INTRODUCTION
(du rapport de l'OUA)

 

 

1.                  Le Groupe International d’Éminentes Personnalités (GIEP) pour enquêter sur le génocide de 1994 au Rwanda et ses conséquences fut créé par l’Organisation de l’Unité Africaine. À l’instar du génocide, sans précédent dans les annales africaines, ce Groupe est exceptionnel. C’est donc la première fois depuis la création de l’OUA que des chefs d’État et de gouvernement africains ont établi une commission totalement indépendante de ses fondateurs dans ses observations et ses recommandations. Nous sommes honorés que cette responsabilité nous ait été confiée.

 

2.                  Tout au long de nos travaux, qui ont commencé par une réunion à Addis-Abeba en octobre 1998, nous nous sommes efforcés d’être dignes de cet honneur et de tenir compte de la gravité du sujet. Le mandat large et détaillé qui nous a été confié est reproduit en totalité en première annexe de ce rapport, mais nous tenons à en reproduire ici une partie essentielle:

 

«Le Groupe doit mener une enquête sur le génocide de 1994 au Rwanda et ses conséquences dans la région des Grands Lacs [...] dans le cadre des efforts déployés pour éviter et prévenir d’autres conflits de grande envergure dans la [...] région. Il doit donc établir les faits sur la conception, la planification et l’exécution d’un crime aussi odieux, examiner les raisons de l’échec de la mise en œuvre de la Convention sur le génocide dans le cas du Rwanda et de la région des Grands Lacs et recommander les mesures à prendre pour faire face aux conséquences du génocide et prévenir toute répétition d’un tel crime.»

 

3.                  Conscients des attentes suscitées par ce rapport, nous sommes en même temps reconnaissants pour le réalisme qui les a tempérées. Pratiquement toutes les personnes avec qui nous nous sommes entretenus pensent que le génocide n’était pas un événement simple et elles n’attendent pas de notre Groupe qu’il tire des enseignements évidents pour l’avenir. Au contraire, au cours de notre enquête, nous avons noté que les complexités régionales parmi les pays des Grands Lacs venaient ajouter de nouvelles dimensions qui compliquaient nos travaux. Le génocide de 1994 a eu lieu dans un petit pays, mais il a déclenché par la suite au cœur de l’Afrique un conflit qui a touché directement ou indirectement au moins le tiers des nations du continent. Cela ne signifie pas cependant que nous ayons affaire à un phénomène exclusivement africain. Au contraire, s’il n’est pas raisonnable d’attribuer la responsabilité des problèmes actuels de l’Afrique à des forces extérieures ou à d’anciennes racines historiques, nos travaux soulignent le danger qu’il y a à ne pas tenir compte des réalités extérieures ou historiques. Évidemment, le génocide n’aurait pas eu lieu si certains Rwandais ne l’avaient pas organisé et exécuté; on ne peut nier cette vérité fondamentale. Mais il est tout aussi vrai que tout au long du siècle dernier, les forces extérieures ont contribué à modeler le destin du Rwanda et des pays voisins. Soixante années de domination coloniale et ensuite la mondialisation sont des aspects intégrants de l’histoire du Rwanda. À vrai dire, comme nous le verrons à maintes reprises dans notre analyse, la soi-disant communauté internationale et le passé ont eu tous deux une influence à la fois forte et décisive sur le Rwanda en particulier et sur la région des Grands Lacs en général.

 

4.                  Nous tenons à exprimer notre conviction sur une question centrale. Dès le début, nous avons eu vivement conscience d’une autre dimension de l’énorme responsabilité qui nous incombait en rédigeant ce document : nous sommes un groupe international auquel les chefs d’État d’Afrique ont demandé de s’exprimer franchement sur une calamité africaine. Une petite bibliothèque de livres, de rapports et d’études portant sur le génocide au Rwanda a déjà été publiée et il est certain que de nombreux autres ouvrages sur le sujet vont paraître. Mais il faut noter qu’une grande partie de la documentation existante a été produite par des non-Africains et, qui plus est, par des non-Rwandais. Ces travaux traduisent le fait qu’un génocide, presque par définition, devient propriété mondiale. Néanmoins, nous nous sommes consciemment efforcés de présenter un rapport dans une perspective africaine, destiné à la fois au public africain et au public international.

 

5.                  Nous avons également compris dès le début que la crédibilité de nos conclusions repose sur des preuves solides et démontrables et nous avons scrupuleusement essayé de respecter ce principe. Nous avons suivi les procédés habituels de recherche. Nous avons lu les nombreux ouvrages cités plus haut. Nous avons eu de nombreux entretiens et rencontré et écouté 290 personnes dans 11 pays, représentant toutes les facettes de cette tragédie : universitaires, représentants des Nations Unies, représentants des gouvernements du Rwanda, des pays voisins, d’autres pays ainsi que des survivants des massacres, des personnes accusées d’actes de violence, des réfugiés et des groupes de défense des droits de l’homme.

 

6.                  Nous avons aussi eu des expériences que les mots sont presque impuissants à décrire. Le Rwanda a transformé certains de ses lieux de massacres en sites commémoratifs et nous en avons visité quelques-uns. Nous nous sommes trouvés en face de restes déformés de cadavres qui par milliers gisaient encore dans les salles de classe et les églises où ils avaient été massacrés sans pitié quelques années auparavant. Il était facile de voir, surtout dans les écoles, que la plupart des victimes étaient de jeunes enfants. Nous sommes restés sans voix. Il n’y avait rien à dire. Nous avons rencontré des victimes et écouté leurs récits presque insupportables. Nous tenons à partager ici l’une de ces expériences parce qu’elle fut pour nous tous l’un des épisodes les plus traumatisants. Nous étions à Kigali, la capitale du Rwanda, pour visiter un petit établissement appelé Polyclinique de l’espoir, où l’on dispense des soins de base aux femmes qui ont été brutalisées, physiquement et sexuellement, durant le génocide. La clinique a été lente à prendre de l’ampleur parce que de nombreuses victimes étaient encore terrifiées après leur supplice ou avaient honte de ce qu’on leur avait infligé. Mais au cours des quelques années qui suivirent, plus de 500 femmes firent appel aux services de la clinique. Nous avions déjà rencontré un certain nombre de ces femmes lorsque le chef de la clinique nous pria d’entrer dans une petite salle à l’arrière. Dans une minuscule salle, nous avons écouté les récits de trois survivantes — trois femmes, assises côte à côte sur un lit de camp en fer, qui nous ont parlé de leurs tribulations comme si elles espéraient, du fond de leur désespoir, que nous puissions faire quelque chose. L’une d’elles était une jeune femme qui avait été victime de viols répétitifs durant plusieurs jours avant d’être abandonnée. Elle était maintenant séropositive au VIH et ne voyait plus de raison de vivre. La deuxième avait été battue et sexuellement mutilée; elle vivait dans la terreur parce que ses agresseurs, qui avaient été et continuaient d’être ses voisins, passaient encore chaque jour librement devant sa maison. La troisième avait été emprisonnée, ligotée sur un lit pendant plusieurs mois et continuellement victime de viols en bandes. Elle termina son récit par un lot de cauchemars, si réels, si horribles, à jamais inoubliables. Elle nous dit, avec un prosaïsme terrifiant : «Pour le reste de ma vie, que je mange, que je dorme, que je travaille, l’odeur de sperme va me suivre partout.»

 

7.                  Le Groupe a décidé de relater son expérience pour deux raisons. En premier lieu, elle donne une idée des outrages commis contre l’humanité qui étaient chose courante durant le génocide, et nous avons délibérément choisi de limiter dans les pages qui suivent le nombre de comptes rendus de telles abominations. En second lieu, ce rapport résulte directement de ces expériences. Nous reconnaissons volontiers qu’il a été impossible de remplir notre tâche sans être profondément bouleversés. Notre expérience au Rwanda — les témoins que nous avons écoutés et les sites commémoratifs que nous avons visités — a souvent épuisé nos ressources émotionnelles. Ce rapport ne pouvait être produit avec détachement. Pour ceux qui cherchent des évaluations bureaucratiques ou des traités académiques, il existe d’autres sources. La nature de ces événements exige une réponse humaine et intensément personnelle et ce rapport est un compte rendu très personnel des sept membres du Groupe. Le lecteur est en droit de compter sur notre objectivité et de s’attendre à ce que nos observations et nos conclusions soient fondées sur les faits tels qu’ils se sont passés, ce que nous nous sommes rigoureusement efforcés de faire. Mais il ne peut pas nous demander de rester insensibles.

 

8.                  Invariablement, tous ceux qui n’ont pas pris part au génocide nous ont posé la question qui va de soi : Comment ont-ils pu? Comment des voisins, des amis, des collègues ont-ils pu s’entretuer de sang-froid? La même chose pourrait-elle arriver à n’importe qui? La même chose aurait-elle pu nous arriver? Comment un homme ordinaire peut-il tuer des femmes et des enfants innocents? Pour répondre à ces questions effrayantes, nous avons écouté attentivement des Rwandais nous raconter leur histoire. À partir de là, notre technique tout au long de nos travaux a consisté à nous servir de l’empathie pour pouvoir mieux comprendre les nombreux acteurs du drame. Pour tenter de comprendre leurs motivations et leurs actes, nous avons essayé de comprendre le monde de leur point de vue. Nous avons employé cette approche pour tous, aussi bien pour le Secrétaire général des Nations Unies que pour un fonctionnaire local d’un village rwandais, et nous espérons qu’elle nous a permis d’approfondir notre opinion.

 

9.                  Mais lorsqu’il a fallu essayer de comprendre l’acte meurtrier, nous reconnaissons avoir totalement échoué. Nous devons donc reconnaître d’emblée notre échec sur ce point : nous avons saisi le processus insidieux par lequel le peuple a été ameuté et avons compris comment les gens ont été manipulés et comment ils en sont venus à accepter la diabolisation et la déshumanisation de leurs prochains. Nous avons étudié les ouvrages publiés, dont certains sont fortement litigieux, qui tentent de rendre compte de bouleversements collectifs dans lesquels des citoyens ordinaires se transforment en monstres. Nous sommes parvenus à une certaine compréhension de la série complexe de facteurs en jeu. Mais nous ne pouvons pas dire que nous soyons parvenus à comprendre l’acte qui a entraîné un voisin, un chrétien ou encore un enseignant à abattre l’autre à coups de machette. Les réponses viendront peut-être un jour. Mais pour l’instant, nous ne pouvons jeter que peu de lumière sur les premières questions que tant de gens se posent à juste titre.

 

10.               En réalité, comme le mentionnent souvent les pages qui suivent, de nombreux aspects de cette histoire défient l’entendement. Presque tous les pays du monde sont restés inactifs devant le génocide qui se déroulait sous leurs yeux. Des agents extérieurs influents ont travaillé en étroite collaboration avec les organisateurs des massacres. Les victimes ont été trahies à plusieurs reprises par la communauté internationale, souvent pour les motifs les plus lâches. Parfois, en examinant d’autres atrocités à travers l’histoire et dans le monde entier, il nous est arrivé de douter avec raison de l’humanité du genre humain Finalement, nous nous contentons d’admettre que le génocide qui est advenu au Rwanda est une aberration, que personne n’est tueur de naissance, mais que les tueurs se fabriquent, et que pareilles tragédies ne doivent jamais se reproduire. Le monde peut faire en sorte que cela ne se reproduise pas. Nous dédions notre rapport à cette conviction.