Un discutable commentaire de Jacques Sémelin

Un article de Jacques Sémelin est paru dans Le Monde du 18 août 2008 sous le titre : " Génocide, un discutable rapport rwandais "
(Ndlr on trouve dans notre texte deux types de notes. Des notes classiques et des notes de correction du texte initialement publié qui commencent par  la lette c)

Jacques Sémelin commente dans son article :

"L'emploi du mot "génocide" reste assez flou par rapport à celui de "massacre". En effet, tout massacre ne constitue pas nécessairement un génocide. Le texte considère cependant que des "actes de génocide" ont eu lieu bien avant 1994, notamment en 1963 et 1992. Cette incrimination aurait mérité d'être plus étayée. Comme les militaires français arrivent au Rwanda fin 1990, Paris serait donc déjà impliqué en 1992.

Le rapport présente le défaut majeur de la reconstruction interprétative : sachant comment la situation a tourné, on est toujours tenté de croire que tout avait été pensé et planifié. Ainsi le texte affirme-t-il avec insistance que les militaires français ont entraîné dès 1992 les milices Interahamwe qui, en 1994, joueront un rôle actif dans l'extermination des Tutsi. Voici donc une preuve de l'implication de la France dans le génocide. Mais les instructeurs français qui auraient formé ces jeunes au combat armé savaient-ils déjà à quoi ils allaient être destinés en 1994 ?
Le rapport ne semble pas en douter, sauf... au détour d'un paragraphe : "Il n'y a pas, à cette heure, d'éléments de preuve directe qui permettraient d'affirmer que les militaires français savaient que la formation qu'ils donnaient aux Interahamwe (...) était destinée à commettre le génocide."Le texte souligne ensuite à juste titre l'incapacité de Paris à prendre en compte les signes de la détérioration de 1991 à 1993. Le dossier est ici accablant pour la France ; et on y découvre des éléments nouveaux. En revanche, l'opération "Turquoise" est présentée de manière trop simpliste sinon outrancière, les militaires français étant accusés de viols systématiques contre les femmes tutsi ; ce qu'aucun travail de chercheur n'est venu confirmer."

Fin de notre citation de l'article de Jacques Sémelin
Les viols de femmes Tutsi par des militaires français

Commençons par la fin de cet extrait. Dire que " les militaires français [sont] accusés de viols systématiques contre les femmes tutsi" est outrancier, même s'il y a effectivement beaucoup de témoignages de viols dans le rapport rwandais. "Systématique" est de trop, ou plutôt déplacé de son objet. En effet, ce que Jacques Sémelin rapporte mal, c'est que ces viols sont de façon presque "systématique" des viols de femmes Tutsi. C'est aggravant. Ces femmes, si elles s'étaient plaintes auprès de leurs autorités, auraient tout simplement risqué d'être tuées. Ces témoignages montrent que les militaires français qui ont violé ont su profiter de l'impunité génocidaire déjà en place avant 1994. Ces viols ne sont en effet pas tous liés à la seule Opération Turquoise. Combien de victimes de ces viols sont-elles mortes ensuite en 1994 pendant le génocide ?

Mais c'est surtout la suite qui est étonnante de la part de Jacques Sémelin : "ce qu'aucun travail de chercheur n'est venu confirmer". Est-il si honnête de laisser entendre que des recherches auraient été faites sur ce sujet ? Se fonderait-il sur l'unique viol commis par un militaire français reconnu par Péan dans son livre, Noires fureurs, blancs menteurs, paru quelques mois après le dépôt de plaintes de trois Rwandaises devant la justice française pour viol ? Il y a plus scientifique comme référence. Péan n'a jamais mis les pieds au Rwanda. Aurait-il rencontré les rwandaises non violées dans une arrière-chambre du ministère de la défense ? 

Jacques Sémelin connaît-il la culture rwandaise et la réticence des Rwandaises à parler de ce sujet, encore plus grande que celle des Françaises ?

Si le gouvernement rwandais a fait pression sur des témoins, il est vraisemblable qu'il s'agit entre autres de ces femmes qui n'ont certainement pas parlé spontanément de leurs viols. 

A vrai dire un organisme a fait une enquête sur ces viols, nous la CEC, à la suite de témoignages rapportés par Georges Kapler qui avait produit le film d'Anne Lainé Rwanda un cri d'un silence inouï qui est aussi une enquête sur les violences subies par les femmes pendant le génocide.

Nous avons entendu les plaintes de quelques rwandaises et celles qui ont pu rapporter ces faits sont précisément des femmes. Une médecin, Annie Faure, qui de plus avait déjà travaillé au Rwanda pendant le génocide, et une Rwandaisec1. Ce n'est pas un hasard que ce soient ces femmes, aux compétences complémentaires, qui aient pu enquêter très partiellement au Rwanda, pendant leurs congés et à leurs frais, sur des viols commis par des soldats français. Que ceux qui ont essayé d'enquêter sur ce sujet le disent. Mais s'il n'y a pas eu d'autres enquêtes qu'on ne laisse pas entendre "qu'aucun travail de chercheur n'est venu [le] confirmer" ! Simplement les chercheurs ont ignoré ce sujet. Le rapport rwandais vient, après nous, leur rappeler leur tâche0.

Distinction entre massacre de masse et génocide

Au sujet de la distinction entre massacre de masse et génocide, effectivement nécessaire et pertinente, Jacques Sémelin oublie de rappeler une information importante : les deux rapports de 1993, de la Commission internationale d'enquête et de l'ONU, considèrent comme des actes de génocide certains des massacres de la période.  Pourtant le rapport rwandais, qu'il commente, n'a pas oublié de le signaler dans le texte et dans la conclusion de cette partie.

Le rapport de la Commission internationale d'enquête qui s'est rendue au Rwanda du 7 au 21 janvier 1993 utilise 14 fois le mot "génocide". 

"Certains juristes estiment que le nombre de tués est un élément d'importance pour que l'on puisse parler de génocide. 

Les chiffres que nous avons cités, certes considérables pour le Rwanda, pourraient, aux yeux de ces juristes, rester en deçà du seuil juridique requis. La Commission estime que, quoi qu'il en soit des qualifications juridiques, la réalité est tragiquement identique : 

de nombreux Tutsis, pour la seule raison qu'ils appartiennent à ce groupe, sont morts, disparus ou gravement blessés et mutilés; ont été privés de leurs biens; ont dû fuir leur lieu de vie et sont contraints de se cacher; les survivants vivent dans la terreur.

On constate certes une extension des agressions aux Hutus opposants du MRND ou de la CDR. Cette extension peut compliquer mais pas modifier la nature fondamentale du débat."

Le rapport complet de la Commission internationale d'enquête

Le rapport de Mr. B.W. Ndiaye. "Rapporteur spécial" de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, qui s'est rendu au Rwanda du 8 au 17 avril 1993, utilise 11 fois le mot "génocide" dans son texte. Il y a un paragraphe entièrement consacré à cette réflexion :

Le rapport complet en anglais et en français page 23

La formation des milices par des militaires français

Il est intéressant de remettre la phrase citée par Jacques Sémelin dans le contexte du rapport rwandais, car cette extraction et son commentaire dénote une attitude scientifique discutable.

Contexte de la citation par Jacques Sémelin - Il s'agit de la conclusion de l'enquête sur la formation des milices par les Français - extrait des pages 74 et 75 du rapport rwandais :

Que retenir ?

Des militaires français, vraisemblablement, des éléments du DAMI, ont participé dès février 1992 au démarrage du programme de « défense civile » qui avait pour but de former une milice de civils dont l'un des objectifs était de les préparer à tuer les civils tutsi de leur localité. A la même époque, ils ont aussi commencé à former des interahamwe professionnels dont notamment les membres du groupe d'élite « TURIHOSE ». La formation des interahamwe avec la participation active de militaires français a été systématique, elle s'est effectuée dans l'ensemble des camps militaires où oeuvraient les éléments du DAMI, et elle semble avoir été continue du début de l'année 1992 jusqu'à la fin de l'année 1993, moment du départ des troupes françaises du Rwanda.

Cette formation était composée de deux éléments : 1) le premier consistait en l'apprentissage de différentes méthodes d'assassinat, avec des armes à feu, des armes blanches et sans armes ; 2) le second consistait en un endoctrinement des miliciens à la haine ethnique et en leur préparation psychologique à tuer les civils tutsi de leur voisinage. Les témoignages recueillis par la Commission n'ont pas pu déterminer clairement si les militaires français chargés de la formation des milices étaient informés du contenu idéologique de la formation. Certains témoins l'affirment, mais cela n'est pas systématique. En faisant la somme des groupes qui ont été formés dans les cinq sites relevés plus haut, on se rend compte que les militaires français ont participé à la formation de milliers d'interahamwe.

Dès le mois de février 1992, les interahamwe ont joué un rôle prépondérant dans les massacres, tueries et assassinats perpétrés dans le pays, tout particulièrement dans le Bugesera début mars 1992, et dans le nord du pays de fin novembre 1992 à fin janvier 1993. Ces massacres ont été qualifiés, en mars 1993 et en août 1993, d'actes de génocide par différentes organisations de défense des droits de l'homme. 

Malgré cela, les militaires français ont continué à former les miliciens et ont participé à l'intensification de leur formation vers la fin de l'année 1993. Or, il apparaît que cette intensification de la formation des interahamwe est un des éléments de préparation du génocide d'avril-juillet 1994.

Les militaires français ont une part de responsabilité dans les tueries et les massacres qualifiés d'actes de génocide commis par les interahamwe entre mars 1992 et décembre 1993. Ils ont soutenu en toute connaissance de cause cette institution par un apport logistique, des cours de formation, et un suivi. La nature de la formation, le profil des candidats ainsi que la continuation de la formation malgré la répétition des massacres commis par ces interahamwe montrent qu'ils n'ignoraient rien de l'usage de la formation qu'ils dispensaient. Les militaires français ont donc, objectivement, une part de responsabilité dans la préparation du génocide de 1994, en ayant contribué à l'intensification de la formation des interahamwe qui en ont été le fer de lance. Enfin, ils ont, objectivement, une part de responsabilité dans les massacres que ces derniers ont commis durant le génocide proprement dit puisque nombre de ces interahamwe avaient été formés par eux.

Ceci est d'autant plus probant que la nature des actes commis durant le génocide n'est pas fondamentalement différente de ceux commis dans le Bugesera et le nord du pays entre mars 1992 et janvier 1993, au moment où l'armée française continue à former les interahamwe. Il n'y a pas, à cette heure, d'éléments de preuve directe qui permettraient d'affirmer que les militaires français savaient que la formation qu'ils donnaient aux interahamwe, notamment après la signature des Accords de paix d'Arusha du 04 août 1993, était destinée à commettre le génocide débutant en avril 1994. A la fin de l'année 1993, alors que les militaires français participent à l'intensification de la formation des interahamwe dont les effectifs se comptent alors par milliers, on est en droit de s'interroger sur les raisons d'une telle intensification. Question d'autant plus troublante que les autorités militaires françaises connaissent la nature de ces milices interahamwe. A quel type de combat ou de guerre les militaires français pensent-ils alors les entraîner ?

Fin de notre citation du rapport rwandais

On peut aussi rappeler quelques faits significatifs  :

  • L'article du monde du 4 février 1964, qui titrait : "L'extermination des Tutsi - Les massacres du Ruanda sont la manifestation d'une haine raciale soigneusement entretenue"
  • Les propos du Chef d'état-major adjoint de la gendarmerie rwandaise, fin 1990 au sujet des Tutsi, rapportés par le Général Varret aux députés français en 1998 ne détoneront pas dans ce paysage : "Ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider". Voir le rapport des députés, page 292 de la version pdf.
  • Le Monde du 3 juillet 2007 a rompu en profondeur le silence de ce "journal de référence" sur l'implication de la France au Rwanda quelques jours après l'éviction de Jean-Marie Colombani, dont la Cour d'appel de Paris a deux fois autorisé Jean-Paul Gouteux à écrire qu'il était "un honorable correspondant des services français", précisément à propos du Rwanda. 

    Si l'on prend la peine de relire les pages de ce numéro du Monde consacrées à "Ce que l'Élysée savait", en se fondant sur les archives de l'Élysée, on peut lire par exemple que :

    le "13 octobre 1990" l'ambassadeur de France note un durcissement de "paysans hutus organisés par le MRND" [qui] "ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines" [Ils] "participent de plus en plus à l'action militaire à travers des groupes d'autodéfense armés d'arcs et de machettes"

    le "3 février [1991], l'amiral Lanxade" [propose] "de durcir le dispositif rwandais" à Ruhengeri-Gisenyi ... et donc en totale connaissance de la désignation des Tutsi comme principal ennemi de ses alliés et alors qu'à partir de fin janvier 1991, les Tutsi Bagogwe étaient en train de subir un massacre à caractère génocidaire par le "dispositif rwandais", précisément dans la région de Ruhengeri-Gisenyi où se trouvait l'armée française.

Enfin sur la question de la formation des milices rappelons les propos de Thierry Prungnaud, gendarme du GIGN,  qu'il adresse à la journaliste Laure de Vulpian sur France Culture le 22 avril 2005 :

T.P. :
Il y a des formations qui avaient également été faites sur des mercenaires civils à l'occasion d'entraînements que j'effectuais avec mes stagiaires où j'ai vu des militaires français former des civils miliciens rwandais en 1992 au tir. Bon ça c'est fait plusieurs fois, mais la seule fois où je les ai vus, il y avait peut être une trentaine de miliciens qui étaient formés au tir dans le parc de l'Akagera.
L.V.:
C'est un endroit assez isolé...
T.P. :
Effectivement oui, qui était même interdit d'ailleurs, parce qu'il était piègé. C'est un endroit qui était interdit aux touristes et aux militaires.
L.V. :
La, vous êtes formel. Des français formaient des miliciens en 1992 ?
T.P. :
Je suis formel oui. Catégorique !
L.V. :
Vous l'avez vu de vos yeux vu et vous n'avez pas d'autres preuves que ça.
T.P. :
Non. Je les ai vus c'est tout. Je ne peux pas en dire plus.

Certes Thierry Prungnaud ne confirme qu'une trentaine de miliciens formés, que "ça c'est fait plusieurs fois" et qu'il ne l'a vu qu'une fois. Mais quand on imagine le courage qu'il faut avoir pour un militaire de reconnaitre publiquement de tels faits, on peut se dire qu'ils ont été probablement "amenuisés". Les témoignages rwandais sont nombreux et constants sur cette affaire.
La reconstruction interprétative

Nous sommes dès lors en droit d'affirmer que Monsieur Jacques Sémelin est lui-même tombé dans la "reconstruction interprétative" française, Paris étant parfaitement au courant de ces massacres à caractère génocidaire dès 1991. Le rapport rwandais le rappelle, après d'autres rapports de l'époque qui ont la force d'avoir été écrits avant le génocide. C'est ce qui semble inquiéter Monsieur Jacques Sémelin qui l'exprime ainsi : "Comme les militaires français arrivent au Rwanda fin 1990, Paris serait donc déjà impliqué en 1992." C'est bien le problème Monsieur Sémelin1.


Jacques Sémelin est aussi un des huit chercheurs de l'Institut de Recherche sur la Résolution Non-Violente des Conflits et auteur, entre autres, de La non-violence expliquée à mes filles2. Comment pourra-t-il expliquer à ses filles ces violences concrètes de la stratégie criminelle et dissimulée de la France au Rwanda et des consommations sexuelles criminelles et autorisées de certains de ses soldats ?  

Les "non-violents" français se sont intéressés trop tardivement à l'implication de la France dans le génocide au Rwanda, encore que l'association Survie se réclame de la non-violence dans ses statuts. Or c'était le sujet essentiel en France de ces vingt dernières années qui concernait l'excellence de leurs compétences.


Soulignons quand même que Jean-Marie Muller, collègue chercheur de Jacques Sémelin à l'IRNC, et Simone de Bollardière, co-fondatrice avec Jacques Sémelin de Non-violence XXI, ont accepté de parrainer3 notre commission d'enquête citoyenne début 2004.


Nous attendons plus d'exigence de recherche de la part de nos amis non-violents "chercheurs". Cela pourrait nous aider à être nous-mêmes plus pertinents.

La CEC, 23 août 2008.

0Voir notre rapport L'horreur qui nous prend au visage page 499 de la version PDF
1
Voir aussi, sur la question de la "proximité" des milices et des militaires français en 1991, le débat sur le témoignage d'Immaculée devant la CEC
2 Jacques Sémelin La non-violence expliquée à mes filles - Paris, Le Seuil, 2000 (traductions en anglais, espagnol, italien, portugais, catalan, japonais, hébreu, indonésien... Il manque cruellement le Kinyarwanda !)
3 Voir notre comité de parrainage
Note de corrections apportées au texte initialement publié
C1 Annie Faure et  Rafaëlle Maison ont rapporté les six autres plaintes déposées devant le TAP
Commission d'enquête citoyenne - 2008