie l’importance de l’ethnicité et prétend, malgré les
preuves du contraire, que toutes les divisions internes au Burundi ont été inventées
par des éléments subversifs[19].
3.25.
Depuis 1962, la minorité Tutsi du Burundi a dominé les gouvernements
successifs, l’armée et les autres forces de sécurité, le système judiciaire, le
système éducatif, la presse et le monde des affaires. Au Rwanda, on considérait
que cette domination était destinée à rendre légitime le système rigide de quotas
en vigueur dans le pays. Au Burundi, cette domination a créé un état de conflit
quasi permanent. Pendant des décennies, la lutte pour le pouvoir entre les élites
des deux groupes a causé la mort de centaines de milliers de Burundais, civils
pour la plupart. Les tentatives répétées des Hutu de s’élever contre la domination
Tutsi furent suivies chaque fois de représailles haineuses et disproportionnées
par l’armée et la police Tutsi contre des civils Hutu. Dans les années comprises
entre l’indépendance et le génocide du Rwanda, on ne compta pas moins de sept
énormes vagues de tueries au Burundi — en 1965, 1969, 1972, 1988,
1991, 1992 et 1993.
3.26.
La victimisation des Tutsi dans l’un des pays fut d’abord aggravée par
la persécution des Hutu dans l’autre, puis utilisée pour justifier cette persécution,
et vice versa, naturellement. Chaque acte de répression dans l’un des pays devint
le prétexte pour une nouvelle série de tueries dans l’autre. Ces mesures de rétorsion
étaient entretenues par les mouvements constants de réfugiés traversant la frontière
commune, par les récits incendiaires de tous ceux qui fuyaient et par la volonté
de nombre d’entre eux de participer aux tentatives de vengeance depuis leur nouveau
refuge. Il est aussi possible qu’une autre caractéristique perverse commune aux
deux pays ait enhardi les réfugiés : dans les deux pays, les massacres perpétrés
par les gouvernements restaient en grande partie impunis et cette culture d’impunité
prépondérante vint s’ajouter à la culture de violence de plus en plus présente.
3.27.
Le fait que les deux pays n’aient jamais cherché à se faire la guerre demeure
un mystère. Par contre, il s’est instauré entre les deux pays un cercle vicieux
de «rétorsion préemptive et intériorisée[20].»
Au lieu de venir à la défense des Tutsi du Rwanda lorsqu’ils furent attaqués par
leur propre gouvernement Hutu, le gouvernement du Burundi prenait des mesures
de rétorsion contre sa propre majorité Hutu innocente et vice-versa. Ce syndrome
de massacre presque symétrique dura jusqu’en juillet 1994 lorsque, pour la
première fois, les deux pays furent dirigés par des gouvernements de
facto Tutsi.
3.28.
En 1972 et 1973, il semblait totalement irréaliste de parler
de paix ou de stabilité. Les violences commencèrent cette fois au Burundi et furent
déclenchées par les Hutu. En avril 1972, «de manière totalement imprévue»,[21] une
violente insurrection de deux villes du Burundi entraîna la mort de 2 000
à 3 000 Tutsi et d’un certain nombre de Hutu qui avaient refusé de se
joindre aux rebelles. De mai à août, le gouvernement militaire Tutsi de Michel
Micombero engagea des représailles répétées. «Ce qui a suivi n’était pas tant
une répression qu’un massacre hideux de civils Hutu [...] En août, presque tous
les Hutu instruits avaient été tués ou s’étaient exilés[22].»
3.29.
Ces opérations délibérées contre les Hutu visaient bien plus que la restauration
de l’ordre et de la paix. L’objectif ultime était d’éliminer systématiquement
tous les Hutu susceptibles à l’avenir de représenter une menace pour la domination
Tutsi, c’est-à-dire tous ceux qui avaient reçu une éducation : les fonctionnaires,
les universitaires et les enfants scolarisés. Le premier soulèvement Hutu avait
persuadé de nombreux Tutsi burundais que leur survie était menacée; il fut alors
facile de faire resurgir les récits des horreurs vécues durant la prise de l’indépendance
du Rwanda. Les élites Hutu, actuelles et en puissance, avaient démontré qu’elles
étaient une menace qui ne pouvait plus être tolérée. Il était clair qu’il fallait
trouver une solution définitive. Des estimations conservatrices situent le nombre
total de victimes entre 100 000 et 150 000 (bien que la génération suivante
de Hutu prétende que leur nombre approchait plus les 300 000) et la plupart
des membres de l’élite Hutu ne sont pas prêts à oublier ni à pardonner[23].
Mais les massacres eurent précisément l’effet prévu. Pendant les 16 années
qui suivirent, l’élite Hutu étant décimée, le Burundi connut le calme, et l’ordre
et la paix finirent par régner aussi au Rwanda. Il est possible que l’effet de
démonstration ait enfin, pour une fois, eu des côtés positifs.
[1] Prunier,
The Rwanda Crisis, 50.
[2] Ibid., 45.
[3] Ibid., 53.
[4] Ibid., 48.
[5] Ibid., 47.
[6] Entrevue avec Filip Reyntjens. un informateur crédible
[7] Prunier,
48.
[8] Milwood,
Étude 1, 29.
[9] Howard Adelman,
«Why Refugee Warriors are Threats», Journal of Conflict Studies, 18, no 1
(printemps 1998).
[10] Entrevue avec Filip Reyntjens.
[11] Prunier, 56.
[12] Ibid., 62; Assemblée nationale de France, Mission d’information
commune (Paul Quilès, président), Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994),
Tome 1 Rapport, (France : Assemblée nationale, 15 décembre 1998), rapport
no 1271, 64.
[13] Gérard Prunier, Rwanda, 1959-1994 : histoire
d’un génocide, édition révisée (New York :
Columbia University Press, 1997), 65 (ci-après appelée l’édition révisée).Prunier, 65.
[14] Prunier, 59; voir note 19.
[15] Joan Kakwenzire
et al., «The Development and Consolidation of Extremist Forces in Rwanda 1990-1994»,
dans Howard Adelman et Astri Suhrke, The Path of a Genocide: The Rwanda Crisis from
Uganda to Zaire (New Brunswick, É.-U. : Transaction Publishers,
1999), 19.
[16] Millwood,
Étude 1, 10.
[17] René Lemarchand, «The Burundi Genocide», dans Samuel Totten et al. (éd.), Century of Genocide: Eyewitness Accounts and Critical
Views (New York, 1997), 321.
[18] Prunier, 55.
[19] Millwood, Étude 1, 62.
[20] Helen M.
Hintjens, «Explaining the 1994 Genocide in Rwanda», Journal of Modern African Studies,
32, no 2 (1999) : 279.
[21]René Lemarchand, “The Burundi Genocide”, dans Samuel
Totten et al. (éd.), Century of Genocide:
Eyewitness Accounts and Critical Views (New York, 1997),
332. Lemarchand,
332.
[22] Ibid., 323.
[23]Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome
1, Rapport, 59.