Commentaires de la CEC après publication | Idéologies et médias - Rapport de la CEC - version html édité sous le titre : L'horreur qui nous prend au visage, l'État français et le génocide au Rwanda - Karthala |
Idéologies et médiasJeudi 25 mars
Commissaires :
François-Xavier Verschave Aujourd’hui, nous avons à examiner les présomptions de complicités idéologiques et médiatiques. Nous aurons d’abord une présentation du rapport d’Annie Faure et Yves Ternon. Il s’agit d’un travail presque exhaustif et tout à fait considérable, traitant de la couverture du génocide par la presse française et de sa perception des enjeux. Nous aurons aussi plusieurs témoins aujourd’hui : Emmanuel Viret, qui a étudié la couverture des événements par le journal Le Monde ; Colette Braeckman, l’une des journalistes qui a le plus tôt et le plus complètement couvert ce génocide ; et puis Jean Pierre Chrétien qui nous parlera de l’idéologie distillée par le pouvoir. Je laisse la parole aux rapporteurs. Yves Ternon Du 7 avril à la mi-juillet 1994, un génocide a été perpétré au Rwanda, génocide dont ont été victimes les Tutsi de ce pays. Il s’agit bien d’un génocide, car le groupe victime était individualisé comme un groupe ethnique et la destruction physique de ce groupe fut massive. Même si cet ethnisme avait été fabriqué par la colonisation belge, les assassins se percevaient eux-mêmes comme Hutu et ils perçurent leurs victimes comme étant des Tutsi. Tous les Tutsi devaient être éliminés, quels que soient leur âge ou leur sexe. Enfin, la preuve de l’intention criminelle – qu’il s’agisse du gouvernement autoproclamé, de l’administration et des forces armées qu’il contrôlait ou des milices relevant de diverses mouvances de l’extrémisme hutu – a été établie au-delà d’un doute raisonnable. Les principaux responsables du génocide ont été identifiés, qu’il s’agisse de ceux qui ont incité au meurtre, de ceux qui l’ont planifié puis ordonné, ou de ceux qui l’ont exécuté. Par contre, les responsabilités directes et indirectes des nations et des organisations internationales n’ont pas été clairement mises en évidence. Nous nous proposons par ce rapport d’examiner comment la presse écrite française a rendu compte de ces événements, comment elle les a rapportés et interprétés et, dans la mesure où des insuffisances ou des erreurs d’information seraient relevées, de poser la question de sa liberté par rapport au pouvoir politique. Pour ce faire, nous avons lu tous les numéros de trois quotidiens, Le Figaro, La Croix et Le Monde, du 7 avril à la fin juillet 1994, et nous avons sélectionné de façon moins exhaustive les articles sur le Rwanda – aux mêmes dates – dans plusieurs quotidiens nationaux (en particulier Libération) ou régionaux, ainsi que dans quelques périodiques. Pour conduire cette analyse, nous avons suivi pour chaque organe de presse, mais en particulier pour Le Figaro et Le Monde, le fil chronologique, en posant les mêmes questions : – Quelle est la part consacrée chaque jour au Rwanda en fonction d’une actualité internationale dominée à cette époque par les événements de l’ex-Yougoslavie ? – Quels sont les correspondants sur place, sinon au Rwanda, du moins aux frontières, et quelles sont les sources de leurs informations ? Quelle connaissance chacun semble-t-il avoir de l’histoire du Rwanda colonial et post-colonial et quels préjugés influencent leur opinion ? – Y a-t-il adéquation entre la direction du journal (l’éditorial surtout) et les reportages des correspondants ? – Quels spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs ont été consultés et qu’ont-ils expliqué ? En consultant cette presse, on est en effet amené à faire plusieurs remarques d’ensemble. Pourquoi, alors que 80 % des victimes ont été tuées du 7 avril à la fin mai 2004, soit en sept semaines, la presse ne découvre-t-elle l’immensité du désastre qu’à la fin mai ? À cette date, le début de l’exode de la population hutu ne masque pas encore la réalité du génocide, mais le camouflage ira s’amplifiant en juillet avec l’annonce d’une catastrophe humanitaire dans les camps du Zaïre, sur la rive occidentale du lac Kivu. L’opération Turquoise est suivie par les correspondants qui accompagnent les soldats français. Dès lors, à partir de la fin juin, l’information est infléchie. Il est évident pour la presse que, en dépit des déclarations officielles, les militaires français n’accomplissent pas seulement une mission de sauvetage des Tutsi. Tandis que le génocide est perpétré dans les zones contrôlées par les FAR et les milices, l’armée du FPR, l’APR, poursuit son avance. Il y a bien une situation de guerre civile. La presse ne distingue pas nettement, tant s’en faut, ce qui relève du génocide et ce qui relève de la guerre. Cette confusion, maintes fois constatée, est-elle délibérée ? Il n’est pas inutile de préciser les circonstances dans lesquelles travaillent les journalistes. À Kigali, les journalistes sont pris en charge par les militaires de la MINUAR et circulent par convois, car il y aurait trop de risques à se déplacer sans protection. Philippe Boisserie, qui couvre le Rwanda pour France 2, explique que deux photographes ont essayé de partir seuls voir ce qui se passait sur le terrain et que, « au bout de 600 mètres, ils se sont retrouvés entourés de gens avec des machettes. » Dès que l’opération Turquoise commence, les journalistes se déplacent en groupe, entourés par les militaires français qui les accueillent. La presse est alors encore dépendante des militaires, mais, à ce moment, les journalistes sont mieux informés de la situation et « ils ne tombent pas complètement dans le panneau. » Ils interrogent néanmoins les mêmes informateurs et ils suivent les mêmes parcours. Comme l’écrit Marc Le Pape [1] : « Il n’est pas inutile de connaître en général le contexte des reportages, cela rappelle d’abord que la recherche d’informations est une recherche, que cette recherche est environnée de contraintes, d’obstacles et de risques – c’est sans doute une évidence, mais on a une lecture des journaux plus détaillée, plus pratique, quand on n’oublie pas ces contraintes. » Au total, la presse informe avec retard et de manière sporadique sur les massacres en cours, avant que l’exode massif et l’épidémie de choléra ne viennent dériver l’intérêt. Pourtant, de cette description des massacres, le lecteur peut déduire, même si le journaliste ne le mentionne pas, qu’un génocide est bien en train de se perpétrer au Rwanda. On ne peut cependant souscrire à la formulation de Marc Le Pape : « Les massacres d’avril-mai-juin au Rwanda ont été rendus publics par la presse écrite dès qu’ils ont commencé et pendant toute leur durée. Ils n’ont pas été expliqués, mais ils ont été décrits. » En effet, lorsqu’on analyse séparément les organes de presse, et, au sein d’un même quotidien, les articles des divers correspondants, il y a des retards dans l’information et ces retards sont liés au bouclage des provinces rwandaises qui permettait la libre perpétration des tueries hors la vue des journalistes. Mais l’essentiel est bien que l’interprétation des faits ait laissé à désirer – et c’est un euphémisme. Ainsi, les lecteurs du Monde ne peuvent comprendre avant le 7 juin quelle est la cible désignée sous le nom de « civils » et de « réfugiés » dans les églises, à l’exception d’un article de Jean-Fabrice Pietri qui décrit la traque et l’extermination des Tutsi le 27 avril. La rupture d’information se produit dans ce quotidien avec les articles de Corine Lesnes qui découvre, stupéfaite, la réalité du génocide des Tutsi. Le lien entre guerre civile et massacres n’est pas expliqué. Trop de journalistes reproduisent le discours du gouvernement rwandais autoproclamé et présentent les tueries comme une réaction populaire spontanée à une menace d’infiltration des rebelles et à l’assassinat du président Habyarimana, assassinat qu’ils affirment être l’œuvre du FPR. Le régime Habyarimana n’est guère présenté comme une dictature totalitaire, ce qu’il est, et le génocide n’est alors pas identifié comme l’événement singulier qu’il est, mais comme une composante d’une situation confuse noyée dans une « violence aveugle » et une « folie meurtrière », comme si ces formules tenaient lieu d’explication. Ces interprétations sont négationnistes, puisqu’elles escamotent l’intention criminelle du pouvoir et la planification de ce crime par les tenants de l’autorité de l’État, éléments constitutifs du crime de génocide. La vision ethniste du Rwanda est acceptée par une majorité de journalistes et reproduite à l’envi. Les massacres sont volontiers expliqués par des haines ethniques. Cette représentation ethniste unique de l’Afrique est une conviction ancrée dans le discours de tous les hommes politiques français. Bien que les journalistes s’entretiennent parfois avec les chercheurs qui dénoncent ce préjugé, ils n’en restent pas moins influencés par lui et, par voie de conséquence, ils influencent le lecteur. Celui-ci n’est pas à même de percevoir que l’ethnisme a, au Rwanda, été inventé par le colonisateur, qu’il est le produit d’un racisme, que la haine ethnique a été forgée et que, si elle est bien réelle, elle n’est pas apparue spontanément : elle a été exploitée à des fins politiques par un pouvoir centralisé qui a planifié des massacres, ce qui explique qu’il s’agit bien d’un génocide. Enfin, l’intention de génocide, affichée depuis plusieurs années par les médias rwandais et diffusée de façon obsessionnelle par ceux-ci depuis octobre 1993, n’est guère soulignée. Ce sont tous ces éléments, disposés en grille de lecture, que nous nous sommes efforcés de décoder dans une analyse de la presse écrite. 1. Le FigaroTrois journalistes suivent les événements du Rwanda à partir du 7 avril : Renaud Girard, Patrick de Saint-Exupéry, François Luizet. Ils sont à la fois des envoyés spéciaux et des commentateurs politiques. Le rédacteur en chef, Franz-Olivier Giesbert, ne consacre au Rwanda qu’un éditorial le 16 mai, la veille du jour où l’ONU se prépare à renforcer sa mission au Rwanda. D’autres éditoriaux sont faits par Charles Lambroschini et Jean d’Ormesson qui, en outre, publie en trois articles d’une page le reportage qu’il a fait en accompagnant les soldats français de Turquoise. Les reportages sont objectifs, mais tardifs. L’interprétation des faits reste, à de rares exceptions, conforme aux stéréotypes et les éditoriaux fidèles à la ligne du journal : soutien au gouvernement et à l’armée. De telle sorte que la mise en cause de la France, lorsqu’elle est faite, dissocie la période du génocide et celle de 1990 à 1993, d’autant plus qu’une place est parfois faite dans le journal à des représentants du gouvernement. AvrilJusqu’au 12 avril, la première page est surtout consacrée au suicide de François de Grossouvre et à la situation de l’enclave bosniaque de Gorazde. Parlant du Rwanda, Le Figaro évoque l’attentat et la fuite des étrangers. Le journal n’a pas de correspondant sur place. Il envoie Renaud Girard qui, du Burundi, prend la route de Kigali, traverse la province de Butare – alors épargnée jusqu’au 19 avril – et publie son premier article le 12, « Voyage sur la route de l’horreur », où il découvre, en interrogeant un expatrié belge, les barrages avec des listes, la chasse à l’homme des civils tutsi et les exécutions sur place. Mais il distingue le massacre de civils et la traque de militaires du FPR infiltrés, ce qui laisse entendre que les meurtres de masse ont cessé et que l’armée (FAR) procède à des exécutions. Le 13 avril, éditorial de Charles Lambroschini sur « Les nouveaux barbares », où il ne dit pas qui sont les barbares. Renaud Girard, « Feu et sang sur Kigali » : « Ce n’est plus le massacre des civils tutsis [2], c’est carrément la guerre » et il pose la question : « L’ordre tutsi va-t-il remplacer l’ordre hutu ce soir à Kigali ? » Il récidive le 14 et rapporte les stéréotypes ethnistes, tout en annonçant l’imminence de l’attaque du FPR sur Kigali, alors que la capitale ne tombera que début juillet. Le 17 avril, tandis que Gorazde fait toujours la Une, Renaud Girard quitte Kigali après avoir annoncé que « la chasse aux guérilleros du FPR est ouverte. » Il rappelle cependant que les premiers visés restent en réalité les civils tutsi. Jusqu’au 15 mai, Le Figaro dépend des informations de l’AFP, c’est-à-dire d’Annie Thomas : du 18 au 22, des brèves, avec, le 20, l’annonce de massacres à Butare. Le 24, on parle de « massacres croisés », mais aussi de miliciens hutu qui, « dans leur folle chasse aux rebelles », ne font pas de différence entre un guerrier et un enfant. Ces miliciens « armés de grenades et de machettes peuvent être eux-mêmes des adolescents. » Le 27, une brève annonce 100 000 morts en trois semaines et 330 000 réfugiés dans les pays voisins. Ce n’est que le 30 avril qu’est glissée une première allusion à « une liquidation de l’élite des Tutsis » (au stade de Cyangugu). MaiLe 2 mai, Le Figaro explique que l’ONU est impuissante devant « l’effroyable corps à corps entre Tutsis et Hutus » et parle de 200 000 morts au Rwanda. Mais le 3, c’est la ville bosniaque de Tuzla qui retient l’intérêt et le journal n’a toujours pas de correspondant à Kigali. Le 4, l’AFP annonce que, devant l’avancée du FPR, 250 000 personnes, « pour la plupart hutus », fuient par crainte des représailles « après les massacres dont les Tutsis ont été victimes », mais dont le journal n’a toujours pas rendu compte. Par la suite, des brèves s’enchaînent jusqu’au 11 mai. Le 14 mai, Renaud Girard revient à Kigali : « Cette fois j’avais décidé de rejoindre la ville avec des guérilleros [sic] du FPR. » Il ouvre son article sur le discours ethniste le plus caricatural : « Vieux peuple de guerriers, les Tutsis ont dominé les paysans hutus pendant plus de quatre siècles avant que l’indépendance accordée par la Belgique ne donne à ces derniers l’occasion de prendre leur revanche sur l’histoire. » Le 16 mai, Renaud Girard rencontre à Kigali un Français, Marc Vaiter, qui lui explique qu’un génocide est en train d’être perpétré : « Plus aucun vieillard tutsi dans les rues de la capitale : ils ont tous été massacrés. » Le même jour, Bernard Kouchner est à Kigali où il tente de sauver les orphelins de Marc Vaiter et il déclare : « C’est un génocide qui restera gravé dans l’histoire… Que les assassins rentrent chez eux… Rangez vos machettes… » Pourtant, la rédaction donne pour titre à l’article de Renaud Girard qui occupe toute la page 4 : « Rwanda, le double génocide », et le journaliste continue à parler de « la folie meurtrière des Hutus et des Tutsis ». Le 16 mai, en première page, semblant ignorer l’article de Renaud Girard, Franz-Olivier Giesbert publie son seul éditorial sur le Rwanda où il lance l’accusation de double génocide : « C’est alors que s’ouvrit, sous l’égide des extrémistes des deux camps, le cercle infernal des massacres et des expéditions punitives. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs bien d’un double génocide qu’il s’agit. » C’est seulement le 17 mai que Renaud Girard réalise que ce sont bien les Tutsi que l’on massacre à Kigali et qu’il s’agit en fait d’un seul génocide : « Les milices hutues vont pouvoir tranquillement poursuivre, dans les zones qu’elles contrôlent – la moitié du territoire –, le génocide des Tutsis. » Le 18, la Bosnie reprend la vedette. L’AFP annonce que « le haut-commissaire de l’ONU pour les réfugiés a accusé les forces du FPR (opposition armée, minorité tutsie) de continuer [sic] à massacrer et à torturer les civils. » Le 19 mai, Renaud Girard fait pour la première fois allusion aux « faux pas de la France » : « De 1989 à 1993, Paris avait soutenu le gouvernement de ceux qui, aujourd’hui, sont les principaux responsables des massacres. » Le correspondant du Figaro n’a désormais plus de doute. Il parle de « massacres de civils tutsis dans la capitale et dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales » et il ajoute : « Après six semaines de génocide à l’encontre de l’ethnie tutsie [sic] (15% de la population), Paris s’est décidé à entamer une démarche humanitaire. » Il rappelle une nouvelle fois que, « au temps du pouvoir socialiste, la France a bel et bien eu une politique au Rwanda » et il détaille le soutien apporté de 1989 à 1993. Il parle de la mission militaire française, des parachutistes du lieutenant-colonel Maurin, lequel est parti précipitamment le 14 avril, et il explique clairement les événements de 1990 et le syndrome de Fachoda du gouvernement socialiste d’alors. La question est donc posée : Renaud Girard a-t-il saisi, tardivement, la réalité du génocide, ou a-t-il reçu des consignes ? Nous penchons pour la première hypothèse, d’autant qu’il n’a toujours pas, à cette date, revu sa copie sur l’histoire du Rwanda. Les brèves se poursuivent jusqu’au 23 mai : l’AFP parle de 500 000 morts. Le 24, la première page du Figaro annonce un article de Patrick de Saint-Exupéry qui occupe la pleine page 2. « Les abattoirs du Rwanda » est le premier récit du journal sur le génocide. De la Tanzanie à la capitale, Patrick de Saint-Exupéry accompagne le FPR dans les zones libérées du Sud. Il a vu les fosses communes, les morts entassés dans des églises. Il parle des tueries dans les marais, de la diversité des mises à mort. On comprend que la mise à mort a été planifiée, que, dans la plupart des provinces, elle a commencé le 7 avril, que les préfets et les bourgmestres en sont les promoteurs, les miliciens les exécutants, et que la population a pris leur relais. On comprend que c’est un génocide. Pourquoi maintenant seulement ? Pas seulement parce que Patrick de Saint-Exupéry est arrivé à un moment où l’on pouvait saisir la vérité, mais aussi parce que c’est un bon journaliste qui respecte l’éthique de sa profession et l’honore. Le 25 mai, l’AFP continue à parler de guerre civile au Rwanda et annonce que l’ONU accuse « la passivité du monde ». Le mois de mai s’achève donc au Figaro sur un seul article révélant le génocide, celui de Patrick de Saint-Exupéry, et sur la prise de conscience tardive de Renaud Girard, alors que 80 % des victimes du génocide sont déjà mortes. JuinLe 1er, Jean d’Ormesson consacre un éditorial au Rwanda où il écrit : « C’est le massacre le plus proche de la Shoah. » Mais il ne fait pas de distinction entre les Hutu et les Tutsi et il ajoute : « On tue parce que ce sont les autres et qu’ils sont du mauvais côté. » Le même jour, Patrick de Saint-Exupéry explique que l’exode massif des Hutu est filtré par les miliciens et les militaires et il désigne Kano Bagosora, chef de cabinet du ministre de la Défense, comme « le véritable patron des milices. » Le 3, tandis que Patrick de Saint-Exupéry analyse en deux colonnes l’implication de la France au Rwanda – tout en s’efforçant de distinguer la France de Mitterrand et celle de Balladur –, dans les six colonnes voisines de la même page 6, Michel Roussin, ministre français de la Coopération, tient un discours caricatural sur les ethnies, dénonce les faux procès faits à la France, escamote la vraie nature de l’aide française, afin de préparer l’opinion publique à Turquoise. Du 5 au 10 juin, les brèves se succèdent : Boutros-Ghali ne doute pas d’un génocide perpétré « dans la zone tenue par les forces gouvernementales » ; Rome dénonce l’assassinat de l’archevêque de Kigali et de trois évêques, mais le journal n’explique pas que ces prélats étaient des soutiens actifs de la dictature et que, dans leurs sermons, ils affirmaient que « tuer un Tutsi n’est pas un péché » (ce qui peut expliquer le crime sans le justifier) ; l’association caritative américaine Care dénonce le retrait des Casques bleus comme un feu vert donné au génocide, affirme que ce génocide est bien une entreprise politique et que « les massacres des Tutsis et des Hutus modérés ont été planifiés au plus haut niveau. » Le 12, une brève annonce que les États-Unis refusent de qualifier les tueries au Rwanda de génocide, de crainte que « le mot ne pousse l’opinion publique à exiger une intervention américaine ». Il semble que, désormais, au Figaro, l’information circule mieux, ce que confirme, le 14, une « libre opinion » de Bernard Lugan qui rappelle « l’appui inconditionnel » accordé aux Hutu contre les Tutsi par la France socialiste à partir de 1981 et affirme qu’elle porte une lourde responsabilité dans les massacres actuels – mais qui est Lugan ? Un universitaire lyonnais proche du Front national (il a fait partie de son Conseil scientifique) et africaniste ethnicisant. Il est en tout cas le premier à évoquer dans les colonnes du Figaro l’évacuation par « nos troupes » de la famille « élargie » du président défunt, alors que « le personnel tutsi de notre ambassade et de notre important centre culturel a, lui, été abandonné aux éventreurs. » Le 16 juin, annonce de la Résolution 935 : pour la première fois depuis 1945, le mot « génocide » est mentionné par le Conseil de sécurité. Mais l’ONU refuse d’en admettre les implications, c’est-à-dire la contrainte à intervenir. Le 17, Patrick de Saint-Exupéry rapporte les propos de Jean Carbonare, président de Survie, coauteur d’un rapport officiel sur le Rwanda au début de 1993 : François Mitterrand et la cellule élyséenne de l’Afrique savaient ce qui se passait – 10 à 15 000 personnes avaient été assassinées –, mais ils avaient choisi leur camp. Renaud Girard interviewe Kagame : celui-ci reconnaît les dérapages et les crimes individuels au cours de la progression du FPR. Juppé projette une opération humanitaire : Turquoise se met en place. Les jours suivants, du 18 au 20 juin, Le Figaro annonce que la France prépare l’intervention et n’attend plus que le feu vert de l’ONU. Renaud Girard souligne « les indiscutables efforts de la France » et évoque la double méprise sur les intentions des militaires français : « Le FPR croit que Paris envoie ses soldats pour contrer son avance et la population hutu espère que la France va la sauver du FPR. » Kigali serait près de tomber, mais on met en garde le FPR : il ne doit pas s’opposer à l’intervention française. Le 21, le journal mène une véritable offensive médiatique qui occupe toute la page 2. Dans son éditorial, Charles Lambroschini vante l’exemple français et lance un coup de patte à Mitterrand, « partisan actif d’une intervention », mais « moins soucieux de contenir les Tutsis du mouvement rebelle que d’apaiser sa conscience ». Beaudoin de La Mairieu, ancien conseiller aux Affaires étrangères du Rwanda de 1961 à 1977, rédige un article ignoble : il accuse les Tutsi d’avoir, en déclenchant les hostilités en 1990, détruit la cohabitation harmonieuse entre Hutu et Tutsi et le FPR de répandre de faux bruits sur des massacres. Jeannou Lacaze soutient l’intervention décidée par Alain Juppé. À la page 4 du même article du 21, Patrick de Saint-Exupéry explique que cette intervention humanitaire est complexe et risquée, tandis qu’Annie Thomas de l’AFP rapporte l’évacuation par le FPR, à Ntyazo, loin du front, des orphelins du père Simon. Enfin, en page 5, la correspondante à Johannesburg, Caroline Dumay, évoque le scandale d’une vente d’armes de l’Afrique du Sud (Armscor) au gouvernement de Kigali, malgré l’embargo. Le Rwanda continue à occuper la vedette jusqu’au 30 juin. Le 22, on apprend que les soldats français sont à la frontière, mais que les 53 pays de l’OUA sont opposés à une intervention de la France. Dans une pleine page 3, Patrick de Saint-Exupéry met en accusation François Mitterrand et sa cellule africaine de l’Élysée (Jean-Christophe Mitterrand et Gilles Vidal) : leur politique de 1990 à 1993 a abouti à « une faillite totale ». Il affirme, l’ayant appris de « source très haut placée », que la France a livré des armes en 1991 et 1992, jusqu’en février 1993, et que la diplomatie française a nié les massacres perpétrés par les milices gouvernementales, les qualifiant de « simples rumeurs ». Il précise que les nouveaux responsables de la cellule africaine de l’Élysée, Bruno Delaye et Dominique Pin, ont repris en juillet 1993 « le dossier en l’état » et que la politique élyséenne reste inchangée. Le 23 juin, un titre en première page : « La France a le feu vert de l’ONU » ; elle intervient, sous le commandement du général Jean-Claude Lafourcade, pour venir en aide à quelques 8 000 Tutsi menacés par les milices hutu. Le 24, Charles Lambroschini s’interroge enfin sur l’opération Amaryllis. Il se demande ce qui reste à sauver et reconnaît 500 000 morts. Pourquoi les Français sont si seuls si leur cause est si juste ? Enfin, il accuse la Belgique d’avoir, en accord avec le FPR, diffamé l’armée française. Au Figaro, on ne touche pas à l’armée. Jusqu’au 27 juin, le journal suit les déplacements des soldats de Turquoise, chaque jour une pleine page : François Luizet publie son premier reportage le 27, en page 2, mais il ne peut éviter de répercuter les doutes émis sur le but réel de l’opération. Turquoise est présentée comme un rachat de la France qui tient à sauver des vies, mais on s’interroge sur le mobile de cette mission. Le contraste entre les vivats de la population hutu et la découverte des charniers amène les militaires à comprendre qu’on ne leur a pas dit toute la vérité. À Kibuye, en particulier, les soldats comprennent que « pendant plus de deux mois, chaque jour, on a tué des gens par centaines. » Le 29 juin, en première page, « Les récits des tueurs fous » sont annoncés. L’article de Patrick de Saint-Exupéry occupe toute la page 3. C’est la première fois que Le Figaro rapporte des aveux des tueurs. De village en village, les soldats français recueillent les récits des miliciens hutu. Sans remords, cyniques, haineux, sûrs de leur impunité, ceux-ci racontent leurs crimes. Les militaires réalisent que ce sont les assassins qui les acclament, qu’un génocide a été perpétré, qu’il a commencé le 7 avril dans la plupart des provinces, que les massacres ont été collectifs, dans des bâtiments publics, ou individuels, à la machette, que les villages sont vides, les maisons brûlées, les collines transformées en charnier. Le 30, récit de François Luizet sur les massacres à Shangi les 9 et 10 avril, à la machette et à l’arme automatique. JuilletTandis que Paris a hâte de passer le relais à l’ONU, Patrick de Saint-Exupéry et François Luizet signent un reportage sur « Les miraculés de Bisesero », 800 Tutsi traqués depuis deux mois par les milices et protégés par les militaires français. Le 4, publication d’extraits du journal du père Maindron tenu depuis le 7 avril. Le prêtre témoigne de « l’acharnement diabolique » des milices hutu contre les Tutsi, mais il refuse de croire à une organisation systématique des massacres. Le 5, jour de la chute de Kigali, Patrick de Saint-Exupéry complète son récit du 29 juin sur « La solution finale du préfet de Kibuye ». Il ne laisse aucun doute sur la planification de l’élimination de milliers de Tutsi du 7 au 17 avril. Le même jour, François Luizet rapporte les propos agressifs du colonel Thibaut contre le FPR et il les commente ainsi : « On ne manquera pas, ici et là, de faire observer que la France se range aux côtés du gouvernement de ceux qui, pendant trois mois, ont transformé leur pays en un immense abattoir humain. » Dès le 6 juillet, le journal est préoccupé par le risque d’affrontement entre les soldats français et le FPR : le général Germanos veut atténuer l’effet produit par les déclarations provocatrices du colonel Thibaut. Le 8, on rapporte la déclaration faite par Jacques Chirac à Casablanca : « La France tente de venir en aide aux victimes de ces génocides [sic], avec l’accord de l’ONU et de l’OUA. » On commence à parler de l’exode des Hutu qui accusent la France, la Belgique et l’ONU d’avoir imposé un embargo sur les armes aux FAR (Anne Chaon, AFP). Le virage médiatique est pris le 9 juillet : après les massacres, la famine. À la tribune de l’ONU, Édouard Balladur demande au Conseil de sécurité de prendre vite le relais, mais il donne une leçon : il faut éviter que la famine et la maladie succèdent aux massacres. Le 12, Patrick de Saint-Exupéry révèle que, « dans l’immense flot des réfugiés placés sous protection française », à l’abri du « parapluie français », se cachent les responsables du génocide qui « usent de l’alibi humanitaire ». Le 14, alors que le CICR demande une prise en charge d’urgence des centaines de milliers de réfugiés, le Quai d’Orsay dément avoir accordé des visas à des parents ou à des proches du président Habyarimana. Du 15 au 18, on parle d’une future catastrophe humanitaire, de l’avance des « rebelles », du rappel du colonel Thibaut et du refus du département d’État de qualifier les événements, alors que la porte-parole du président Clinton parle de « massacres génocidaires ». Du 19 au 21 juillet, Le Figaro termine ses reportages sur les massacres par un feu d’artifice : les trois articles de Jean d’Ormesson : « J’ai vu le malheur en marche » ; « La drôle d’odeur de l’église de Kibuye » ; « Partir c’est mourir beaucoup ». La « vedette » du journal ne dissimule aucun fait. Il avance les chiffres de 1 million de morts « dont la plupart sont Tutsis » et de 4 500 000 réfugiés. Mais il continue à maintenir le discours ethnique : la haine mutuelle des Tutsi et des Hutu est la cause de ce génocide par un engrenage de la violence et il tire une leçon de cette tragédie : ni bons, ni méchants, tous coupables et tous innocents. On a là, sous la plume brillante de l’académicien, une parfaite illustration de la dissociation entre une reconnaissance des faits et une interprétation erronée des causes. Le fléau du choléra est annoncé le 22 juillet. Dès lors, on ne parle plus du génocide, mais du mouroir de Goma, de la visite de Philippe Douste-Blazy. Curieusement, les 23-24, Renaud Girard s’essaie à une interprétation historique : une analyse sommaire et simpliste, amalgame de poncifs. Alors que la rédaction du journal aurait pu interroger ou faire écrire les spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs, en particulier les historiens et les sociologues qu’elle avait sous la main à Paris, elle a continué à répéter les mêmes sottises sur l’ethnisme et les haines tribales, à accréditer le discours unique de l’Élysée et du gouvernement, à parler jusqu’en août des « rebelles tutsis », sans doute plus par paresse intellectuelle que par volonté de tromper le lecteur. Du 25 au 28 juillet, le choléra tient la vedette. Lucette Michaux-Chevry, ministre déléguée à l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme, révèle : « J’ai été l’une des premières à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, à Genève, à dénoncer au nom de la France l’ampleur du génocide. » Pour préserver le discours du double génocide, elle parle ensuite « du génocide voulu par les uns et [des] exactions perpétrées par les autres ». Puis le FPR a annoncé la fin de la guerre et la constitution d’un nouveau gouvernement. Les Américains arrivent à Kigali, tandis que les Français amorcent leur retrait. À Goma, Balladur rend hommage aux soldats de Turquoise. Alors que, depuis quarante jours, le lecteur n’a plus aucun doute sur la perpétration d’un génocide des Tutsi, Le Figaro, de façon récurrente, insiste sur les représailles du FPR, comme s’il tenait à préserver la thèse gouvernementale et élyséenne du « double génocide. » En conclusion, il faut rendre hommage aux correspondants du journal, et en particulier à Patrick de Saint-Exupéry, pour la qualité et l’honnêteté de leurs reportages. Seul Patrick de Saint-Exupéry analyse le contenu politique de ce génocide, sans toutefois conduire d’analyse historique. Mais, dans l’ensemble, la rédaction du Figaro, ainsi que les ministres qui se sont exprimés dans ses colonnes, ont tenu à protéger le gouvernement Balladur, à établir un distinguo avec l’Élysée de Mitterrand et sa politique de 1990 à 1993. Enfin, ils ont jusqu’au bout manifesté une hostilité envers le FPR, sans dire jamais que le seul moyen d’arrêter le génocide était de permettre à ses soldats de libérer le Rwanda d’un pouvoir de fait construit autour d’un projet génocidaire. 2. Le MondeLe Rwanda a été couvert par des envoyés spéciaux, le pigiste Jean Hélène basé à Nairobi puis, au Rwanda, Corine Lesnes à partir du 28 avril. Le spécialiste de l’Afrique, Frédéric Fritscher, intervient tard le 20 juin. Il y a aussi les articles des permanents du Monde : Jacques Isnard, Marie-Pierre Subtil, Sylvie Kauffman (correspondante à Washington), Asfané Bassir Pour (correspondante à l’ONU New York), Jean de la Guérivière (correspondant à Bruxelles). Les éditoriaux ne sont pas signés, sauf certains par Jean-Marie Colombani, directeur du Monde. Les africanistes Jean-Pierre Chrétien, Claudine Vidal, Jean-François Bayart sont quasi absents. Jacques de Barrin est le spécialiste Afrique. AvrilLe 8 avril, la Une du Monde non signée, titrée « Rwanda, Burundi : la poudrière », offre une grille de lecture ethnique exclusive en escamotant le politique (confusion entre majorité ethnique et majorité démocratique). Elle présente la tragédie comme une suite logique : « Le Rwanda et le Burundi dont l’histoire post-coloniale est ponctuée de massacres interethniques risquent de vivre à nouveau une terrible tragédie. » Dans la rubrique « Les clés », le Rwanda est décrit comme un « pays déchiré » qui « a toujours été dirigé par les guerres tribales » et les « affrontements interethniques. » On ne sait pas si l’avion est tombé du fait d’un accident ou d’un attentat. De Nairobi, Jean Hélène parle « de violents combats », ses sources sont « des personnalités proches du pouvoir Hutu ». Il accuse le FPR d’être à l’origine de l’attentat et oppose sans détailler l’affirmation d’un responsable du FPR : « c’est un non-sens absolu ». Il explique la stratégie du FPR de « s’imposer par les armes, car de toute façon les accords d’Arusha leur étaient favorables à court terme mais pas à long terme ». Sur la foi « d’observateurs » non identifiés, Jean Hélène offre comme une donnée incontournable la non-représentativité du FPR dans la population, « puisque celle-ci compte moins de 15 % de Tutsis ». L’encart « Juvénal Habyarimana, l’homme viril » mentionne le régime autocratique et « le rapport d’une commission d’enquête en février 93 qui met en cause le maître de Kigali dans les massacres des populations Tutsis ». Ce 8 avril, il n’y a pas pour Le Monde de massacres à Kigali. On ne sait rien des protagonistes des « combats », en l’occurrence le quartier général du FPR bombardé par la Garde présidentielle. La question pourtant soulevée dans l’encart – un régime totalitaire à l’origine de massacres ciblés – ne trouve pas sa réponse dans l’article de Jean Hélène. Ce sera une constante dans Le Monde qui va juxtaposer des données contradictoires dans ses différents articles et priver le lecteur de la compréhension des événements en le laissant libre de « choisir » à sa guise les éléments constitutifs du génocide qui seront présentés en pointillés. Le 9 avril, appel en Une : « Massacres et affrontements au Rwanda ». « Les violents combats se poursuivent dans la ville ». AFP/Reuters attribue l’assassinat du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana et des Casques bleus à la Garde présidentielle « qui semble vouloir venger la mort du président Habyarimana en s’attaquant aux Hutus du Sud et aux Tutsis ». Cette précision est suivie par « La Garde présidentielle semble vouloir venger aveuglément la mort du président. » Vu la phrase précédente, « aveuglément » est de trop. Suivent les détails des cibles politiques : MDR, PL, FPR. L’opposition est visée, pas les Tutsi. Le meurtre d’Agathe et des Hutu modérés à leur domicile est la signature extrémiste d’un coup d’État, mais cette analyse, ce vocable ne seront pas présents dans les colonnes du Monde. Le lecteur du 9 a du mal à se retrouver vu la lecture ethnique du jour précédent. Ce 9 avril, « des tirs de mortiers » évacuent les mises à mort ciblées des Tutsi. Les 10 et 11 avril, la Une, titrée « Des soldats français au Rwanda », insiste sur la « situation confuse », « les deux jours de chaos ». Elle explique que « la situation risque de s’aggraver, les rebelles tutsis menaçant d’intervenir ». Le FPR devient – comme dans La Croix – accusé du déclenchement des massacres « à venir » des Tutsi alors que leur extermination fait rage à Kigali. Ce maquillage de la réalité est repris par Jean Hélène : « La radio du FPR a lancé une déclaration de guerre en réaction à la nomination du gouvernement intérimaire. Selon un diplomate occidental, une intervention du FPR ferait basculer à nouveau le pays dans la guerre civile. » Il est mentionné sans préciser la « formation d’un gouvernement intérimaire formé des ministres opposés à un partage du pouvoir avec les Tutsis ». Le choix des mots prive le lecteur de comprendre que ce sont des Hutu « extrémistes ». L’article légitime par ce biais le Gouvernement intérimaire. Qui cette légitimité arrange-t-elle ? Page 3, sous le titre « La violence qui sévit dans la capitale rwandaise », il est affirmé sans plus de précisions que, « d’après plusieurs témoignages, la plupart des victimes sont tutsies ». Les massacres à Kigali seraient alors le fait d’une Garde présidentielle tout à fait démarquée de l’armée gouvernementale qui appelle à lutter contre « les malfaiteurs ». Le 12, Jean Hélène de Kigali, « Le Rwanda à feu et à sang », décrit les massacres dans le quartier de Gikondo perpétrés par des miliciens : « Ils étaient une centaine de Tutsis en majorité à s’être réfugiés à la mission du quartier de Gikondo. » Il n’est pas possible de comprendre que les Tutsi ont été parqués dans cette église après le bouclage du quartier par la Garde présidentielle qui, maison après maison, les a débusqués. Jean Hélène décrit des barrages avec les miliciens qui contrôlent, où il faut montrer son passeport, prouver que l’on est pas belge. Et la chute tombe, imprévisible : « On craint que les derniers Tutsis de la capitale soient massacrés avant que les troupes du FPR ne l’aient atteinte. » Curieusement le FPR est maintenant présenté comme un possible libérateur. Il reste impossible de comprendre la préméditation et la planification des massacres de Tutsi, l’encadrement des miliciens par l’armée. L’extermination des Tutsi est noyée dans une pseudo-analyse politicienne des conflits entre le FPR et le Gouvernement intérimaire. Les contrôles d’identité sur les barrages traquent… les Belges. Encart sur le retour des Français. « On a perdu déjà tellement de copains », « L’horreur, l’inimaginable », « les pulsions totalement irrationnelles, rien n’est contrôlé ». Un ancien coopérant dit que, selon lui, « la population tutsi n’est pas la seule menacée parmi les victimes mais tous ceux qui ont de près ou de loin manifesté une sympathie pour le FPR. Et simplement des commerçants [...] qui ont des employés tutsi. ». Le 13 avril, Jean Hélène précise que « les habitants de Kigali se terrent chez eux », que « la stratégie du FPR est d’infiltrer ses hommes par petits groupes dans différents quartiers », que la population de Kigali est totalement hostile au FPR. D’ailleurs, « 8 éléments FPR ont été tués sur la route de Byumba par la population. » Le FPR est l’ennemi du peuple, venu de l’étranger. Les citations ne sont pas sourcées. Jean Hélène reprend sans le savoir la propagande du Hutu Power. Les morts de Tutsi sont toujours anecdotiques, situées en fin d’articles, ce n’est jamais le sujet principal. Les adolescents exécutés à l’hôpital, par qui le sont-ils ? Rescapés d’un massacre ? Tutsi ? Rien sur les évacuations à l’ambassade de France, juste un laconique « L’ambassade de France a été fermée. » Le 14 avril, Le Monde se concentre sur la guerre entre les forces gouvernementales et les rebelles qui se disputent le contrôle de la capitale par de « violents combats à l’arme lourde ». Et les Hutu redoutent la vengeance des FPR infiltrés en ville. Toujours la mise dos à dos des Tutsi, qui craignent la Garde présidentielle « essentiellement composée de Hutus » (alors que c’est 100 % et qu’ils n’avaient pas le droit de se marier avec une Tutsi), et des Hutu qui craignent la vengeance des Tutsi du FPR. Impossible de comprendre que les FPR « infiltrés en ville » veulent sauver leur proches des tueries initiées par l’armée rwandaise. Extrême discrétion sur l’ambassade de France : « Les soldats français avaient abandonné l’ambassade de France escortant dans deux camions soigneusement bâchés la cinquantaine de Rwandais toutes ethnies confondues qui y avaient trouvé refuge. » Exit les amis d’Habyarimana, rien sur l’abandon par les Français de leurs employés tutsi, bien qu’il soit précisé plus loin dans le même article que les « Belges embarquent les Rwandais terrés au Centre culturel français depuis 6 jours et abandonnés par les Français ». Le 15 avril, Jean Hélène : « Les combats continuent au Rwanda ». « Il s’agit maintenant pour les miliciens de traquer “l’ennemi” : les combattants tutsis du FPR. » « Le moindre civil un tant soit peu suspect, c’est-à-dire accusé d’être Tutsi, est immédiatement massacré. » Finalement les massacres des Tutsi résultent de la menace du FPR. C’est la victimisation des bourreaux. Les tueries des civils apparaissent comme des actes de guerre. Plus loin sont décrits – mis en opposition pour le lecteur en fait – les meurtres d’une famille de paysans par le FPR. Toujours les deux plateaux de la balance : les victimes tutsi des « combats », et les victimes du FPR, dont on s’acharne à pointer les exactions. Suit un passage qui fait froid dans le dos : « Derrière le mur d’une résidence voisine de l’ambassade de France, deux jeunes gens terrorisés. S’agit-t-il de partisans du FPR ou de personnes menacées comme il y en a tant dans Kigali, terrées ici ou là depuis des jours et des nuits ? » Y a t-il « une bonne » et « une mauvaise victime » ? La victime admise, « qui va de soi », le partisan du FPR, et les autres qualifiées de « menacées » ne sachant par qui, pourquoi ? Jean Hélène les abandonne, précisant que « l’étranger qui les aura pris en charge sera accusé de collaborer avec l’ennemi et c’est un crime qui aujourd’hui ne pardonne pas. Nous quittons les lieux mal à l’aise… » Nous aussi. Un article signé FN transfère la spécificité du drame en cours vers le Sida : « un adulte sur trois est infecté par le virus du Sida ». On est rattrapé par les fléaux de l’Afrique. Autre déplacement qui rajoute à la confusion, celui de Jacques de Barrin, spécialiste de l’Afrique : « Gorazde en Bosnie, Kigali au Rwanda prises dans une tourmente infernale qui se nourrit de haine viscérale, de peur irraisonnée, d’ambition effrénée. Au point de transformer sur-le-champ sans état d’âme un paisible citoyen en un redoutable justicier et même un bon chrétien en tueur fou. » En page « Débat », sous le titre « Le devoir d’agir », Bernard Taillefer, directeur de la Banque populaire au Rwanda, écrit qu’« à Kigali on raconte que l’armée française penche du côté du pouvoir en place tandis que l’armée belge aurait des sympathies pour le FPR. » Il est le premier à détailler le processus d’enfermement de la population dans une ethnicisation menée par les extrémistes. Il parle de programmation, de haine entretenue, de liste, de véritable génocide et de la France. Le 16 avril, Jean Hélène : « Les rebelles tutsis gagnent du terrain à Kigali ». Il décrit l’exécution de blessés dans une ambulance par des miliciens puis pointe les exactions du FPR. Le FPR et les miliciens sont renvoyés dos à dos et – fait remarquable – sans aucune information sur le nombre de victimes d’un côté ou de l’autre. Le 17, grâce à un journaliste espagnol cité par AFP/Reuters, on apprend que les massacres continuent à huis clos avec « 110 Tutsis exterminés à Gikoro ». Le 19, le Rwanda ne fait plus la Une. Des brèves de l’AFP. « Les rebelles FPR harcèlent les forces gouvernementales. » « La Minuar demande un cessez-le-feu. [...] Le FPR demande la démission du gouvernement intérimaire. » Reprise des massacres le 20 avec « Des dizaines voire des centaines de milliers de morts », des « blessures effroyables ». Les agresseurs, les victimes, les modalités des crimes ne sont pas identifiés. Le 21, une brève de l’AFP reprend un discours ethniste (« Rebelles du FPR minorité tutsie contre l’armée dominée par la majorité hutue »), compare avec le Burundi, c’est-à-dire nie la spécificité rwandaise. Il s’agit de simples guerre tribales dans deux pays voisins. Les 22, 23, 24 avril, la correspondante de l’AFP à Washington s’intéresse à l’ONU qui redoute « une escalade du conflit » (!) et par là même relativise, minimise le génocide en cours toujours non identifié comme tel. Un article de Patrick Jarreau : « Pour M. Mitterrand, le génocide s’inscrit dans une logique de guerre. » Est-on au cœur du problème de l’analyse du génocide des Tutsi par Le Monde ? Le 26, l’AFP en Une avec l’appel : « Des éléments hutus de la garde présidentielle ont massacré 170 Tutsis et le personnel de l’hôpital de Butare ». Page 26 : Butare n’avait pas été affectée par la vague de « violence aveugle ». On omet de préciser que le préfet de Butare était le seul préfet tutsi du Rwanda. MSF décrit que près des barrages hutu des cadavres s’amoncellent et précise que le personnel tutsi de l’organisation a été assassiné. Le 27, courrier de Jean-Fabrice Pietri administrateur de l’AICF (Action internationale contre la faim) où il se piège lui-même. En effet, le début est « conventionnel » : « Tutsis, Hutus qui massacre qui ? Aujourd’hui, ce sont les Tutsis qui sont systématiquement éliminés, demain peut-être à nouveau les Hutus. » Il reprend, sans le savoir, la révision de l’histoire du Rwanda qui a infiltré la presse au début. En revanche, à la fin de sa lettre, il est le premier « au Monde » à décrire le génocide. « La chasse à l’homme s’organise à l’échelle des Tutsis. » Il détaille les armes, machettes, pieux, etc. « Tout est bon pour les meutes de Hutus qui traquent les Tutsis. Les Hutus sont autour, il n’y a pas d’issue pour les Tutsis, les Hutus frappent tant qu’ils peuvent, le tout dans une atmosphère d’hystérie collective. Devant les hommes à terre sans défense gémissant dans leur sang, il n’y pas chez les massacreurs une ombre de pitié. Tout sentiment de raison s’efface avec la rage, etc. [...] On tue les Tutsis, hommes, femmes, enfants, on brûle leur maison. Faut-il attendre de pouvoir parler de génocide avant que ne s’émeuve l’opinion internationale ? » Ainsi, la première description qui permet au lecteur du Monde de comprendre la réalité génocidaire ne vient pas d’un journaliste du Monde. Le 28 avril, Corine Lesnes : « Kigali s’est vidée de sa population ». « La Croix Rouge sort de sa réserve. Le CICR chiffre à plus de 100 000 morts le nombre de victimes des massacres. » Première citation du mot Interahamwe (« Tous unis »). Le 29, Jean Hélène de Nairobi reprend le discours ethnique et présente le FPR comme une force d’occupation étrangère : « Nouveaux affrontements au Rwanda », « depuis des siècles de profonds antagonismes opposent les deux ethnies au Rwanda comme au Burundi. » À Kigali, il n’y a plus de soutien pour le FPR donc le FPR arrivera « en occupant » et non en « libérateur ». Et toujours les « Violences tribales ». Première apparition de la RTLM, elle appelle au respect de la Croix-Rouge. Personne ne peut comprendre qu’elle diffuse en permanence des discours d’extermination des Tutsi et qu’elle est gérée par le Hutu Power et Mme Habyarimana. Augustin Bizimungu, chef d’État major de l’armée rwandaise, qui sera beaucoup interviewé dans Le Monde, parle « d’éléments incontrôlés par l’armée gouvernementale responsables des tueries ». Cette explication, sans contre-analyse du Monde, empêche le lecteur de comprendre la planification gouvernementale, donc le génocide. Le Monde publie une lettre de deux volontaires d’ONG de 1987 à 1990, à prétention analytique, mais nullissime de confusion : ils mélangent tout, le social, la faim, le politique, les victimes, les coupables, les extrémistes et appellent à une aide en nourriture pour les camps de réfugiés. Jean Hélène, page 5, dans « La malédiction d’une théorie coloniale », reprend des propos de Jean-Pierre Chrétien. On dirait que cet article ne l’aide pas à comprendre les faits au Rwanda. Il n’est d’ailleurs pas fait mention de nazisme tropical, de dictature, de régime totalitaire, des escadrons de la mort, d’extermination programmée, des rapports de la FIDH et de HRW. La France a empêché le FPR d’envahir le nord du Rwanda. Le FPR est « étranger » par opposition à : exilés de retour chez eux. Ces emprunts à Jean-Pierre Chrétien n’éclairent pas la situation actuelle. Le 30 avril, tout petit article non signé sur un communiqué du FPR : « Le rôle de la France dénoncé par les rebelles. La France a entraîné la garde et les milices. Ces hommes ont bien appris de leur instructeur français. » Informations majeures non développées. Mai Le 2 mai, en Une, Asfané Bassir Pour, dans « Boutros-Ghali propose à l’Onu une action militaire au Rwanda », évoque une « catastrophe humanitaire ». Querelle sur le mot génocide, refusé par l’ONU pour lequel ce sont des civils rwandais alors que « Human Rights Watch dénonce la RTLM qui a fixé au 5 mai la date ultime du nettoyage des Tutsis ». Première menace d’embargo sur les armes. On n’explique pas les implications du mot génocide pour l’ONU. Le 3 mai, Jean Hélène de Nairobi montre un FPR revanchard, étranger, diabolique, en commentant l’arrivée des réfugiés en Tanzanie devant l’avancée du FPR. « Cet exode massif fait mauvais effet pour le mouvement rebelle créé par des réfugiés tutsis chassés du Rwanda par les massacres de 59 et 73 et qui affirme que cette guerre civile n’est pas un conflit ethnique. » « Le gros des réfugiés [...] semblent craindre d’éventuelles représailles du FPR perçu comme un mouvement tutsi assoiffé de revanche. » Certains Sudistes seraient prêts à « s’allier avec le diable ». « L’unité Hutu contre une menace extérieure semble avoir prévalu, ce qui explique les déboires du FPR. » Un petit article, le 5, cite le FPR : « la communauté internationale ne peut pas arrêter les massacres, seuls les Rwandais peuvent le faire. » Le représentant du FPR a « qualifié de honteuse la décision française d’accueillir sur son territoire la famille du président défunt ». Dans un autre article non signé, Roussin annonce un crédit de 3 millions de francs pour le Rwanda en relation avec Boutros Ghali. Le 7 et le 8, les massacres des civils sont en arrière-plan : « Les combats se sont intensifiés à Kigali » et le CICR affiche sa neutralité. Dans sa rubrique « Chronologie » du 11, Le Monde reprend des contre-vérités et approximations du mois précédent « L’attentat contre Habyarimana est responsable de la riposte de la garde présidentielle majoritairement composée […] de Hutus […]. Le FPR dominé par la minorité tutsi et l’armée dominée par la majorité hutu se battent pour le contrôle de la capitale de l’ancienne colonie belge et massacrent des milliers de personnes. [...] L’ONU adopte une résolution condamnant le massacre des civils. » Le 12, Jean Hélène à Kigali insiste sur la peur que suscite le FPR : « La peur des rescapés des massacres ». Il relate « les exécutions par le FPR d’hommes après vérification de leur carte d’identité qui précise leur “appartenance ethnique” », alors qu’il s’est agi vraisemblablement d’hommes exécutés sur leur nom et non leur ethnie. Isabelle Vichniac, de Genève (Droits de l’Homme, ONU) : « le Rwanda est toujours plongé dans l’horreur ». La dénomination « victimes » est remplacée par « réfugiés ». Le 13 mai, pour la première fois, Jean Hélène à Byumba donne au FPR figure humaine, mais le 14 Augustin Bizimungu est de nouveau interrogé : il rejette sur les milices hutu les massacres des Tutsi. Il accuse le FPR de les avoir attaqués le lendemain de l’assassinat du président alors que les massacres commençaient. Occupée à se battre contre le FPR, explique-t-il, l’armée rwandaise ne pouvait donc empêcher les milices… Le 17, Jean Hélène (Kigali) souligne que le chef des milices rwandaises réfute les accusations de génocide. Sa défense est d’accuser le FPR d’avoir infiltré la population. Pas de critiques, pas de mise en contradiction de ces propos qui ne résistent pas à l’analyse chronologique des faits. Le 18, Asfané Bassir Pour, de New York, expose le refus américain à l’ONU de déployer 500 Casques bleus et reste dans « les combats où 200 000 personnes ont perdu la vie ». Le 19, dans une brève de l’AFP, la présidente du HCR (Haut commissariat aux réfugiés) accuse le FPR d’atrocités et d’attaquer les réfugiés tentant de rejoindre la Tanzanie. C’est sa première prise de parole dans Le Monde. Dans la Rubrique « Travers », Pierre Georges signe un article « Faute de victimes » où il manie de bonnes intentions dans une confusion totale, et utilise le mot « génocide » pour mieux le vider de son sens. Dans un courrier du 20, Pierre Lainé dénonce l’utilisation de l’ethnisme, la France pour son soutien au régime rwandais, l’échec pitoyable de la politique mitterrandienne. Bernard Kouchner raconte son périple au Rwanda : « Au village de Kiapagapaga, nous marchions sur des cadavres d’enfants décapités » (sic). Il parle de catastrophe humanitaire, ne prononce pas le mot génocide, défend la France par une pirouette stylistique : « Il ne faut pas exagérer, au Rwanda, la France n’a pas soutenu que ceux qui sont devenus des assassins. » Le 21 mai, une dépêche AFP, « Les combats se sont intensifiés à Kigali », accuse le FPR de bombardements d’hôpital et d’avoir tiré sur un convoi du CICR. Le 22, la FIDH demande une cour pénale internationale pour le Rwanda pour juger les auteurs des violations massives des droits de l’Homme. Douste-Blazy visite les camps de réfugiés au Burundi. Le 24, AFP/Reuters décrit la poursuite de la guerre et la prise de l’aéroport de Kigali par le FPR. Encore une interview d’Augustin Bizimungu (la troisième) : le gouvernement intérimaire continue la guerre. Les cadavres ne sont pas identifiés. Le 25, AFP/Reuters souligne le désespoir de Kofi Annan sur l’inaction des pays membres de l’ONU. Amnesty International accuse « le gouvernement rwandais d’avoir préparé un climat propice à ce qui s’apparente à un génocide » – on appréciera l’expression « qui s’apparente à un génocide » –, et accuse aussi le FPR d’exactions, mais de moindre échelle. Le 26 mai, en Une : « Rwanda. Nouvel exode à Kigali : les Hutus fuient Kigali de peur des représailles des Tutsis du FPR. » Rien sur la fabrication de cette peur distillée par la RTLM, la diabolisation du FPR présenté comme des monstres. Le point de vue de Carole Dubrulle et Yves Kameli de l’AICF est intéressant dans leur courrier : « L’ONU en panne d’imagination ». Ils critiquent l’ONU, parlent de génocide des Tutsi et Hutu modérés, se réjouissent de « la lenteur de l’intervention des Casques bleus car d’ici là », précisent-ils, « la guerre sera terminée au Rwanda ». Le 27, Isabelle Vichniac rapporte que « la commission des droits de l’homme de l’ONU a désigné un rapporteur spécial » : le texte final qualifie les massacres de génocide – sévérité sans précédent dans une enceinte internationale depuis le procès de Nuremberg. Cette nouvelle importante ne fait pas la Une. Boutros Boutros-Ghali parle de scandale et d’échec face à ce génocide. Un représentant du FPR fait état de ses soupçons à l’égard de la France : « Moins la France est impliquée dans le règlement de ce conflit, mieux c’est. » Corine Lesnes, le 28 mai à Gitarama, « Scènes d’exode au Rwanda », décrit l’exode vers Gitarama de « bon nombre de ceux qui faisaient jusqu’ici régner la terreur. » Elle souligne que « la France a bonne presse. » En page 5 : « Les regards sont muets, consternés. Les auteurs des tueries sont étonnés eux-mêmes de ce qu’ils ont fait, dit un universitaire de Butare. On ne va pas mourir comme des chèvres. Il faudra tuer 5 millions de personnes pour que le FPR règne. » Critique de Jean Kabanda, Premier ministre intérimaire, sur le FPR : « En fait, on est en train de se battre contre l’Ouganda. Leur objectif est de créer ce qu’ils ont appelé l’empire tutsi. » La peur des infiltrés est toujours présente et s’abat sur tout suspect. Courrier d’Henri Fay, qui émet l’hypothèse de l’assassinat comme déclencheur des tueries : les deux volets d’un même complot ? « Ce qui m’impressionne, en revanche, c’est la brièveté du délai qui a séparé la chute de l’avion et le déclenchement des massacres (ce point a frappé tous les observateurs). » Un point qui sera occulté par Le Monde. Le 30 mai, page 5, Corine Lesnes (de Kabgayi) fait entrer « Tutsi » dans un titre : « Rwanda : des Tutsis en sursis ». C’est une première dans le quotidien. Elle décrit exactement l’attente angoissée de 20 000 Tutsi échappés de Kigali et réfugiés en zone encore contrôlée par l’APR et les virées des tueurs chaque nuit dans ces camps pour finir le travail. La Croix-Rouge, à 50 mètres, entend les déflagrations et les cris la nuit, mais elle est impuissante et va ramasser le matin les victimes de la nuit. « Et le long des barbelés, les réfugiés qui n’osaient pas parler lançaient aux étrangers des regards suppliants qu’il était difficile d’affronter. » Page 6, AFP/Reuters : « Une partie du gouvernement intérimaire a fui Gitarama. » « Le FPR s’approche de Kigali », « quelque 400 000 Hutus se sont lancés démunis de tout dans un exode sans but depuis les dernières victoires du FPR, a indiqué le CICR. » JuinLe 1er juin, l’AFP titre en page 6 : « Accord sur l’évacuation des civils » ; entre « 200 000 et 500 000 morts. » En fin d’article : l’ONU enquête sur des informations « selon lesquelles 500 personnes auraient été massacrées dans le camp de réfugiés de Kabgayi où 20 000 Tutsis ont trouvé refuge ». Le 2, l’appel en Une titre « Le Rwanda compte ses morts » et annonce la mort d’un Casque bleu sénégalais. « Multiples massacres de Tutsis perpétrés par les milices hutus. » C’est dit en première page, mais pas dans le titre. Page 7, suite. « Le tir meurtrier est attribué par la Minuar au FPR qui contrôle maintenant plus de la moitié du Rwanda. » En phrase précédente, on précise qu’il a été abattu près d’un barrage tenu par les forces gouvernementales. Le 2 juin est une date importante car elle amorce un virage du Monde vers la reconnaissance du génocide des Tutsi. Jean Hélène, à Nyarubuye, découvre le génocide, c’est-à-dire la planification des massacres et la réquisition des tueurs hutu par les bourgmestres. Mais ses phrases interrogatives sèment le doute, du genre « d’autres hommes apparaissent sur le chemin : paysans ou miliciens on ne le saura jamais », oubliant qu’on peut être les deux. Et que paysan ne signifie pas forcément innocent, d’autant qu’il est question au Rwanda d’un “désherbage”. » Autre interrogation déplacée : « Faut-il plutôt oublier, pardonner ? Même les prêtres hésitent. » Nous aussi. Il parle du chef de la milice qui « aurait disparu en Tanzanie ». Ceci apporte un éclairage nouveau sur les réfugiés en Tanzanie. Le journaliste se pose des questions : « Comment expliquer ces massacres et les dizaines d’autres qui ont eu lieu ? » Puis : « Depuis la mort d’Habyarimana, la Radio des mille collines n’a cessé d’appeler au meurtre par des messages sibyllins, mais compris par tous, désignant nommément le FPR, donc les Tutsis, comme responsable de la mort du chef de l’État dont l’avion a été abattu. La mise en condition des milices de l’ancien parti unique a fait le reste. » Ce 2 juin est la première allusion au rôle de la RTLM – l’arme sophistiquée du génocide – malheureusement pas très détaillée. Manque un article de fond sur cette radio qui aurait pu rebondir sur Agathe Habyarimana et sur son accueil par Mme Mitterrand. Les 3 et 4, la faim remplace la guerre et l’extermination des Tutsi. L’AFP titre : « La Croix Rouge décide de tripler son aide d’urgence [...] pour venir en aide immédiatement aux Rwandais déplacés dans leur pays et aux réfugiés dans les pays voisins. » « Plus d’un million de personnes menacées par la famine. » Page 2, au courrier du Monde, la lettre d’un avocat, Yves Laurain, précise que « 500 000 personnes, Hutus et Tutsis, auraient été tuées ». Le 5 juin, en Une, l’édito non signé est titré « Le Rwanda exsangue ». Il s’écarte des reportages des envoyés spéciaux. Il renoue avec la « folie meurtrière au Rwanda ». L’édito met un bémol sur le génocide des Tutsi en précisant que « l’organisation immédiate voire la planification et l’ampleur des tueries dont ont été victimes en premier les modérés hutus puis les Tutsis peuvent laisser penser que les extrémistes hutus peuvent être derrière l’attentat. » « L’OUA, [...] l’ancienne puissance coloniale et la France – qui a longtemps soutenu le régime Habyarimana – doivent maintenant conjuguer leurs efforts pour amener les belligérants à la raison et faire cesser les massacres. » L’édito ne s’appesantit pas sur le degré de crédibilité de la France du fait de son soutien au régime Habyarimana. En page 3, Jean Hélène (de Kigali), sous le titre « Rwanda : le fatalisme des rescapés de Kigali », affuble toujours le FPR « de mouvement rebelle de la minorité tutsie » et explique que « La vengeance spontanée des Hutus s’est doublée d’un mouvement massif d’élimination des Tutsis et des opposants hutus organisés dans chaque commune. » Cette phrase est incompréhensible sa chute contredisant son début. L’abbé Wenceslas est toujours présenté comme un héros. « Ce n’est pas parce qu’il y a une crise politique que les gens ne s’aiment pas. » La citation de cet abbé, « Il y a même des militaires et même des miliciens qui ont amené des familles tutsis dans mon église », ne paraît pas poser problème. Le 7 juin, en Une, Marie-Pierre Subtil change radicalement le ton du Monde. Le titre : « La France s’efface au Rwanda. Accusée d’avoir trop favorisé le pouvoir hutu, Paris n’a plus d’influence qu’à travers l’aide humanitaire. » La journaliste répond à la question naturelle soulevée par l’édito de la veille. « Il aura fallu des centaines de milliers de morts pour que dans l’opinion publique française on s’émeuve du rôle de la France au Rwanda et de la présence de militaires français aux côtés de l’armée gouvernementale. » Ce ne sont pas les articles du Monde durant le printemps 1994 qui ont pu alerter l’opinion publique française sur le rôle de la France. Marie-Pierre Subtil poursuit : « Lorsque des organisations internationales [...] dénoncèrent [la présence française] (dans le Monde du 5 et du 27 février 93) en indiquant qu’elle ne se limitait pas à la protection des ressortissants français, ce ne fut qu’un prêche dans le désert. Jamais cette présence a priori insolite ne fit l’objet du moindre débat politique, jamais les intellectuels n’en firent leur cheval de bataille. Aujourd’hui des voix s’élèvent pour imputer à la France la responsabilité des massacres. Le procès est tardif et excessif [...]. Reste que la France est en fâcheuse posture. » Le procès n’est ni fait ni excessif ; ceci mis à part, l’article de la journaliste est un réquisitoire contre la France et l’Élysée, qui surenchérissent à propos de leurs influences bénéfiques sur les accords de paix d’Arusha (1993). Selon l’Élysée, à propos des massacres : « Pendant 4 ans la France, elle, a au contraire essayé d’éviter ça. » On apprend que « la France a opposé une fin de non recevoir à une demande de la Tanzanie qui souhaite qu’elle arme les militaires en déroute. » « Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle se targue de faire le maximum en matière humanitaire en accordant des financements sans précédent aux ONG. » « Comme si le gouvernement faute de moyens politiques passait le relais à ces organisations. » Le 8 juin, en page 5, Jean Hélène (de Tambwe) écrit sous le titre : « Rwanda. Sur la route du génocide ». Le FPR reprend figure humaine politiquement correcte, on ne parle plus du Burundi. « Nyamata symbolise aujourd’hui le génocide des Tutsis rwandais. » Suit une description apaisée du FPR avec l’interview du capitaine Diogène Mudenge : « Nous voulons rassembler les rescapés de l’opposition et mettre en place un gouvernement à base élargie. » Le 9 juin, un tout petit article non signé reprend une citation de Mitterrand : « La France a donné son aide au Rwanda avec le gouvernement considéré comme légitime à l’époque ; une rébellion s’est organisée contre ce gouvernement. Elle avait ses arguments et elle remporte certaines victoires ; il semble aujourd’hui que le gouvernement dont le président est mort assassiné est pratiquement défait. C’est nous Français qui avons abouti à un accord aujourd’hui périmé, mais pour lequel nous avons reçu les remerciements du FPR. » On ne retrouve pas en miroir les critiques du FPR contre l’État français, ni même celles de Marie-Pierre Subtil. En page 6, Asfané Bassir Pour reste toujours dans la conviction de la nécessité des opérations militaires pour obliger les deux parties à cesser les combats. Le 10, l’AFP, sous le titre « L’archevêque de Kigali assassiné », explique que « les gardes responsables de la tuerie auraient affirmé avant de s’enfuir que certains prêtres et des évêques avaient participé à des massacres contre leur famille. » Cet événement fait l’objet d’une analyse de fond qui – ce n’est pas la coutume – reste incomplète, parasitée d’omissions sur le pouvoir démesuré de l’Église catholique au Rwanda et son rôle actif dans la ségrégation Hutu/Tutsi. L’article, signé HT (Henri Tincq, le spécialiste du religieux), développe la biographie de l’archevêque de Kigali et précise que « non sans difficulté, le Vatican avait obtenu sa démission en 1985 du comité central du parti unique au pouvoir au Rwanda. » « Il était toutefois resté très lié à la famille et à la belle-famille Habyarimana. » Encore une occasion manquée d’interviewer la belle-famille en France. À propos de la mort de Mgr Thaddée Nsengiyumva, le journaliste précise qu’« il était nommé évêque du diocèse de Kabgayi en 1989, région fortement hutue » et que « ce lieu est symbolique dans l’histoire récente du Rwanda. [...] En effet, c’est là qu’avait commencé en 1959 la révolution hutue contre le régime tutsi, alors soutenue par Mgr Perraudin. » « Mgr Thaddée Nsengiyumva avait publié une lettre pastorale le 16 avril dernier généralement interprétée comme un soutien au gouvernement hutu affronté à la rébellion tutsie et réfugié à Gitarama. » Le 11 juin, dans « Des rwandais massacreurs et réfugiés », Corine Lesnes (de Ngara) relève que « parmi des centaines de milliers de Hutus qui ont fui en Tanzanie figurent des meurtriers des Tutsis » et pointe que, « pour qui a rencontré ici ou là des rescapés tutsis, les corps meurtris, cet exode hutu apparaît sans autres stigmates que la fatigue et la malnutrition. » Elle dénonce l’utilisation de l’humanitaire par les tueurs pour se protéger. Elle anticipe l’ambiguïté et la contradiction de l’humanitaire qui va aboutir à son paroxysme dans les camps du Zaïre, contradiction ainsi imagée : « Catherine Pliche, infirmière à Benaco, est mal à l’aise : “Mais je suis dans le médical, j’ai ma déontologie. Je ferme les yeux, je soigne.” » Un responsable humanitaire souligne qu’« il y a probablement une décision politique. Les populations civiles ont été mises à l’abri, nourries par la communauté internationale. C’est bien joué. » Puis Corine Lesnes décrit l’administration dans les camps de réfugiés à l’image de celle des villages au Rwanda, avec des bourgmestres « mis en cause par des rescapés. » Corine Lesnes oppose la pénurie au Rwanda à l’aspect de Benaco, qui « fait office de vitrine dans un décor de safari. L’UE a débloqué 33 millions de dollars. » Le 14 juin, l’AFP titre : « Un nouveau massacre aurait fait 170 victimes à Kigali. » Dès le chapeau, il est précisé : « Deux pères blancs ont indiqué samedi que des miliciens hutu ont enlevé et probablement tué 170 personnes dont de nombreux enfants tutsi pour la plupart à Nyamyrambo. » Ainsi, dès le début, on sait qui sont les victimes et les tueurs. Cela suit la tendance générale observée début juin. En précisant que « des miliciens aidés par des militaires ont tiré sur tous les Tutsis… », Corine Lesnes dénonce l’armée – jusque là cantonnée dans de nombreux articles « aux combats » contre le FPR – comme responsable directe des massacres des Tutsi, donc du génocide. Un communiqué du Quai d’Orsay déclare : « Si les combats et les exactions se poursuivent, la France considère que la communauté internationale devra prendre de nouvelles initiatives afin qu’un cessez-le-feu intervienne. » Avec le mot « exactions » choisi par le Quai d’Orsay, le communiqué laisse penser que les massacres des Tutsi font figure de « dégâts collatéraux ». Un autre article parle de l’OUA qui dénonce un crime contre l’humanité et rapporte « d’intenses consultations entre les ministres et les deux parties rwandaises ». Le gouvernement intérimaire occupe un siège à l’OUA, alors que les représentants du FPR n’ont « été autorisés à donner leur point de vue qu’en coulisse ». Le gouvernement intérimaire continue d’être légitimé, et ceci depuis le début, contre le FPR qui ne l’est toujours pas. Le Monde n’y trouve rien à redire. Le 15 juin, un intellectuel intervient, peut-être en réponse à Marie-Pierre Subtil qui s’est étonnée de leur absence sur ce drame. Tahar Ben Jelloun s’émeut, dans la rubrique Afrique, des « milliers de Rwandais dont les corps flottent ». Il dénonce « la propagande de la RTLM qui appelle les gens de sa tribu à exterminer ceux de l’autre tribu [sic] les Tutsis en commençant pas les enfants » et explique, sur un air à la d’Ormesson, « qu’il n’y a ni bons ni méchants, un peuple pris de démence livré à lui-même les armes à la main, un peuple réduit à ses instincts les plus primitifs, c’est à dire les plus meurtriers. » En page 4, Le Monde cite AFP/Reuters sous le titre « Le FPR aurait pris Gitarama », et cite de nombreux propos de Kagame. Dans la chronologie (« Mai 94 dans le Monde »), « Les massacres au Rwanda » reprend les morceaux choisis : « Un accident d’avion présumé attentat. [...] Les forces du FPR excluent un cessez-le-feu. » « En huit semaines, entre 250 000 et 500 000 personnes ont été tuées. Le 25, l’Onu adopte une résolution qui qualifie les massacres du mot génocide. » Sans préciser qu’il s’agit des Tutsi. L’édito non signé du 16 juin se démarque une fois de plus des reportages des envoyés spéciaux en rappelant « la tragédie des deux derniers mois » puis « la tragédie rwandaise ». Toujours la notion de « belligérants », sous-entendant des forces de même nature. On est frappé par l’absence du mot génocide ou d’un rappel de l’extermination ciblée. Page 6, l’AFP évoque « un cessez-le-feu négocié en marge du sommet de l’OUA ». Un Rwanda « ravagé par la guerre civile » avec en intertitre « massacres au Burundi » : on apprend qu’il s’agit de Tutsi réfugiés au Burundi dans le camp de Rubagira. Le 17, en Une, Marie-Pierre Subtil fait part de l’intention de Juppé (15 juin) : « La France serait prête à intervenir au Rwanda. » Elle pose la question essentielle des modalités d’intervention : « Mais peut-on protéger des vies sans intervenir l’arme à la main ? » Elle rappelle le refus du FPR d’admettre la présence de soldats français au Rwanda, la France étant « considérée comme la moins neutre ». Le 18 juin, Jean de la Guérivière expose la polémique entre Le Soir et Le Monde sur la mise en cause de la France dans l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. « Paris dément les informations du quotidien Le Soir. » « Il n’y pas un militaire français qui puisse être de près ou de loin mêlé à cette affaire. » Selon l’AFP, d’« intenses combats » ont repris à Kigali. En fin d’article, le FPR dénonce : « La France entend combattre à côté de la clique meurtrière extrémiste. » Dans un article au titre alléchant, « D’où viennent les armes au Rwanda », Jean Hélène se consacre à l’approvisionnement clandestin en armes, malgré l’embargo, … du FPR, via l’Ouganda. Pas un mot sur l’armement des FAR. L’article se termine sur le doute des ONG à propos des camps de réfugiés dans la zone contrôlée par le FPR. « Il est difficile, voire impossible, de sortir de ces camps où les observateurs s’interrogent sur les séances d’éducation qui rappellent à tort ou à raison un certain Cambodge. » Allusion aux Khmers noirs, expression chère au Monde, apparue dès 1993 sous la plume Frédéric Fritscher pour stigmatiser le FPR. Sylvie Kauffman précise « que l’opération de maintien de la paix accueillie favorablement par l’ONU sera conduite par des militaires français qui estiment être en terrain suffisamment connu au Rwanda pour ne pas être placés sous une autorité multilatérale. La semaine dernière Warren Christopher avait accepté l’emploi du mot génocide que son administration avait jusque là demandé à ses représentants d’éviter à propos du Rwanda. » Les 19/20 juin, selon AFP/Reuters, le secrétaire général de l’ONU soutient l’initiative française. « Bernard Kouchner arrivé vendredi à Kigali devrait assister à l’évacuation des civils prévue à Kigali et tenter de rencontrer les parties en conflit. » La dépêche fait référence au quotidien du soir qui a révélé que, peu après l’assassinat, « deux coopérants militaires français ont été tués à Kigali ainsi que l’épouse de l’un d’entre eux. » « L’un de ces coopérants, membre du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale, Jean-Paul Mayertz, était arrivé à Kigali en décembre et assurait des tâches de formation, notamment auprès de la garde présidentielle. » Aucune analyse de cette nouvelle. Le 21 juin, Jacques Isnard et Marie-Pierre Subtil détaillent les enjeux politiques, l’ambiguïté de la position française, et donnent la parole au FPR. L’article « Paris enverra des troupes aux frontières du Rwanda » évoque le Zaïre « qui a plutôt servi de base arrière au régime hutu » et rappelle les relations tendues qui opposent actuellement la France au FPR. Il souligne la « difficulté d’une action humanitaire entreprise sous direction française, protégée par une escorte pouvant aller au-delà de la seule riposte dite de légitime défense ». « La France peut difficilement solliciter l’Ouganda qu’elle a accusé de soutenir le FPR en armes et en combattants [...] et elle a besoin du Zaïre en dépit du fait que ses relations passent par des hauts et des bas avec le régime Mobutu. » Marie-Pierre Subtil donne la parole à Jacques Bihozagara, du FPR. Kagame refuse de rencontrer l’ambassadeur Marlaud envoyé en mission de contact avec le FPR par le Quai d’Orsay. Faustin Twagiramungu, un Hutu, condamne le projet français. L’AFP signale des « violents combats à Kigali » et « la progression du FPR vers le sud », et conclut de façon prémonitoire que « plus d’un million de personnes pourraient rentrer au Zaïre, ce qui provoquerait un désastre dans la région. » Le 22, en Une, Asfané Bassir Pour relève la position de l’ambassadeur de Nouvelle-Zélande, Colin Keating. Celui-ci se demande « si l’intervention française ne risquait pas d’envenimer la situation ». Il souligne l’opposition du FPR (« les soldats français seront considérés comme une force d’agression et traités en conséquence ») et le pessimisme de Faustin Twagiramungu : « Je crains que l’intervention française se termine par un conflit entre la France et le FPR. » « Comment voulez-vous que les troupes françaises restent calmes si le FPR leur tire dessus ? » Le 22 voit le premier article de Frédéric Fritscher, responsable du bureau Afrique. Fritscher connaît le Rwanda et le FPR qu’il qualifie de « Khmers noirs ». Dans son article de fond titré « Un pays habité par l’horreur », Frédéric Fritscher écrit l’histoire du Rwanda, mais certaines phrases surprennent, notamment dans leur construction. Ainsi ce mécanisme d’inversion : « Mais cet accord [d’Arusha sur la constitution d’un gouvernement transitoire] vole en éclat le 8 février 93 lorsque les rebelles lancent une nouvelle offensive. Les premières victimes sont civiles. Les Tutsis du FPR massacrent sans discernement des familles entières de Hutus en représailles aux “pogroms” organisés par les autorités hutues contre les Tutsis au mois de janvier. » On place le FPR coupable d’offensive en février alors que c’est en janvier que des Tutsi ont été exterminés. Ce mécanisme d’inversion de la chronologie et le choix des mots par ce spécialiste de l’Afrique relèvent-ils du hasard ? Encadré : « Les larmes de Pharmaciens sans frontières ». « Le président de PSF, Jean-Louis Machuron, est contre l’intervention française. La neutralité est impossible. » « Pas la France », dit-il, « elle est trop impliquée dans ce conflit. Cela ne peut qu’envenimer les choses. » « Le FPR estime que la France rentre en guerre avec lui. » Le 23, Marie-Pierre Subtil continue de mettre en cause la France et reprend les propos de Pierre Messmer : « cette opération s’avère mal fondée, inefficace et dangereuse. » Elle souligne que cet « avis est partagé par beaucoup de militaires français ». Balladur révise les effectifs à la baisse. « Pas question notamment d’aller au cœur du Rwanda. « Le FPR a promis de considérer tout soldat français comme un ennemi. » « Le projet d’intervention française suscite de plus en plus de critiques. » À Bruxelles, Jean de la Guérivière rapporte que « 250 militants du FPR ou sympathisants manifestaient devant l’ambassade de France en Belgique pour exprimer leur hostilité à l’initiative de Paris aux cris de : “Mitterrand assassin”. » Dans son article titré « Une aide militaire intense souvent clandestine », Jacques Isnard décrit d’une part l’aide fournie par la France au gouvernement Habyarimana par le « RPIMa », « les régiments des dragons parachutistes », « les jumelles à intensification de lumière laissées à l’armée rwandaise », et d’autre part tient à préciser qu’à aucun moment les coopérants militaires français n’ont eu pour tâche d’encadrer ou d’instruire des milices hutu dont le rôle « dans les exactions » (cf. Quai d’Orsay, c’est une obsession !) est reconnu partout. Il annonce que, selon un spécialiste, « les soldats français seront accueillis à bras ouverts par les tueurs ». Il rappelle « l’opération Amaryllis où des soldats français restent traumatisés par l’interdiction de réagir qui leur fut adressée lors des massacres exécutés sous leur yeux », blessures qui sont absentes du Monde au moment d’Amaryllis en avril. Le 24 juin, Asfané Bassir Pour et Alain Frachon titrent : « Le Conseil de sécurité de l’ONU a approuvé de justesse la résolution présentée par la France. » Ils précisent les limites de l’opération : « l’évacuation des réfugiés tutsis dans la région frontalière aux mains des forces gouvernementales hutues » et rapportent la critique de Claude Dusaidi, du FPR : « cette résolution veut dire que l’ONU va parrainer une recrudescence des hostilités au Rwanda. Cette initiative est du colonialisme pur et simple, de l’arrogance, nous allons résister par tous les moyens aux Français. » Suit un article non signé sur les détails logistiques : « Une première opération test ». « Pour les besoins de ses missions à but humanitaire, […] les militaires français disposeront de 500 véhicules divers, de 40 avions ou hélicoptères, une dizaine de Gazelle, et de Super Puma. » Où sont les médecins et les blocs opératoires ? Cela n’empêche pas Jacques Chirac, quelques lignes plus loin, d’approuver « cette opération strictement humanitaire [...] en attendant l’arrivée de forces de l’ONU ». Giscard d’Estaing précise que « la France ne devrait pas intervenir seule au Rwanda. » Du côté des socialistes, Bernard Kouchner regrette le caractère tardif de l’intervention et en souligne néanmoins « la nécessité ». Il se pose donc délibérément contre l’avis du FPR. Opposition complète du PCF à l’opération par la voix d’André Lajoinie. AFP/Reuters précise que « L’envoyé du FPR à Paris [Jacques Bihozagara] refuse d’approuver ». « Nous pensons que la France a d’autres raisons que l’humanitaire. » La construction de la page sur le Rwanda de ce jour-là est significative des tiraillements à l’intérieur de la rédaction, voire des luttes d’influences. Ainsi c’est en bas de page, dans un petit article au conditionnel et pourtant fondamental, qu’Asfané Bassir Pour titre : « Les soldats français auraient entraîné les escadrons de la mort. » Elle se réfère aux rapports d’Amnesty et de la FIDH. Par contraste, en haut à gauche, dans un encadré en gras titré non signé, bien en évidence, « Les précédentes interventions militaires françaises en Afrique », on lit à propos du Rwanda : « En 90/93 : l’armée française sauve [...] des ressortissants étrangers au Rwanda après l’invasion du Nord-Ouest du Pays par les troupes du FPR soutenues par l’Ouganda. » Le FPR redevient illégitime, étranger et envahisseur. Et toujours les « Violences à Kigali ». Le 25 juin, Jacques Isnard : « L’armée française multiplie ses opérations au Rwanda. Le cinquième scénario du livre blanc. L’opération Turquoise entre dans la catégorie des opérations concevables pour le livre blanc. » « Balladur souligne les hauts risques. » Léotard l’admet et, « pour justifier l’opération Turquoise, a d’ores et déjà prévu un accompagnement médiatique censé s’adresser autant aux citoyens français qu’aux responsables du FPR pour que nul ne se méprenne sur le sens de la mission. » « On est là aux limites dans l’emploi d’une force armée au secours d’une population étrangère martyrisée et décimée par ceux-là qui se disputent son contrôle. » Les coupables et les victimes ne sont pas identifiés. La description des forces engagées laisse rêveur sur la qualité humanitaire de l’opération : 2 500 hommes armés, contre 46 pour le service de santé. Un seul élément médical d’action rapide, un chantier opératoire, deux cellules médicales, une cellule hospitalière et 50 lits, un laboratoire et une cellule radiologique. En miroir, Corine Lesnes souligne le sous-équipement des forces de l’ONU : « Les forces de l’ONU sans hommes ni moyens » et ajoute à propos de l’intervention de la France au Rwanda : « Quoiqu’elle consacre indirectement par l’opposition qu’elle suscite une légitimité au FPR, l’initiative française non financée par l’ONU est perçue par les rebelles comme un soutien aux FAR. » Un autre article non signé titre : « Le général Lafourcade, un Bigeard boy. » Le 26 juin, Jean Hélène (à Kirambo) perçoit « liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis. » Il note l’ovation des troupes françaises par des villageois en délire. « Pas la moindre trace des rebelles. » Il rapporte les propos du capitaine Gillier : « Merci pour votre accueil et vos sourires » et recueille une fois de plus le témoignage d’un Hutu dont la famille a été décimée par les Inkotanyi. On prend soin de toujours mettre en avant les méfaits du FPR. Il poursuit : « le détachement français continue vers Kibuye plus au nord en espérant trouver des Tutsis ou des opposants hutus qui se cachent pour échapper aux machettes de miliciens. » En toute fin d’article apparaît l’ambiguïté de Turquoise : « Il y a fort à parier que les autorités rwandaises demandent aux soldats français de traquer les ennemis de la nation qui menacent la population, assure un gendarme. » Philippe Bernard, dans un autre article, s’offusque que la France n’accueille qu’un nombre infime de réfugiés. « La France ne se montre guère empressée d’ouvrir ses propres frontières aux victimes de la guerre civile et des massacres dans ce pays », et la Cimade dénonce « l’aboutissement absurde d’une pratique de l’OFPRA qui met en doute systématiquement les déclarations des requérants et la validité des pièces qu’ils produisent ». On peut regretter l’absence d’un rappel de l’invitation d’Agathe Habyarimana, de son indemnisation, et de la liste des invités emmenés en France dans le même avion. En page 3, AFP/Reuters souligne qu’« Alain Juppé se félicite des premiers résultats diplomatiques et politiques ». La fin d’article rapporte les critiques de New Vision, journal ougandais : « Faire débarquer des troupes partisanes [...] dans un climat militaire aussi trouble risque d’enfoncer d’avantage le Rwanda dans le désastre. » AFP/Reuters. « Les soldats découvrent des fosses communes ». « Le général Germanos a précisé que les forces sur place ignoraient l’appartenance ethnique des victimes. » Au mieux il n’est pas très doué, au pire il obéit à des ordres. Des « jeunes portant des bâtons [pas des miliciens hutu] n’ont manifesté aucune hostilité vis-à-vis des troupes françaises. » Pour le cardinal Lustiger, « c’est l’honneur de la France de tenter quelque chose. » Pas de critique des religieux, Dieu reconnaîtra les siens. Ainsi, à propos des évêques et des prêtres assassinés : « il s’agit de martyrs de la charité, parce que certains sont morts pour protéger les victimes appartenant aussi bien à l’ethnie hutu qu’à l’ethnie tutsi. » Le 28 juin, Hervé Gattegno et Corine Lesnes consacrent une page entière, « Rwanda l’énigme de la boîte noire », à l’attentat du 6 avril. Ils affirment que la boîte noire est « entre les mains du capitaine Barril. » Ils soulignent « la nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur des trois membres de l’équipage, Jacky Héraud, Jean-Pierre Minaberry, Jean-Michel Perrine » et s’interrogent sur la date officielle du décès fixé au 7 avril alors que le crash a eu lieu le 6. On regrette l’absence d’encart sur le capitaine Barril, son personnage, et les raisons de sa présence au Rwanda. En page 7, Corine Lesnes (de Goma) relève la lenteur, le malaise de Turquoise en titrant : « Les ambiguïtés de Turquoise ». Elle montre que les militaires français et sénégalais ont du mal à faire admettre leur neutralité aux populations hutu. Elle révèle que les réfugiés réclament des armes et que « pour eux depuis qu’ils nous voient, c’est comme si c’était fait ». « Samedi une voiture sono a ouvert la route à Gisenyi comme si les vivats de la population ne suffisaient pas à donner à cette opération problématique une allure de caravane du Tour de France. » Une chose est sûre : aucun Tutsi sauvé par Turquoise ce jour là. AFP/Reuters souligne que « dans la capitale, l’hostilité à la France semble plus forte parmi les miliciens hutu que dans les rangs du FPR. » À l’issue du sommet européen, les douze pays membres ont demandé que « les responsables du génocide perpétré au Rwanda soient traduits en justice ». Le 29 juin en Une, Frédéric Fritscher (de Kigali) explique que « le FPR assouplit sa position envers Paris ». Il lui donne la parole en Une, par Alexis Kanyarengwe. « Nous ne sommes pas opposés à une opération humanitaire. Simplement nous aurions préféré que celle-ci soit conduite par les soldats d’un autre pays. » Il rappelle les reproches du FPR : « La France a soutenu l’ancien régime par la présence physique de ses troupes, le financement et la formation de militaires rwandais, des milices et par les actions diplomatiques à l’étranger. » On est passé un cran au-dessus dans la dénonciation de la collaboration de la France avec le régime déchu. Est révélé le soutien français aux milices, et plus seulement à l’armée rwandaise, via les propos du FPR. Frédéric Fritscher rapporte les manifestations des Rwandais à Kayonza contre la présence française et évoque celles de la semaine précédente contre Mitterrand. Il en déduit un assouplissement de la position du FPR (!). Il rapporte un témoignage : « On a été amenés par les soldats du FPR qui nous ont sauvés des machettes des miliciens du MRND et du CDR. » Ce 29 juin, c’est la première fois que le FPR est reconnu comme pouvant sauver des gens. Hervé Gattegno s’interroge sur la boîte noire, doute de son existence et se demande pourquoi la France ne demande pas d’enquête sur la mort de ses six ressortissants. Il se pose la question de savoir comment la boîte noire, si elle existe – ce que Dassault nie – est tombée entre les mains de Barril. À Goma (Zaïre), Corine Lesnes évoque les 35 religieuses et 7 orphelins évacués par les militaires français. Elle explique justement que les religieuses n’étaient pas en danger. « Car elles avaient demandé aux milliers de réfugiés dans leur église de partir sous la menace des miliciens » et précise que, selon une bonne sœur, « on ne peut pas dire qu’il y a des coupables et des victimes dans le drame rwandais. C’est très complexe c’est tout le peuple qui souffre. » Le 30 juin, en Une : « M Léotard inspecte le dispositif Turquoise » à Goma, à Bukavu, à proximité de Nyarushishi. Dallaire souligne que le FPR se montrait moins conciliant depuis le début de l’opération française. Rony Brauman décrit le mal absolu, le génocide : « Dans un premier temps, la réaction internationale a été simple et classique, variations sur le thème des violences interethniques, appel à l’évacuation des étrangers, appel à l’arrêt des combats, installation d’un dispositif humanitaire. Agir aujourd’hui c’est interdire avec les moyens d’une armée la continuation du génocide. C’est neutraliser les groupes armés, [...] préparer le jugement des médias. Il faudra s’interroger sur les raisons du soutien appuyé de notre pays à une dictature de cet acabit. » « L’humanitaire va-t-il servir une fois de plus à ne pas prendre parti ? Les tortionnaires vont-ils être des interlocuteurs ou les objectifs des groupes engagés dans cette opération ? » Grâce à Brauman, le mot « dictature » est enfin utilisé dans Le Monde. Par ailleurs, il définit clairement le rôle de l’armée française telle qu’il devrait être et pose la question du fourre-tout humanitaire comme moyen de ne rien faire. À Gisenyi, Corine Lesnes « parle des camps de réfugiés hutus aux besoins limités », et des « quelques réfugiés tutsis cachés dans les familles hutues par sympathie ou par intérêt » puisque « des rackets à la vie semblent avoir été une pratique répandue ». Elle relaye la question cruciale d’un réfugié tutsi : « Mais comment contacter les Français, demande l’un d’eux. Comment ces Tutsis peuvent-ils sortir pour aller jusqu’à eux ? Et s’ils viennent les chercher, est-ce que les familles hutues seront protégées ? » JuilletLe 1er, Frédéric Fritscher (de Kigali), dans « Un jour comme les autres à Kigali », retombe dans la guerre, les belligérants, les rebelles du FPR (on échappe au sempiternel « de la minorité tutsie »). Le père Wenceslas est décrit avec une arme à feu. « Je pensais que vous étiez sous la protection de Dieu », interroge le journaliste. « Par les temps qui courent, cela ne suffit pas. » Le doute s’installe sur l’abbé et d’ailleurs « discrètement une femme dans son dos affirme que les Tutsis tués sont dans la fosse commune derrière l’économat. Interrogé, le père nie farouchement. » Frédéric Fritscher n’est pas allé voir derrière l’économat. On le regrette. Corine Lesnes (de Gishita) écrit que « M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise ». Très intéressant passage à propos du triangle de Kibuye. Elle décrit des journalistes anglo-saxons qui disent à Léotard « qu’ils ont vu quatre enfants aux mains brûlées ». Que sur place il y a 3 000 Tutsi. « Que fait la France ? », demandent-ils. « Nous faisons ce que nous pouvons, c’est une opération délicate, il n’est pas question de s’interposer », répond Léotard. Les journalistes poussent Léotard dans les retranchements de l’opération Turquoise. L’envoyé spécial du New York Times, qui est peut-être dans l’état de ceux qui ont vu des horreurs inhabituelles et tente de les exposer à d’autres, insiste encore. « Moins que le ministre, son personnage, et sa fonction, c’est l’homme qui se retourne et revient sur ses pas : “Bien, dit il, on va y aller : dès demain on va y aller.” » 3. LibérationNous n’avons disposé, pour examiner le traitement accordé par ce quotidien au génocide, que des principaux articles qu’il publia, sans les premières pages, sans les brèves ni les éditoriaux. La matière est cependant suffisamment abondante pour pouvoir affirmer que, contrairement à celui du Figaro, le lecteur de Libération disposait à chaque livraison, du 7 avril à la fin juin, d’une information plus abondante, plus objective, plus conforme à la réalité historique et plus proche en temps réel de l’événement. À partir du début de Turquoise jusqu’à fin juillet, la couverture du Rwanda est très similaire dans les deux quotidiens, à la fois pour l’intervention française et pour les camps du Zaïre. Par contre, Libération reste plus indépendant du gouvernement et de l’armée et moins ouvertement hostile au FPR. Cette qualité est en partie due à la présence au Rwanda, pendant ces quatre mois, d’au moins un journaliste et souvent de trois : Alain Frilet, Jean-Philippe Ceppi et Stephen Smith. Libération envoie également pendant cette période Dominique Garraud, Florence Aubenas et Guy Benhamou. Interviennent dans ses colonnes : Jacques Amalric, les correspondants à Genève et aux États-Unis et des journalistes politiques. Alain Frilet a expliqué [3] que dès le début du génocide, Libération fut convaincu « de la nécessité d’une présence permanente au Rwanda » et que cette conviction fut renforcée par la réaction du Quai d’Orsay à l’article qu’il publia le 18 mai : « Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus. » Le ministère téléphona au journal pour dire : « Vous avez fait fort », sans un mot de critique, ce qui constituait un aveu. Libération comprit : « Nous étions en face d’un génocide dans lequel de surcroît la France portait une part de responsabilité. » D’où la décision prise d’assurer une présence au Rwanda et au Zaïre jusqu’à la mi-septembre. En juin, alors que la France était pointée du doigt, à part Annie Thomas de l’AFP et Libération, « il n’y avait aucun journaliste français de la presse écrite à Kigali, alors qu’il y avait des Américains, des Anglais, des Autrichiens, des Hollandais – et aucune chaîne de télévision française dès le repli de la chaîne américaine CNN. » Alain Frilet arrive en juin dans une ville coupée en deux, le QG de la MINUAR étant dans la zone contrôlée par le FPR – et c’est là que la presse fait quotidiennement le point. Il était dangereux de passer dans la zone des FAR, car les miliciens et les soldats des barrages accusaient les étrangers de complicité avec le FPR et ils étaient ivres ou drogués dès le début de l’après-midi. Or à Kigali les massacres avaient lieu généralement le soir ou dans les zones interdites à la presse et aux Casques bleus. Frilet parvint cependant, protégé par le numéro deux de la MINUAR, le général ghanéen Henry Anyidono, à aller à la paroisse de la Sainte-Famille, accompagné par le bourgmestre de Kigali et une conseillère municipale. Là, ils virent 4 000 survivants « mourants, entassés les uns sur les autres ». Certains prirent le risque de témoigner et ils racontèrent que, chaque soir, depuis des semaines, les Interahamwe venaient chercher « le contingent nécessaire pour satisfaire leur appétit génocidaire ». Il découvrit que la conseillère municipale qui les accompagnait était une des organisatrices des enlèvements nocturnes et que le responsable de la Sainte-Famille, le père Wenceslas Munyeshaka, ouvrait la porte aux miliciens « puisqu’ils avaient à chaque fois un ordre officiel qui les autorisait à entrer dans l’église ». Il ajoute que, dès le début de la guerre, la rédaction de Libération n’a jamais discuté la qualification de génocide, tant « le caractère ethnique systématique de l’exécution d’une minorité ethnique » était évident. Il considère enfin que l’estimation du nombre des victimes était hasardeuse, tant en avril qu’en mai, et qu’elle le reste en 1995 et il conclut « qu’il n’est pas nécessaire de faire de la surenchère pour affirmer l’horreur ». L’analyse politique des massacres est différente à Libération et au Figaro. Libération fait preuve de plus d’indépendance vis à vis du gouvernement : il s’écarte du schéma « réaction spontanée, infiltration des rebelles » et il ne réduit pas la responsabilité de la France. Le quotidien est en outre le premier à publier un reportage sur des tueries en dehors de Kigali (19 avril). Il convient cependant d’émettre des réserves sur les arguments employés par Stephen Smith pour expliquer la haine et la peur ambiantes. Stephen Smith est chef de la rubrique Afrique et se trouve au début du génocide en Afrique du Sud pour couvrir l’élection de Mandela. Ses articles laissent persister une ambiguïté. Il retient la notion de haine ethnique, mais explique qu’elle a été « forgée pour une part » par la colonisation, tout en ajoutant que l’on tue parce qu’on a peur, que des réflexes meurtriers existent des deux côtés et que le pouvoir hutu n’a qu’à les exploiter. Sa technique dans la couverture du génocide au Rwanda est de souffler alternativement le chaud et le froid : un jour, il décrit l’extermination des Tutsi, le lendemain il attaque le FPR et dénonce des exécutions de Hutu par l’armée patriotique rwandaise (APR). Comme il n’aime pas le FPR, il maintient l’amalgame entre le FPR et l’APR et, sur ces sujets complexes qu’il connaît bien, il prend un malin plaisir à entretenir la confusion. Ainsi, dans son article du 27 mai, Smith insiste sur l’organisation de l’extermination par les cadres politiques du Gouvernement intérimaire tout en annonçant un cycle infernal de vengeance et de haine. Le lecteur ne dissipe pas son impression d’un mécanisme réciproque, ce qui alimente la thèse du double génocide et escamote le fait que les victimes tutsi des tueurs hutu étaient innocentes de toute faute et tuées uniquement parce qu’elles étaient nées tutsi. Tout journaliste qui ne respecte pas cette évidence de la nature génocidaire des massacres, indiscutable dès les premières semaines, favorise le développement de thèses négationnistes. AvrilLe 8, Alain Frilet. Après l’attentat qui a aussi coûté la vie aux trois membres d’équipage français, la France utilise ses troupes présentes en Afrique pour évacuer ses 600 ressortissants. La garde présidentielle interdit l’accès à l’épave de l’avion et l’on émet des doutes sur l’identité des terroristes. Le 11 avril, article de deux pages (4 et 5), signé Jean-Pierre Ceppi, sur « Kigali livré à la fureur des tueurs hutus ». Ceppi décrit les meurtres, les amputations, les enfants tueurs armés de machette, l’assistance et la participation de l’armée aux pillages et aux massacres, la chasse systématique aux Tutsi dans les collines autour de Kigali, maison par maison, le recours en cas de doute à la carte d’identité ou seulement aux signes extérieurs de richesse ou au faciès, les exécutions des blessés dans l’hôpital par les militaires. Il est le premier à relever le caractère géographique du conflit entre Hutu : ceux du Sud liquidés par leurs voisins du Nord. Il ouvre son article par cette phrase : « Les rebelles qui se sont rapprochés de la capitale sont désormais les seuls espoirs des civils tutsis » Que ne l’a-t-on répété dans la presse pendant les mois suivants, au lieu de rechercher les infiltrations rebelles et les actes de vengeance ? Et Ceppi termine par cet avertissement : « Avant qu’ils [le FPR] ne s’emparent de la ville […], le génocide des Tutsi de Kigali aura probablement eu lieu. » Dans le même numéro, on apprend que le ministre français des Affaires étrangères a mis en place « une cellule de contact avec les familles françaises au Rwanda » et que des ressortissants étrangers, dont 525 Français, ont été évacués par Transall vers Bujumbura et Bangui, puis vers la France, mais aussi que les militaires français évacuent une douzaine de parents du président Habyarimana. Léotard confirme que c’est là une opération ponctuelle, mais le FPR prévient que ces opérations d’évacuation doivent être brèves : pas plus de dix à douze heures et non trois ans comme en 1990 ! De Johannesburg, Stephen Smith fait la première analyse politique des massacres et du conflit. Il parle de « mystique raciale et tribale » et il décrit une situation conforme à la vision ethniste. Mais il précise que « cette polarisation ethnique » constitue une « histoire réinventée » par l’homme blanc et qu’elle a été léguée aux deux pays (Rwanda et Burundi) à leur accession à l’indépendance. Il ne déforme pas les faits : les massacres de Tutsi « ont été perpétrés par la garde présidentielle rwandaise » et, comme Ceppi, il souligne la rivalité entre factions hutu du Nord et du Sud qui « a miné le régime, l’emportant sur l’antagonisme tribal [sic] ». Enfin, des repères historiques terminent cette couverture de l’événement. Libération a donc, le 11 avril, fait le point, objectivement, sur l’ampleur et la nature génocidaire des massacres, mais le « piège ethnique » n’est pas clairement expliqué. Le 13 avril, Stephen Smith accuse la France d’avoir soutenu la dictature d’Habyarimana et la coterie du Président et de sa famille : « Ailleurs, on parlerait de népotisme. En Afrique, c’est tribal. » Il cite les autres massacres perpétrés en Afrique et il dénonce l’indifférence dont s’arme l’Occident. Il précise sans ambiguïté : « Ce drame est politique et non tribal. » Il rappelle à nouveau le rôle de la France : elle est intervenue en 1990 pour sauver le régime ; Paris a maintenu le « discours tribaliste colonial » pour soutenir la « majorité naturelle », c’est-à-dire les Hutu ; le commandant du contingent français a alors qualifié les soldats du FPR de « Khmers Noirs ». Le 26 avril, paraît l’article de Jean-Pierre Chrétien, « Un nazisme tropical ». C’est la première explication claire de la question rwandaise. Chrétien dénonce trente ans de « racisme interne » au Rwanda et au Burundi, « la logique fasciste des ethnismes », le « nazisme bantou » qui trouve sa clientèle dans une jeunesse à demi scolarisée et manipulée à coups d’argent, de bière et de chanvre indien », « l’indéfectible soutien » de la France au dictateur et l’aveuglement de l’Europe qui cautionne « une lecture ethnographique d’un autre âge, alors qu’il s’agit d’un génocide moderne de type nazi ». Il faut saluer ici la clairvoyance d’un historien qui aborde là les côtes escarpées de l’actualité immédiate. MaiLe 17 mai, on apprend que le haut-commissaire de l’ONU pour les droits de l’Homme, José Ayala Lasso, en visite la semaine précédente au Rwanda, a obtenu que la commission des droits de l’Homme se réunisse en session extraordinaire à Genève, les 24 et 25 mai, pour examiner la situation au Rwanda (la Croix-Rouge Internationale parle de 200 000 morts en cinq semaines, mais on ignore sur quelles données). Alain Frilet rappelle que le 16 mai, sur TF1, un porte-parole de MSF a accusé Paris « d’armer, équiper et entraîner les forces gouvernementales responsables des massacres » et que MSF a envoyé une lettre ouverte à François Mitterrand lui demandant d’intervenir contre « l’extermination systématique et programmée des opposants à une faction soutenue par la France ». Alain Frilet termine ce petit article par la phrase suivante : « Pour la première fois depuis le début des massacres le 6 avril, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, qui se trouvait à Bruxelles, a ouvertement condamné, hier après-midi [16 mai] le “génocide, notamment dans les zones tenues par les forces gouvernementales”. » Le Figaro soulignera plus tard que le ministre des Affaires étrangères fut le premier homme politique à parler de génocide, mais il se gardera bien de remarquer que Juppé avancera plus tard la thèse gouvernementale et élyséenne du « double génocide », constitutive de la position négationniste de la France. Le 19 mai, Jean-Philippe Ceppi est à Ngara, à la frontière de la Tanzanie. Il assiste à l’afflux des réfugiés hutu venus du Rwanda. Ils seraient 300 000 au camp de Benaco et ils mènent une opération de désinformation dont le journaliste se fait l’écho en écoutant les récits de massacres qui auraient été commis par le FPR. Ceppi, comme les représentants du HCR et de MSF, accrédite cette version, d’autant plus que le FPR rejette en bloc ces accusations, mais qu’il n’autorise pas la visite de journalistes dans les territoires qu’il contrôle : la « guérilla » a quelque chose à cacher. Le 27, Stephen Smith y va de son commentaire politique : il explique que l’histoire du Rwanda est celle « d’un massacre interminable ». Il ne dit pas que chaque massacre est singulier et a un caractère politique et il laisse au lecteur – qui a sans doute oublié l’article de Jean-Pierre Chrétien – l’impression d’une « terre de massacres à répétition ». JuinLes 4 et 5, Stephen Smith est à Goma où il explique que cette ville est la base arrière des responsables du génocide. C’est ici qu’ils ont été approvisionnés en armes jusqu’à la fin mai : dix-huit tonnes d’armes d’origine serbe ou bulgare. Toutes les sources expriment leur certitude que les armes ont été payées par la France, mais personne ne peut étayer cette accusation par une preuve matérielle. Michel Roussin dément cette accusation. Or Stephen Smith explique qu’il y a, dans cette affaire, deux France, l’officielle et la souterraine, et que la première peut toujours, en sous-main, faire organiser par la seconde des trafics d’armes. On apprend que la France a besoin de Mobutu pour faire face à Museveni et aux « intérêts anglo-saxons » et que, pour sceller cette réconciliation, Mitterrand a invité le président zaïrois à Biarritz, en novembre, au prochain sommet franco-africain. Smith révèle enfin que les Tutsi du Zaïre sont en danger : il y a à Goma et à Bukavu des nervis hutu qui traquent les Tutsi. Ceux-ci se cachent au Zaïre sans révéler leur identité. Ils craignent en effet que la communauté hutu du Kivu, jusque là épargnée par la folie meurtrière du racisme, n’y succombe avec l’afflux massif de réfugiés hutu au Zaïre. C’est là, de la part du journaliste, une perception précoce d’une menace qui se matérialisera quelques mois plus tard. Le 14 juin, « Courrier des lecteurs » sur le Rwanda. Il ne laisse aucun doute sur la nature des événements, la responsabilité de la France et le silence des diplomates. « Tout ce qui a été dit depuis sur ce génocide dirigé contre la population tutsie et contre les Hutus d’opposition était donc perceptible dès le début », précisent deux médecins et une infirmière présents à Kigali. Jean Carbonare, de Survie, accuse l’ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, d’être resté silencieux en 1993 sur les massacres (dénoncés par la mission internationale d’enquête des organisations de défense des droits de l’Homme), et le Crédit Lyonnais d’avoir garanti des achats d’armes pour les milices. La France savait depuis de longues années ce qui se passait. Ce sont nos « élèves » qui conduisent le « génocide actuel ». Du 13 au 27 juin, Alain Frilet suit les déplacements et l’enquête du général ghanéen de la MINUAR. Il observe ce qui se déroule à la Sainte-Famille où, le 14 juin, des miliciens ont emmené 53 jeunes gens et il raconte, le 18, l’opération menée par le FPR pour sauver plus de 600 réfugiés de la paroisse Saint-Paul voisine, tandis que les forces gouvernementales et les Interahamwe mènent une expédition punitive contre les réfugiés de l’hôtel des Mille Collines. Le 16 juin, Libération consacre ses quatre premières pages au Rwanda. Gros titre : « Rwanda, le devoir d’intervention ». C’est la première offensive médiatique du quotidien, qui accueille dans ses colonnes Alain Juppé. Le sommet africain présidé à Tunis par Ben Ali consacre la position de médiateur de Mobutu : l’OUA annonce un cessez-le-feu, aussitôt rompu par les miliciens hutu qui massacrent les jeunes gens enlevés la veille à la Sainte-Famille (dixit le FPR). Stephen Smith rappelle que l’une des causes des drames africains est la détresse économique : endettement, croissance démographique, pas d’investissements, aide insuffisante des autres nations. Alain Juppé s’exprime sur quatre colonnes pour réclamer l’intervention de la France au Rwanda (« tardif », dira Jacques Amalric dans son éditorial, à la page précédente). Il reconnaît que la crise a des origines tant politiques qu’ethniques et qu’il faut parler de génocide des Tutsi. Il accuse la communauté internationale d’avoir fait preuve d’une « indifférence coupable ». « La France, mais pas la France seule ». Mais il retombe dans le discours ethniste : « La France n’a jamais soutenu une ethnie rwandaise contre une autre » – ce qui est un peu gros – et il accuse autant les milices que la branche militaire du FPR, qui « a choisi la victoire totale et sans concession ». Il promet que « la France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins et de leurs commanditaires » et signale qu’à la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, la France a exigé que « les responsables de ces génocides [sic] soient punis ». Stephen Smith recueille l’aveu du premier « repenti », un ancien tueur, Janvier Afrika, engagé en 1989 dans le « réseau Zéro » (escadrons de la mort) : il a participé à des massacres dès octobre 1990 ; il révèle qu’ils étaient planifiés au sommet de l’État et contrôlés par le président Habyarimana lui-même ; il affirme que ce sont des instructeurs français qui l’ont formé. Le 17, un responsable de l’ONU témoigne sur les 5 000 réfugiés de l’église de la Sainte-Famille et de la paroisse Saint-Paul, ce qui confirme les enquêtes d’Alain Frilet du 13 au 24. Le 18, Stephen Smith révèle que, dans le camp de réfugiés de Ngara, en Tanzanie, les extrémistes hutu pillent l’aide alimentaire. On peut deviner ce qui va se passer dans les camps du Zaïre quelques semaines plus tard. Le 20, tandis que la France se prépare à intervenir, il est clair que les soldats français sont perçus comme une force hostile par le FPR qui ne peut accepter la création d’un « Hutuland », mais est prêt à négocier sur l’aide humanitaire (Stephen Smith). Le 23, déclarations « réticentes ou hostiles » des organisations humanitaires à l’intervention française. Human Rights Watch : « La France va aider les responsables du génocide. » Seule MSF est favorable : bien que la France ne soit sans doute pas la mieux placée, il y a un génocide au Rwanda et « ce n’est pas avec des médecins qu’on arrête un génocide ». Consensus à l’Assemblée nationale sur l’engagement français. Des « intellectuels » se prononcent sur cette intervention : l’impression générale est que la France est bien mal placée puisqu’elle a armé les massacreurs. Après le début de Turquoise, la presse écrite quotidienne rapporte les mêmes faits : avance prudente du contingent français qui veut convaincre de sa volonté de protéger les populations ; inquiétude des Casques bleus de la MINUAR, laquelle tente de situer sa mission par rapport à celle des Français ; attente des contingents de l’ONU annoncés, mais qui ne sont pas encore formés ; nervosité du FPR. Le 28, retour sur les massacres. À Butare, où la situation est confuse, des centaines de survivants se cachent encore, attendant l’arrivée du FPR ou des Français (Stephen Smith). Le 29, les soldats français découvrent des groupes de survivants, traqués depuis avril, des « fantômes émaciés en guenille » qui racontent les massacres quotidiens par les miliciens, les soldats des FAR, les gendarmes et les civils hutu, qui montrent leurs mutilations et les cadavres (reportage de Dominique Garraud à Kibuye). Médecins du monde réclame impérativement que la France annonce publiquement qu’elle « tourne le dos à la politique suivie jusque là » et demande l’intervention d’une force internationale sous l’égide de l’ONU et de l’OUA. Juillet2 et 3 juillet : accord Mitterrand-Museveni sur la nécessité d’un règlement politique de la crise rwandaise. L’article de Dominique Garraud donne la composition des forces françaises engagées au Rwanda : 1er RPIMa (une cinquantaine d’hommes) ; hommes du commando de marine Trepel qui mènent leurs opérations avec des spécialistes du 13e régiment de Dragons parachutistes ; à Kibuye, les forces spéciales des commandos de l’air de Nîmes, 150 hommes et, mêlés à eux, 10 gendarmes – deux du GIGN et huit de l’Escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale – placés sous l’autorité du colonel Jacques Rosier. Elle détaille la nature « dissuasive » de leur armement lourd. Le 4 juillet, Alain Frilet signale un premier accroc entre les militaires français et le FPR, près de Butare. Les soldats de l’APR auraient tiré sur les soldats français qui auraient riposté. Commentant l’incident, le représentant du FPR à Bruxelles, James Rwego, souligne que « si nos soldats ont tiré sur le convoi, peut-être ne s’agissait-il pas d’une mission strictement humanitaire », et il rappelle que « la mission donnée par l’ONU à la France n’autorise pas l’interposition entre forces gouvernementales et FPR. » L’ONU tarde à envoyer les 5 500 soldats promis le 17 mai par le Conseil de sécurité et les Africains ne sont toujours pas au côté des Français, sauf les Sénégalais. Paris s’inquiète et négocie avec le FPR pour éviter une confrontation. Stephen Smith comprend cette inquiétude : la France est isolée ; 2 500 soldats sont déployés dans la « zone de sécurité humanitaire » qui se situe au Sud et elle évite le Nord-Ouest, fief de l’ancien dictateur, où le gouvernement intérimaire s’accroche. Une carte vient opportunément montrer la division du pays en trois secteurs, les « rebelles du FPR » contrôlant les deux tiers du pays. Le 5 juillet, chute de Kigali. Les soldats du FPR sont « accueillis en libérateurs par les réfugiés et les civils ». Les Français sont pris de court et délimitent la « zone de sécurité ». Le FPR dénonce une « forme de balkanisation du Rwanda » (trois articles de Stephen Smith [et Jean Guisnel], J.P. Ceppi et A. Frilet). Le 6, Paul Kagame appelle à la formation d’un gouvernement d’union nationale et accepte de discuter avec la France. Mitterrand et Juppé « rectifient le tir » : la mission française est et doit rester humanitaire. En visite en Afrique du Sud, François Mitterrand précise que « le FPR n’est pas notre adversaire. » Alain Juppé annonce que l’ambassadeur de France à Kampala a rencontré Kagame. Le colonel Didier Thibaut, commandant les éléments du 1er RPIMa, est accusé par ses chefs d’avoir dérapé. Il est rappelé et remplacé par Raymond Germanos. On a là une information voisine de celle du Figaro le même jour. C’est le 11 juillet que commence le récit de l’exode massif de la population, plus d’un million de réfugiés, vers Goma, devant la poussée finale du FPR. Il n’y a donc pas décalage du centre d’intérêt du Rwanda – puisque le pays est presque entièrement libéré par le FPR – vers les camps du Zaïre et vers l’ONU, où Balladur va implorer le Conseil de sécurité de relever rapidement les forces françaises et d’envoyer une aide humanitaire d’urgence. Le 12 juillet, le discours de Balladur aux Nations Unies et l’attente de la nouvelle mission de l’ONU occupent la page 2, l’humanitaire – le flot de réfugiés – la page 3, tandis que, en page 4, le président de MSF, Philippe Biberson, explique à Stephen Smith que Turquoise crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. Smith prédit une explosion prochaine au Burundi, ce qui lui permet de rappeler que, « comme au Rwanda voisin, l’histoire des Hutus et des Tutsis du Burundi n’est qu’une suite de massacres et de haine. » On se demande vraiment à quel jeu se livre Stephen Smith, qui connaît pourtant bien l’histoire de ces deux pays et qui dérape régulièrement dans ses rappels, comme s’il voulait préparer le terrain à la thèse gouvernementale du double génocide. Le 18 juillet, Florence Aubenas parle d’une catastrophe humanitaire à Goma : deux millions de réfugiés. Stephen Smith prévient que l’exode de réfugiés hutu au nord Kivu risque de ranimer la tension entre les tribus autochtones et les réfugiés venus du Rwanda depuis 1959 : plus de 700 000 Banyarwanda, Hutu et Tutsi confondus. Il est probablement le premier journaliste à percevoir clairement les drames futurs de l’est du Zaïre. Le 25 juillet, le retour des réfugiés vers le Rwanda est amorcé : 80 000 personnes selon MSF. Dans les camps, le choléra a déjà tué 7 000 personnes. Libération fait état de « disparitions, exécutions sommaires » à Kigali où le FPR ferait le tri dans la population pour retrouver les responsables des tueries. Le 29 juillet, Stephen Smith obtient une double page pour faire le point sur l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, le 6 avril. On s’orienterait vers une piste FPR, explique-t-il. Pour soutenir cette hypothèse, il mentionne un rapport de la gendarmerie française sur « le terrorisme au Rwanda ». Cette étude qui exclut de son champ d’investigation les escadrons de la mort, démontrerait que le FPR est le commanditaire d’attentats aveugles contre « les deux ethnies » et qu’il pratique une « stratégie du pire ». Smith conclut en exprimant un doute, mais, une fois de plus, il a versé le poison. Le 1er août, au terme de son périple africain, Édouard Balladur s’arrête à Goma où il annonce que la France attend la relève. Dans son éditorial, Jacques Amalric accuse de « cécité collective » les nations et singulièrement le Président des États-Unis, qui « aura donc eu besoin de trois mois et de quelques centaines de milliers de morts pour comprendre qu’il y avait un problème rwandais. » Il s’interroge sur le Rwanda de demain et pose la question : « Peut-on sérieusement croire que les deux communautés pourront vivre demain ensemble, sous la houlette de la minorité tutsie décimée ? » Étrange propos, puisque son auteur ne donne pas de solution, qu’il confond décimation et anéantissement et qu’il n’imagine pas que le Rwanda puisse renaître sans reproduire le schéma ethnique qui a provoqué le génocide. Le mois d’août s’ouvre à Libération par un reportage de Guy Benhamou (avec photos de Luc Delahaye) sur l’enfer de Goma : un million de réfugiés entassés, souffrant de faim et de soif, victimes du choléra et de la dysenterie. Les camps du Zaïre occuperont pour les mois suivants les rédactions des quotidiens français et l’on ne parlera plus guère du génocide. Pour conclure, il faut revenir sur une idée reçue : la presse écrite aurait couvert plus largement l’exode et le choléra que le génocide. Certes les quotidiens consacrent après le 15 juillet plus de place à la région des Grands Lacs où ils ont plus d’envoyés spéciaux et de reporters photographiques que les trois mois précédents. Mais, dès que l’intervention française est annoncée, c’est elle qui a la vedette – du 15 juin au 15 juillet –, parce que les journalistes accèdent plus facilement aux zones contrôlées par les militaires français et qu’ils y sont plus en sécurité. C’est à ce moment qu’ils découvrent la réalité du génocide et que, en particulier, ils peuvent s’entretenir avec les tueurs. Il n’en reste pas moins que, dès le mois de juillet, on oublie la situation au Rwanda libéré, la désolation, la famine, la ruine d’une société. Les rescapés voient l’aide humanitaire détournée vers les réfugiés du Zaïre, c’est-à-dire vers ceux qui sont plus ou moins directement responsables de la mort des leurs. Ces réserves faites, on peut affirmer que, dès le 7 avril, plusieurs grands quotidiens ont « régulièrement consacré à l’actualité rwandaise une place importante, tout à fait inhabituelle pour les guerres et les événements en Afrique » (Marc Le Pape). 4. La CroixNeuf journalistes de La Croix – AFP exclue – ont couvert le Rwanda pendant cette période. Il s’agit d’envoyés spéciaux au Rwanda : Vincent Lathuillière, Maria Malagardis, Agnès Rotivel, Mathieu Castagnet et Noël Copin ; à Paris : Bernard Gorce, Bruno Chenu, Vincent Villeminot. Un correspondant à Bruxelles, François Janne d’Othée. Très peu de dépêches AFP. AvrilLe 8 avril, Annie Thomas (AFP, Nairobi) pose la question de « l’attentat » ou de « l’accident » d’avion (le crash a eu lieu le 6 avril au soir) en se concentrant sur le Burundi. Pour Kigali, elle rappelle qu’en février « des affrontements entre Hutu et Tutsi auraient fait des dizaines de morts ». La rubrique « Repères » récite les stéréotypes ethniques et fatalistes communs aux autres quotidiens : « un pays déchiré par des guerres tribales ». Dans « Commentaire », Vincent Lathuillière précise quant à lui que « Habyarimana est soupçonné d’organiser des massacres systématiques des Tutsi. » Rien donc sur les massacres qui ont débuté. La Croix semble prise de court, bégayant sur une histoire mal connue, oubliant les rapports dénonçant les violations des droits de l’Homme en 1993, par la FIDH notamment. Ce 8 avril, le lecteur de La Croix ne peut pas comprendre ce qui se passe. L’évacuation des ressortissants français américains et belges fait le titre d’un article non signé du 10 et 11 avril. On reparle « d’affrontements entre Hutu et Tutsi », soit un « ni victimes, ni coupables identifiés » qui va parasiter ce journal comme beaucoup d’autres. Cela va s’éteindre rapidement pour les envoyés spéciaux, tout en persistant dans les articles touchant aux religieux où les non-dits et les omissions sont flagrantes. Par exemple, l’imprécision des raisons de « l’exécution dans un centre jésuite à Kigali de 19 Rwandais » (par qui ? pour quoi ? comment ?). Étrange par ailleurs est l’insistance sur « un apaisement [alors que la machine exterminatrice bat son plein] qui pourrait être de courte durée car les troupes du FPR ont quitté leur position au nord du pays et se dirigent vers Kigali. » Le FPR est promu responsable des tueries à venir ! Les omissions politiques concernent la composition extrémiste hutu du « gouvernement de crise » qui refuse tout partage du pouvoir avec des Tutsi. Les sources d’information proviennent du commandement militaire rwandais. Amaryllis se préoccupe du sauvetage des Blancs. Exit les massacres sur les barrages des miliciens. Le meurtre d’Agathe Uwilingiyimana est mentionné comme une anecdote. Idem pour les Casques bleus belges. Le 13 avril, Lathuillière décrit « la folie meurtrière des milices [non précisées hutu] et de la population civile. » Par contraste, La Croix se distingue nettement des autres quotidiens – dont Le Monde – par une interview du représentant rwandais du FPR à Paris (13 avril) et se consacre à l’histoire et la genèse de ce parti composé d’exilés tutsi mais aussi de hutu ; le FPR devient un parti politique d’opposition face à un régime totalitaire qui a harcelé, tué et poussé des Tutsi à l’exil forcé. Sur la même page, dans un article de Bruxelles titré « Chrétiens assassinés », le journal brouille les pistes : on parle de « pires atrocités », sans analyser plus avant l’exécution des prêtres. Par opposition aux efforts didactiques de La Croix, le correspondant à Bruxelles brouille l’information : « les blessés jonchent les rues », mais il ne nomme pas les tueurs. Les mots hutu et tutsi sont absents. On apprend que « les machettes, les grenades sont omniprésents » (maniées par qui ? impossible de savoir). La Croix-Rouge entre en scène pour préciser qu’elle ne déplore « aucune victime expatriée ou rwandaise dans son personnel », « les passages des barrages se font sans encombre, les militaires rwandais traquant les Belges ». La Radio-Télévision des Mille collines (RTLM), surnommée « radio machette », est mentionnée – non pour dénoncer ses appels au meurtre des Tutsi et de sympathisants du FPR (traduire tous ceux qui ne sont pas d’accord avec le régime) – mais à l’occasion d’une critique d’un médecin de la Croix-Rouge « qui dément que les 190 blessés évacués à Gitarama étaient tous des blessés du FPR.». La RTLM est singulièrement absente des quotidiens, ce qui reste une énigme. Reste que celle qui la dirigeait dans l’ombre d’une main de fer, la femme d’Habyarimana, partisane de l’Akazu, du Hutu Power et des escadrons de la mort, est au même moment accueillie à sa descente d’avion à Paris par Mme Mitterrand en personne, un bouquet de fleurs à la main. Lors de l’opération Turquoise, la France refusera de brouiller les émissions de la RTLM. La 14 avril, Maria Malagardis s’intéresse au FPR, à l’ultimatum de 24 heures donné aux troupes étrangères pour quitter le Rwanda, à l’aide militaire fournie par la France dès 1990 et à l’incursion de l’APR au Rwanda. Elle insiste sur l’ambiguïté de la mission de l’ONU « alors que les miliciens et les escadrons de la mort n’avaient pas été démantelés ». Elle parle de 10 000 à 20 000 morts en moins d’une semaine. L’habitude de présenter un chiffre et son double suivra tout le génocide, et même après : on parlera de 500 000 à un million de morts. À ce stade, on saura en lisant ces chiffres de quel côté se situe le journal sur la qualification du crime… Les mots Hutu et Tutsi n’apparaissent pas. Dans un encadré sur le refus des prêtres et des religieuses de se faire évacuer, on insiste sur « la perspective évangélique de leur décision. » Rien sur l’Église, sa responsabilité dans le massacre, son formidable pouvoir foncier, sa mainmise sur l’enseignement et le système de santé, et le soutien inconditionnel de sa hiérarchie hutu au clan génocidaire d’Habyarimana. Toujours pas de Hutu et de Tutsi au Rwanda. Le 17 avril, l’historien français d’origine rwandaise José Kagabo est interviewé comme expert. Il replace le Rwanda dans son contexte politique. La rubrique « Repères » insiste : « Le FPR intègre une forte composante hutu », précision qui tranche avec Le Monde où le FPR est affublé constamment du qualificatif « rebelles de la minorité tutsi ». La Croix légitime très vite le FPR, ce que Le Monde fera avec retard à un moment qui coïncidera avec l’avancée inéluctable et la victoire de ce mouvement. Maria Malagardis évoque le refus d’ambassades « de porter secours à des personnes en danger de mort immédiate ». C’est là une allusion à l’abandon du personnel tutsi, voué à la mort à l’ambassade de France. Le 25 avril, le ton change avec Bernard Gorce, qui invite le responsable Afrique de Caritas Internationalis : la faim, l’aide alimentaire sont au centre des discussions. Rien sur les Hutu et les Tutsi. Gorce manie la confusion, englobe les victimes dans un « tous affamés, tous à aider ». On ne sait toujours rien ce 25 avril de la systématisation des tueries, des cibles tutsi, des listes noires, de la planification. Le génocide des Tutsi en tant qu’opération d’élimination en cours mais planifiée, et le soutien de la France aux génocidaires rentrent dans La Croix le 27 avril par la voix d’un rescapé, Charles Rubagumya, bibliothécaire au centre culturel français de Kigali : « 800 mètres et la mort à chaque coin de rue. Car Charles est Tutsi. » Le mot génocide n’est pas employé. Son périple est décrit sur une page entière avec des photos. Le compte rendu de sa fuite éperdue et du refus de son évacuation par les soldats français permet pour la première fois de s’orienter sur la responsabilité du gouvernement français, d’autant qu’il témoigne de l’aide fournie par ces même soldats aux proches du président Habyarimana et aux orphelins protégés de sa femme Agathe (les moins en danger… ). Ce rescapé n’a pas été interviewé par Le Monde, il le sera en août. Le 28 avril, Agnès Rotivel (qui n’est pas encore envoyée sur place) précise les conditions dans lesquelles les massacres sont perpétrés : « les blessés sont souvent achevés dans la rue par balle » ; et surtout « 4 000 Tutsi qui s’étaient réfugiés dans les paroisses ont été assassinés, massacrés ». Le titre de l’article – certainement non choisi par la journaliste – est « la folie meurtrière », terme récurrent qui va tenir lieu de flou et d’absence d’explication dont on peut rapprocher l’expression « violence aveugle », habituellement utilisée par Le Monde. Il s’agit de meurtres prémédités, pas de bouffées délirantes ! Les Hutu font leur travail à heures réglées et ont été formés pour cela. Ils découpent soigneusement leurs victimes pour les faire mourir à petit feu. Il est fait allusion à Lucette Michaux-Chevry (ministre déléguée à l’Action humanitaire) qui veut, en concertation avec le ministère de la Défense français, affréter un avion Transall pour le Burundi. Une occasion manquée d’expliquer pourquoi c’est le Burundi qui est choisi pour aller au Rwanda et non pas l’Ouganda, ce qui aurait permis d’expliquer tout simplement que le FPR considère la France comme un ennemi, et que c’est réciproque. Le 29 avril, Agnès Rotivel titre « Rwanda : massacres dans l’indifférence ». Le mot génocide apparaît. Par un long article d’un rescapé à Paris, Joseph, un Hutu (lui non plus n’aura pas les honneurs du Monde), précise le génocide : listes de « tués sur ordonnance » ; amitiés entre les tueurs miliciens et les Français ; évacuation des ministres ; affolement de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud. En miroir, la langue de bois du Quai d’Orsay : « nous appuyons les initiatives des pays voisins afin d’obtenir le plus rapidement un cessez-le-feu et revenir à l’accord d’Arusha signé par le gouvernement de Juvénal Habyarimana. » Dans son commentaire, Agnès Rotivel rapporte les propos de Jean-Pierre Chrétien (deuxième spécialiste invité après Kagabo). Celui-ci insiste sur « l’étrange silence de la France » et pose la question essentielle : « quelles sont les raisons qui ont poussé le gouvernement français à évacuer la famille du dictateur ainsi que des membres notoires des escadrons de la mort connus sous le nom réseau Zéro ? » À l’inverse, le « commentaire » de la journaliste s’enferre dans le cliché d’« une révolte des paysans hutu contre leurs anciens seigneurs féodaux tutsi ». Le mois d’avril à La Croix est caractérisé par un démarrage lent et confus, mêlant les poncifs à l’absence des descriptions de massacres. La ligne s’affine cependant au fil des entretiens avec trois invités, l’un représentant le FPR, le second, José Kagabo, historien rwandais, et le troisième, Jean-Pierre Chrétien, universitaire spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs. Un tournant s’opère nettement dès le 27 avril avec l’ouverture de pleines pages sur les témoignages des deux rescapés, Charles et José – une spécificité de La Croix – , dont les récits détaillés ne laissent aucun doute sur la cible tutsi du génocide en cours, sur le soutien de la France au régime Habyarimana et aux amis en fuite de l’ex-Président. Il y a un effort didactique manifeste pour comprendre et faire comprendre ce qui se passe. Le mot génocide figure le 29 avril. Et donc je trouve que, pour La Croix, le bilan de la couverture des événements du mois d’avril n’est pas mauvais. MaiLe mois de mai commence tard (sauf oubli d’archives de notre part), le 18 mai, avec la publication d’une lettre non commentée d’une Rwandaise à Butare. Elle décrit, terrée dans une peur atroce, le crime, sa préparation, le travail des miliciens, les cibles électives tutsi et les Hutu « qui dénonçaient les abus du régime Habyarimana ». Tout est dit sur le crime de génocide. Les 21, 22, 23 mai, deux articles d’Agnès Rotivel sont annoncés en Une : « Rwanda : la France au banc des accusés » ; « Chape de plomb sur un dossier réservé ». La journaliste cite d’entrée une lettre, restée sans réponse, adressée à Pierre Bérégovoy en 1993 par Guy Penne, sénateur des Français à l’étranger : « De même que nous avons suspendu notre coopération avec le Togo, il m’apparaîtrait nécessaire d’avoir la même attitude au regard du Rwanda dans l’attente du rapport de la commission des droits de l’homme dans ce pays. » La journaliste renchérit avec les fonctions du lieutenant Chollet. Éric Gillet, de la FIDH, déclare que « la France a soutenu un régime d’assassins » et reprend en exergue le propos d’un membre de la cellule africaine de l’Élysée : « jamais la politique d’un pays d’Afrique francophone ne sera réglée par un pays anglo-saxon. » Maria Malagardis s’entretient avec le secrétaire général du FPR. Elle rappelle l’historique du mouvement déjà abordé en avril et invite Jean-François Bayart qui dénonce sans ambages : « Nous avons couvert un réseau d’assassins » ; « nous n’avons pas obtenu la destruction des cartes d’identité » ; « nous avons évacué les réseaux Zéro et Mme Habyarimana. » Agnès Rotivel révèle les liens entre le fils Mitterrand et celui d’Habyarimana et souligne que « seule une explication des responsables de la politique africaine de la France, réclamée à cors et à cris par tous à l’exception notable de la classe politique, permettrait une clarification et non une simplification. » La rubrique « Repères » dévoile la somme de 200 000 FF attribuée à Mme Habyarimana et à ses enfants (aux frais des contribuables français), sans analyse ni commentaire. Le mois de mai est donc pour La Croix celui de l’accusation de la France et de son soutien militaire, de la mise en cause de Jean-Christophe Mitterrand. Dans Le Monde, l’autre journal que j’ai lu, ce genre de critiques n’apparaîtra que le 7 juin. La Croix se range du côté du FPR, dont il reconnaît la légitimité politique. J’ai reçu les journalistes de La Croix au mois de mai 1994 à l’hôpital où j’intervenais, j’ai bien vu comment ils ont pu travailler. C’est moi qui leur ai fait interviewer, si l’on peut dire, des blessés sur les lits, une femme qui avait la lèvre arrachée et sa mère, qui ont raconté exactement comment ça se passait : l’appel du bourgmestre, les Tutsi qui se réfugient dans les églises, puis le bourgmestre qui appelle les FAR pour exécuter les réfugiés. Tout ça a été raconté et écrit comme tel dans le journal. Il n’y a en revanche pas d’article de fond sur l’Église au Rwanda, notamment sur la lettre qu’avait adressée le pape lui-même à un évêque de Kigali en 1985, lui intimant de cesser sa coopération avec le régime politique. Ce sera décrit dans Le Monde au moment de l’assassinat de cet évêque par le FPR. JuinDu 3 au 8, Maria Malagardis est envoyée spéciale à Gahini (Est), en zone libérée par le FPR. Elle rapporte la stratégie de guerre de l’APR, sa conquête de l’aéroport de Kigali, les premiers massacres de 1959, le rôle des Belges dans l’inscription d’une appartenance ethnique sur les cartes d’identité et la traque impitoyable des Tutsi, enfants compris. Le 9, « Le sacrifice de saints rwandais » raconte « le sacrifice d’une sœur hutu qui a protégé les Tutsi » et « admet que la foi chrétienne peut paraître absente de la tragédie rwandaise ». C’est un voile à peine soulevé sur les compromissions de l’Église et du clergé avec le pouvoir, voile qui aurait pu être soulevé à ce propos et qui ne le sera pas non plus lors de l’assassinat de l’archevêque de Kigali, de deux évêques et de 10 prêtres, par le FPR « qui soupçonnait les religieux d’avoir participé aux massacres de leur parents ». Ni rebond ni analyse de fond à ce propos. Le fossé se creuse. La Croix accuse et dénonce la France sur un versant politique et militaire, mais s’abstient d’évoquer les responsabilités de l’Église et du Vatican. La lettre du Pape reste évasive, ne nomme ni les responsables, ni les victimes et appelle « à une journée de réflexion sur nos responsabilités ». Une toute petite phrase du Père Blanchard le 16 juin, dans un article de Bernard Gorce, permet au lecteur très attentif de soupçonner l’Église au Rwanda : « L’Église est devenue l’employée du gouvernement. »[4] Bruno Chenu, dans son éditorial de juin, se démarque des envoyés spéciaux. Il reconnaît du bout des lèvres « qu’après 10 semaines de massacres nous ne pouvons plus parler d’accès de fièvre ou de sang » et parle des milices qui s’attaquent maintenant aux enfants pour – précise-t-il – qu’ils ne viennent pas grossir les rangs du FPR. Cette relativisation de l’innocence des victimes réduit le génocide à un règlement de comptes politique. Or la précision – « pour qu’ils ne viennent pas grossir les rangs du FPR » – ne figure pas dans le reportage de Maria Malagardis qui relate l’enlèvement et le massacre des orphelins tutsi de l’église de la Sainte-Famille. Les articles sur les prêtres et les religieux assassinés sont des encadrés, indiquant par exemple : 20 religieuses ou 10 prêtres assassinés. Il n’y a rien sur ce qu’ils ont fait avant, pourquoi et par qui ils ont été assassinés. Il y a d’ailleurs un black-out complet dans toute la presse sur les massacres dans les églises (les orphelins dont parle Maria Malagardis n’ont pas été tués dans le sanctuaire). Il est rarement spécifié qu’on y trouve des bébés, des enfants, des femmes. Alain Frilet me le faisait remarquer tout à l’heure au téléphone : aucun journaliste n’a pu assister aux massacres, aucun n’a vu en direct cette réalité du génocide, et c’est un vrai handicap pour l’information. Le 19 juin, l’humanitaire est questionné pour son soutien aux tueurs réfugiés en Tanzanie : « Benako refuge des tueurs rwandais », tandis que Philippe Biberson, de MSF, lance un appel « pour une intervention armée au Rwanda ». Sans précisions. L’opération Turquoise est vivement critiquée dans La Croix par la voix du FPR, mis en avant d’emblée : « Le FPR accuse la France de vouloir voler au secours des bourreaux aux abois », avec ce commentaire : « Bien des zones d’ombres demeurent encore aujourd’hui sur le rôle exact de la France au Rwanda ces dernières années. » En opposition radicale avec ses envoyés spéciaux, Noël Copin parle, dans une interview avec le Père blanc Guy Theunis, « des radios qui attisaient la haine », citant pêle-mêle « la radio nationale, la RTLM et la radio du FPR », ce qui est une contre-vérité. Ils parlent des Tutsi tués, « mais aussi des Hutu ». Il oppose l’extrémisme « d’un côté de ceux qui voulaient garder le pouvoir, de l’autre ceux qui voulaient l’obtenir ». La Croix en revient donc, sous la plume de Noël Copin, à une « simple » guerre, une mise dos à dos de deux groupes politiques également coupables, technique retrouvée continuellement dans Le Monde. Le contraste est frappant entre toute la série d’articles très précis sur les massacres commis par le gouvernement rwandais et cette espèce d’étouffoir que constitue la description de la situation par Noël Copin, qui de toute évidence tient à protéger l’Église et son interprétation des faits. Le ton et l’analyse de l’opération Turquoise par Mathieu Castagnet (envoyé spécial à Nyarushishi) changent en 24 heures. Le 28 juin, c’est l’engouement : le colonel Didier Thibaut « ayant sauvé in extremis des Tutsi dont l’extermination était prévue le soir de leur arrivée ». Volte-face le 29, où il s’aperçoit que les « personnes sur place ne croient pas aux objectifs humanitaires de l’opération Turquoise. Tout le monde est persuadé que la France va voler au secours de l’armée gouvernementale. » Il demande : « comment protéger les civils sans interférer avec l’avance du FPR et faire d’une façon ou d’une autre le jeu de l’armée gouvernementale, c’est là toute l’ambiguïté de l’opération Turquoise. » Au moment de l’affaire de la boîte noire, Paul Barril développe « en tout cas une version qui reprend celle de ses employeurs et de l’Élysée : l’attentat serait l’œuvre du FPR avec la complicité des Belges. » Dans un encadré sur le COS (Commandement des opérations spéciales) et le sauvetage des sœurs, le cardinal camerounais Christian Tumi est lucide : « Certes la France poursuit également ses intérêts, mais personne jusqu’à présent n’a osé s’engager. » JuilletLe 6 juillet, analyse de la zone humanitaire française « accueillant une majorité de civils hutu poussés par les troupes gouvernementales ». Le FPR dénonce, par la voix de Jacques Bihozagara, un « projet de néocolonisation ». Il accuse les Français « de consolider les bases arrières gouvernementales ». Le doyen Degni-Segui, un juriste ivoirien rapporteur de la commission des droits de l’Homme de l’ONU, déclare « qu’il s’agit d’une opération politique qui ne servait pas à grand chose » et ajoute : « Nelson Mandela s’est montré réservé. » Le journal du Père Blanc Otto Mayer sur les « rebelles tutsi » et l’armée qui se battent pour le contrôle de la capitale, rédigé le 8 avril 1994, est retranscrit. On y trouve une longue description détaillée des meurtres sans que soient identifiés ni les criminels ni les victimes. Si les critiques sur Turquoise abondent, pas d’indications permettant de porter des accusations précises. Le 13 juillet, de Kigali, Agnès Rotivel titre : « Le FPR inspire confiance ». Philippe Gaillard, chef de délégation du CICR, critique l’absence des ONG au Rwanda. Il affirme « que c’est parce que les représentants des États ont jugé la situation trop dangereuse et qu’égoïstement ils ont d’abord pensé à leur peau et surtout pas à celle des Rwandais », et ajoute : « Je me méfie des humanitaires qui déboulent avec force canons, hélicoptères et autres gadgets militaires du même style. » MSF revient sur sa position. Selon Philippe Biberson, son président, l’opération Turquoise gêne l’aide humanitaire. Aussi refuse-t-il l’aide financière du Quai d’Orsay. 12-19 juillet. Maria Malagardis : « Les rebelles refusent la zone de sécurité ». Démenti du FPR sur les accusations de tirs sur les soldats français à la sortie de Butare. Mathieu Castagnet à Kibuye s’entretient avec le Père Maindron, fidèle à la propagande : « Ces massacres ne peuvent s’expliquer que par la folie populaire. […] Les Hutu ont pensé que les Tutsi voulaient prendre leur revanche. C’est pour ça qu’ils ont pris leurs machettes. » Maria Malagardis critique Turquoise en opposant deux faits : d’une part, l’arrivée des réfugiés à Goma « s’est accompagnée d’une arrivée importante d’armes et de munitions transportées par les soldats et des forces armées gouvernementales en déroute » ; d’autre part, « les forces françaises disent continuer à s’opposer comme annoncé à toute entrée d’individu en armes quelle que soit l’origine. » De Paris, on surenchérit « en mettant en garde le FPR contre une tentative d’infiltration ». On devine que la France reste en « guerre larvée » avec l’APR. Repérage le 20 juillet de la présence de nombreux responsables de l’ancien régime Habyarimana dans la zone Turquoise. Agnès Rotivel s’intéresse au retour des réfugiés dans Kigali dévasté et titre « Rwanda : le FPR doit encore gagner ». C’est pour La Croix une nouvelle approche historique du FPR (la troisième). Elle décrit le sous-équipement de l’armée de l’APR – « uniformes de récupération » – et montre ses atouts : « 4 ans de guérillas », « Tactique de guérilla ». Elle constate une « victoire militaire incontestée », mais dans un pays « vidé de sa population ». Seule La Croix s’est intéressée à ce sujet pourtant essentiel, puisque, parallèlement avec le génocide, pendant trois mois, se déroule un conflit armé. Maria Malagardis est dans les camps au début du choléra. Elle cite Douste-Blazy : « la catastrophe humanitaire du siècle, si rien n’est fait dans les huit jours ». Les exactions meurtrières à l’intérieur des camps perpétrées par les réfugiés Interahamwe contre les quelques Tutsi et ceux qui les soutiennent ne sont pas encore abordées. 5. AutresL’Humanité Pour examiner comment L’Humanité a traité les événements du Rwanda, nous avons procédé différemment. Il était évident que le correspondant envoyé au Rwanda à la fin avril avait rapporté les faits sans rien dissimuler. Jean Chatain arrive le 27 avril. Dès lors, c’est lui qui informe le mieux sur les tueries hors de Kigali : 27, 30 avril ; 2, 3, 10, 12, 18 mai ; 1er, 2, 6 juin (2 juin : « De Nyamirambo à la colline des Tutsis. Récit d’un génocide » ; 6 juin : « Massacre avec préméditation dans l’église de Zaza »). Dans un éditorial du 18 juin, José Fort rappelle que L’Humanité a répercuté « l’immensité des crimes commis par l’armée et la dictature », que les articles de Jean Chatain sur les massacres dans les églises, l’anéantissement de villages entiers, la chasse aux enfants tutsi donnent l’ampleur du génocide. Les photos prises par Chatain sont reproduites dans plusieurs numéros du quotidien (ainsi, le 26 juin, de Rukava où « plus de 700 cadavres pourrissent sur la place de l’église »). L’Humanité publie de nombreux témoignages de prêtres rwandais, en particulier celui de l’abbé Jean Nkuruniziza (30 avril et 6 juin), à la différence des autres quotidiens qui rapportent les récits des prêtres européens. Son reportage du 30 avril, « Notre envoyé spécial raconte l’horreur », montre bien que, au moment où le représentant de la France au Conseil de sécurité, Jean-Bernard Mérimée, s’opposait à ce que les tueries soient qualifiées de génocide, l’envoyé spécial de L’Humanité, lui, n’avait aucun doute. Comme ce rapport cherche d’abord à représenter dans quelle mesure et en quels termes la presse quotidienne a parlé de la responsabilité de la France, nous avons limité notre examen aux numéros entre le 17 juin, date à laquelle Alain Juppé utilise à nouveau le mot « génocide » (il l’avait déjà employé le 16 mai) pour préparer l’intervention française au Rwanda, et le 2 juillet, où les militaires français s’approchent de Butare. C’est la période où L’Humanité titre presque chaque jour sur le Rwanda et où le quotidien ne cesse de s’interroger sur les motivations de la France. L’accusation est lancée dans le numéro de L’Humanité Dimanche du 26 mai au 1er juin, par Jean Carbonare qui, plus qu’il ne l’a fait dans Le Figaro et Libération, détaille le contenu du rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda publié en janvier 1993 (paru dans L’Humanité Dimanche du 18 au 24 février 1993) : il a vu dans le camp de Bigogwe, entre Gisenyi et Ruhengeri, « des paras commandos français qui formaient les soldats responsables des massacres dans la région. Par camions entiers, les civils étaient amenés, torturés et exécutés, et c’est aussi par camions entiers que les corps étaient enterrés dans une fosse commune près du cimetière. » Ces informations ont été recoupées par d’autres associations de défense des droits de l’Homme et des Églises. Carbonare ajoute que « les services de renseignements français tenaient tout le pays avec l’armée rwandaise » et que le Crédit Lyonnais a garanti des achats d’armes destinées aux milices. En avril 1994, on recevait la famille Habyarimana et le ministère de la Coopération lui a donné 200 000 francs « d’argent de poche ». Dans cet article, Carbonare écrit : « Nous pensons que le temps est venu d’ouvrir un débat national et même international sur les responsabilités des plus hautes autorités françaises. » C’est bien ce débat que nous ouvrons, dix ans plus tard, dans ce rapport. Le 17 juin, L’Humanité annonce que le gouvernement français envisage une intervention militaire au Rwanda et qu’elle est orchestrée par le RPR. Juppé intervient sur les chaînes de télévision le 15 juin et dans les colonnes de Libération, le 16. Jacques Chirac s’entretient avec Boutros-Ghali à New-York. Et Christophe Deroubaix de commenter : « Ce n’est pas tant le bien-fondé d’une intervention qui est posé que le contenu de celle-ci. » Dans son éditorial, José Fort rapporte des faits récents : « des officiers de l’armée rwandaise en stage à Paris ont été expédiés, il y a dix jours, via le Zaïre, et à bord d’un appareil affrété par le ministère de la Coopération, vers Gitarama, où siégeait le gang gouvernemental rwandais » ; « depuis le début des tueries, la France souterraine a multiplié les livraisons d’armes aux assassins et continué de former des militaires rwandais. » Jean Chatain revient sur les accablantes responsabilités françaises depuis 1991. Il se demande pourquoi Paris, qui se tait depuis avril, modifie maintenant son vocabulaire et il constate qu’en fait la France n’a pas changé sa position sur le fond, puisque Alain Juppé « s’efforce de renvoyer les deux camps dos à dos et, surtout, de badigeonner son gouvernement aux couleurs de la préoccupation humanitaire. » Le 18 juin, gros titre : « Rwanda : aider les Africains à arrêter la tuerie ». En page 2, Jean Chatain commente l’accusation de Colette Braeckman dans Le Soir du 17 juin : accusation, mais sans preuve formelle. Philippe Biberson, de MSF, est interviewé : « ce qui se passe au Rwanda est un génocide » ; il faut l’arrêter par tous les moyens, le plus vite possible ; l’intervention de la France est « extrêmement tardive », mais, si elle est conçue comme une protection des civils, on ne peut la rejeter. Dans son éditorial, José Fort dévoile la manipulation médiatique qui se prépare : « On peut aisément comprendre que de nombreux Français horrifiés par les images vues à la télévision soient favorables à une intervention prétendant protéger les populations. Le gouvernement français joue sur cette légitime émotion pour annoncer une opération sans donner à l’opinion publique les clés pour comprendre. Peu de Français savent que la dictature rwandaise a été soutenue à bout de bras par Paris. » Il rappelle que, à la fin mai, les milices et l’armée rwandaises recevaient des armes françaises, que des militaires rwandais en stage en France ont été réexpédiés sur les zones de combat, que la France réhabilite Mobutu en l’utilisant comme médiateur. Et il pose la question : « Une intervention militaire française n’aurait-elle pas pour objectif réel de figer la situation sur le terrain, donc de contrer l’avance du Front patriotique rwandais, et, sous couvert de “réconciliation nationale”, de trouver une issue conforme aux intérêts de la France officielle ? » Le 20 juin, il est clair que « Paris prépare une opération à haut risque au Rwanda ». Il faut néanmoins reconnaître (et L’Humanité n’est pas objective sur ce point) que, si l’OUA est hostile à l’intervention française – à l’exception des dictateurs –, elle n’est pas prête à envoyer rapidement des troupes et qu’il en est de même pour l’ONU – la décision prise le 17 mai de constituer une MINUAR II de 5 500 hommes reste toujours un projet. José Fort le reconnaît implicitement dans son éditorial du 22 juin : « Un jour viendra où la vérité éclaboussera bon nombre de ceux qui aujourd’hui brandissent une volonté “humanitaire”. Mais, sans attendre, il faut tout faire pour arrêter les massacres, placer les tueurs hors d’état de nuire. » Il pense qu’il n’est pas besoin d’une « aventure coloniale ». Il dit que l’OUA met 4 000 hommes à la disposition de l’ONU pour appuyer la MINUAR, mais il ne souligne pas le décalage dans le temps. De même, les ONG, comme le Conseil mondial des Églises, sont en majorité hostiles à l’intervention française. Elles se sont constituées en Comité national de solidarité France-Rwanda. La plupart des ONG sont d’accord : la France n’est pas neutre dans cette affaire ; on peut légitimement la soupçonner d’être « un pompier pyromane », dès lors qu’elle propose d’intervenir lorsque ses anciens protégés sont écrasés par le FPR. On ne doit pas, ajoutent-elles, parler de « rebelles » et « d’armée gouvernementale ». Ce serait ignorer la réalité : le FPR, que les médias ont diabolisé, est un parti « hautement responsable » ; de l’autre côté, il n’y a pas « une armée gouvernementale, mais des putschistes ». 23 juin. La France a déjà acheminé soldats et matériels à la frontière rwandaise du Zaïre lorsque le Conseil de sécurité adopte, le 22 juin, la résolution autorisant la France à intervenir au Rwanda. L’opération reprend le nom de code donné à l’une des opérations des paras pendant la guerre d’Algérie : « Turquoise ». On peut continuer à se poser des questions sur les véritables motivations de cette intervention : « Pourquoi cette précipitation des autorités françaises alors qu’elles ont laissé pendant deux mois les milices présidentielles – qu’elles ont armées et entraînées – massacrer des centaines de milliers d’enfants, de femmes et d’hommes, quelle que soit leur communauté ? Pourquoi avoir accepté le retrait, dès le début du génocide, des Casques bleus présents au Rwanda et renvoyer les paras, huit semaines plus tard ? Pourquoi cet entêtement à intervenir à n’importe quel prix alors que les suspicions sur les véritables motivations françaises sont largement partagées ? » (Christophe Deroubaix) ; « Qui la France veut-elle sauver, les victimes ou les bourreaux ? » Dans ce numéro du 23 juin, Jean Chatain fait une revue de presse. Il relève les positions prises dans Le Figaro – le discours ethniste de Lambroschini, conforme à la position gouvernementale – et dans Libération, qui « campe sur son quant-à-soi, posant des “questions sur une intervention”, sans vraiment y apporter de réponses ». Le 24 juin, l’intervention française occupe 5 pages du journal. Elle a commencé la veille : 18h17, dépêche AFP ; journal télévisé de 20h. L’Humanité titre : « Les paras au Rwanda, l’engrenage du pire ». Dans ce n°, Jean Chatain désigne le préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagimbiki, comme un futur inculpé pour un tribunal international – ce sera la première ville où arriveront les militaires français. Le représentant en Europe du FPR, Jacques Bihozagara, réfute l’argument humanitaire : « l’intervention est une agression ». Et il ajoute : « Le génocide est consommé. Deux tiers de l’ethnie tutsi et 90 % de l’élite intellectuelle hutu ont péri. » Le 28 juin, Michel Muller publie un document prouvant la planification du génocide : une directive « secrète » du 21 septembre 1992 établissant la liste des « milieux ennemis », une liste qui correspond à celle des personnes éliminées depuis le 6 avril 1994. Muller pose la question : « Est-il un tant soit peu imaginable que les autorités françaises, militaires, diplomatiques et politiques au plus haut niveau n’étaient pas informées de la préparation du plan d’extermination ? » Il conclut en posant une autre question que l’on peut s’étonner de n’avoir pas lue dans les autres quotidiens : « Comment peut-on, encore aujourd’hui, justifier, comme on l’affirme dans les “milieux proches du pouvoir”, qu’il s’agit d’aboutir à un “compromis” entre les responsables du génocide et ceux qui les combattent ? » Les propos négationnistes de Paul Barril, qui nie le génocide et parle de désinformation, sont dénoncés par Jean Chatain, le 29 juin. Le 4 juillet, le journaliste s’inquiète d’un premier accrochage avec le FPR près de Butare où, depuis plusieurs semaines, les FAR et le FPR s’affrontent. Jean Chatain revient sur les massacres à Kigali, les 15, 19 et 20 juillet. Régulièrement, L’Humanité publie des photos de victimes du génocide. Le 22 août, Turquoise s’en va, les problèmes restent. Les criminels ont pu, en toute impunité, se rendre au Zaïre, d’où ils préparent leur reconquête du Rwanda. La MINUAR II a pris la relève : 2 000 Casques bleus déployés dans le secteur de Butare. Des milliers de réfugiés de la « zone humanitaire sûre » tentent de gagner le Zaïre. Mobutu ferme la frontière, puis l’entrouvre. Alain Juppé déclare que la balle est maintenant dans le camp rwandais (FPR). La France officielle s’en lave les mains. MSF : « Malgré un succès médiatique incontestable, l’opération Turquoise n’est qu’une simple gesticulation sans aucun effet sur l’avenir des populations rwandaises. » Et Arnaud Spire de citer Libération : Turquoise « a davantage contribué à redorer l’image de la France qui a armé le bras des assassins qu’à rétablir une paix durable au Rwanda. » Au terme de cette revue de presse partielle, on ne peut que regretter que L’Humanité n’ait pas jadis été aussi lucide sur les crimes du régime soviétique. Mais il est incontestable que le quotidien redore ici son image ! Le Quotidien de ParisNous n’avons consulté Le Quotidien que dans le court intervalle entre la proposition française d’intervention et le début de celle-ci : du 17 au 29 juin. Mais il est important de revenir en arrière sur un article du 20 avril 1993 où, sous le titre « Rwanda : la France dans le piège des Khmers noirs », se prépare le discours négationniste. Le propos est en effet de montrer – comme le montre également une interview du colonel Delort par Laurence Simon sur France Inter, le 28 mars 1993 à 13h15 – que la France aide le président Habyarimana pour lui permettre de contenir un adversaire exécrable : une guérilla que l’on peut rapprocher de celle des Khmers rouges, qui ont commis au Cambodge, après leur prise du pouvoir, des crimes de masse assimilables à un génocide. C’est donc d’abord dans la ligne de ce propos de 1993 que sont rédigés les premiers articles sur l’opération Turquoise. « Face à l’incapacité manifeste de la communauté internationale à enrayer la poursuite des génocides interethniques [sic] au Rwanda, la France relance l’idée d’une intervention militaire », titre le numéro du 17 juin, en page 2. Paul Cambon explique : « depuis le vote de la résolution 918 [création de la MINUAR II], la lourde machine onusienne n’a que peu avancé alors que les massacres ne perdaient pas en intensité, bien au contraire » ; l’initiative Juppé viserait à en accélérer la mise en œuvre. Le Quotidien cite la radio du FPR, radio Mohabura, captée par la BBC à Nairobi, qui confirme l’assassinat des 40 enfants de la Sainte-Famille par les miliciens, mais il équilibre le propos en affirmant que plus de cent réfugiés hutu du camp de Bugabira au Burundi ont été tués par des éléments des forces armées burundaises. Le 22 juin, gros titre en première page : « Rwanda. Y aller quand même ! ». Dans son éditorial, Philippe Tesson déclare : le devoir d’intervention de la France s’impose ; ne rien faire serait un « crime de lâcheté ». Il apprécie que « l’initiative française qui répond à cette obligation morale » soit prise « tous pouvoirs confondus ». Paul Cambon explique : ce soir, à New York, le Conseil de sécurité va sans doute se prononcer en faveur du projet français dont Balladur vient de fixer les cinq conditions. Il ajoute qu’une mission militaire française « d’évaluation » est arrivée à Goma. Le lendemain, Philippe Tesson se réjouit du feu vert du Conseil de sécurité : « C’est une incontestable victoire pour notre pays, son président et son gouvernement. » Henri Vernet, l’auteur de l’article de 1993 cité plus haut, rappelle dans quelles limites se situe cette opération « à caractère strictement humanitaire ». Le porte-parole du gouvernement, Nicolas Sarkozy, parle du « sentiment de parfaite entente » dans lequel cette opération a été décidée, mais le journaliste du Quotidien, Éric Zemmour, ne peut s’empêcher de révéler qu’il y avait deux positions : Mitterrand et Juppé en faveur de l’intervention ; Balladur et Léotard « qui ont, dès le début, mis les deux pieds sur le frein » et qui ne les ont pas ôtés depuis. Zemmour évoque la proximité de l’élection présidentielle – « la rivalité Chirac-Balladur n’était pas absente de cette affaire. D’ailleurs, est-elle absente de quoi que ce soit aujourd’hui ? » – et le plaisir que prend François Mitterrand à ces désordres majoritaires. Henri Vernet explique : si Paris s’engage si tard, c’est pour contrer le syndrome Kouchner – omniprésent au Rwanda alors que le secrétaire d’État à la santé Philippe Douste-Blazy a été plus discret et Lucette Michaux-Chevry, successeur de Kouchner à l’Action humanitaire, inexistante – et le syndrome de Fachoda. Comme si Le Quotidien, gêné de suivre la ligne gouvernementale officielle, se rattrapait en rentrant dans la cage aux lions politique ! Le 29 juin, le « volet humanitaire » de Turquoise se met en place avec l’évacuation de 1 500 survivants de Nyanza, puis de 35 religieuses et de 8 orphelines du couvent de Kibuye. Le lecteur du Quotidien ne peut pas, à la seule lecture de ce journal, comprendre qu’un génocide a été perpétré au Rwanda. C’est un bon exemple de désinformation par ignorance et paresse à s’informer. DiversNous n’avons consulté que quelques articles des autres quotidiens nationaux et de la presse quotidienne de province consacrés au Rwanda, et il est probable que plusieurs références importantes nous ont échappé. Mais ce choix ne fut pas sélectif. Bruno Fanucchi rapporte dans Le Parisien libéré du 11 avril les propos de Madeleine Mukamabano, journaliste à RFI : « Ce qui se passe à Kigali n’est pas du tout un conflit ethnique. Certes, la garde présidentielle et les milices comme le Comité de défense de la République – qui sont composés à 100 % de Hutus – se livrent à des massacres à l’encontre de la minorité tutsie, mais ils tuent aussi des personnalités politiques hutues comme le Premier ministre et tous les chefs des partis de l’opposition qui s’étaient ralliés à l’idée d’un gouvernement d’union nationale. Ils tuent en réalité tous ceux qui œuvraient pour l’ouverture politique du pays et le partage du pouvoir. C’est l’occasion pour eux d’éliminer tous les partisans de la démocratie et de liquider définitivement, dans la foulée, tous les Tutsis, en commettant un véritable génocide. » Cette journaliste d’origine rwandaise parle d’un génocide. Le même jour, dans Libération, Jean-Philippe Ceppi parle aussi de génocide. On ne pourra pas dire que la presse ne l’a pas dit ! Mais Madeleine Mukamabono est encore plus précise : « À l’inverse du nouveau gouvernement qui vient de s’autoproclamer à Kigali et qui est composé des membres les plus extrémistes de l’ex-parti unique, les rebelles du FPR souhaitent toujours l’application des accords de paix signés en août à Arusha, en Tanzanie, avec le pouvoir. Ils ont décidé de marcher sur Kigali pour ne pas laisser les populations civiles se faire massacrer en se croisant les bras comme l’ont fait l’armée rwandaise ou les Casques bleus de la Minuar qui n’ont pas bougé. » Comment se fait-il que ce soit Le Parisien libéré, qui n’a pas la réputation d’être un grand journal politique, qui publie la meilleure analyse faite par la presse à cette date et que ces propos si lucides n’aient été repris ni par la presse, ni par la radio, ni par la télévision et encore moins par les responsables politiques ? Il y avait là pourtant de quoi alimenter une réflexion sur le génocide qui commençait à peine et sur les moyens de l’interrompre. Info Matin fait, le 2 juin, un bilan historique du « fascisme des Mille Collines » et du « génocide annoncé » sur lequel il y a peu à redire, à l’exception d’un encart sur « Hutus et Tutsis » qui reste imprégné de préjugés ethniques. La mise en accusation de la France est, en particulier, présentée sans détour. Le 7 juillet, le même journal rapporte la « montée au créneau » de Valéry Giscard d’Estaing sur TF1. L’ancien président s’inquiète du tournant pris par Turquoise face à l’avance du FPR : que va-t-on faire, face au FPR ? « Il y a des Tutsis qui avancent. Va-t-on s’opposer à leur avance ? J’ai entendu le colonel qui commande dire : “S’ils avancent, on tirera sur eux” […] Tirer sur qui ? De quel droit ? […] On a les Tutsis qui avancent, c’est-à-dire les victimes, et on a derrière nous une partie de ceux qui ont procédé aux massacres. » Giscard fait allusion à la déclaration fracassante du colonel Thibaut : « Nous ne ferons pas de quartier au FPR. » Jean-Philippe Desbordes rappelle que le commandant du détachement du 1er RPIMa au Rwanda aurait été le conseiller militaire du président Habyarimana entre 1990 et décembre 1993, une information confirmée par Le Soir de Bruxelles. Ouest France publie le 24 mai un article de Joseph Limagne qui parle des 27 000 cadavres mutilés charriés par la rivière Akagera, aux abords du lac Victoria, en Ouganda. Le journaliste rappelle que l’on massacre dans les collines depuis sept semaines, que la France connaît « trop bien » le Rwanda et qu’elle ajoute, à la honte d’avoir été depuis octobre 1990 témoin du début d’un génocide, celle « de l’avoir laissé naître sans rien dire ». Et il conclut : « Encore faudrait-il que nos dirigeants nous disent quelle logique, quelles amitiés, quels intérêts nous ont au mieux aveuglés, au pire rendus complices de ce qu’il faut bien appeler un crime contre l’humanité. » Le 21 juin, Joseph Limagne recueille les propos de Jean Carbonare qui, comme il le fait dans plusieurs journaux, accuse la France sans détour : Paris est « dans la situation du pyromane qui veut jouer au pompier ». Le 27 juillet, une interview du professeur Gentilini, revenu de Goma, souligne le transfert d’intérêt. Ce spécialiste des maladies infectieuses sait comment endiguer une épidémie de choléra, mais le choc qu’il a ressenti en voyant le spectacle horrible des camps ne l’a pas amené à s’informer sur les causes de « l’exode », sur le sens du mot « génocide », ni sur la différence entre Auschwitz et Buchenwald : « C’est une image d’horreur des camps de concentration, telle qu’on l’a découverte à la Libération, à Buchenwald, Auschwitz, Dachau. S’il faut des preuves d’un génocide direct par une tuerie qui a précédé l’exode ou indirect par ses conséquences, les voilà. » Ce sont de telles ambiguïtés, glissées innocemment par des médecins aux mains propres, qui préparent le négationnisme. Le 28 juillet, Christian Lecomte explique la stratégie des FAR : dans un premier temps, par la radio des Mille Collines que les militaires français n’ont toujours pas neutralisée, poursuivre l’intoxication sur les infiltrations du FPR dans la zone humanitaire sécurisée ; dans un second temps, gagner le Zaïre avec leurs armes. 5 000 soldats des FAR ont déjà franchi la frontière mêlés à 250 000 réfugiés hutu. « Fixer les populations semble être le mot d’ordre. Le gouvernement exilé cherchera à y puiser le gros du bataillon qui passera à l’offensive le jour venu. Toute une stratégie, déjà utilisée par les Khmers rouges cambodgiens dans le nord de la Thaïlande. » Dans Le Progrès de Lyon du 3 juillet, une interview par Marcel Legendre du père Jean-François sur « l’enfer de Kibuye ». Le prêtre ne prend pas position et se situe entre « les milices hutues » et les « rebelles tutsis ». Le quotidien ne commence à comprendre les composantes du drame rwandais qu’avec une interview de François-Xavier Verschave qui fait « une critique très dure de la politique africaine de la France, longtemps préservée du débat démocratique ». La Voix du Nord publie, le 2 juin, le témoignage de Jean-Louis Brochen, bâtonnier au barreau de Lille, qui a accompagné Bernard Granjon en Ouganda mi-mai. Il a découvert, non sans étonnement – ce qui montre bien que les préjugés ont la peau dure –, « l’organisation et le sens de la responsabilité dont témoignent les forces du FPR. Ce sont eux, Hutus et Tutsis mêlés, qui ont demandé aux organisations humanitaires de les aider à organiser hôpitaux et camps de réfugiés. Tous affirment vouloir instaurer une démocratie, sans esprit de revanche. » Et il conclut : « Il ne s’agit pas d’une guerre ethnique, mais d’une guerre pour le contrôle du pouvoir par une faction politique. Il s’agit aussi d’un génocide programmé. » Le survol rapide de ces trois grands quotidiens de province confirme l’impression ressentie à une recension de la presse quotidienne nationale : la presse reste le plus souvent indépendante du pouvoir, mais elle est influencée par ses sympathies politiques, ses directives rédactionnelles et la désinformation qui lui est régulièrement déversée par les centres d’information au service du gouvernement. Il faut aussi constater que la plupart des envoyés spéciaux qui, sur place, découvrent ce qu’est un génocide, sont sincèrement bouleversés et indignés, qu’ils veulent venir en aide aux rescapés et se faire les interprètes des vérités que ceux-ci révèlent. Ces journalistes ne songent ni à dissimuler, ni à dénaturer les faits. C’est cette indignation qui va limiter la désinformation orchestrée de Paris et préserver en partie l’honneur de la presse. 6. Les hebdomadairesNous n’avons consulté sur cette période (avril à août 1994) que quelques périodiques, Le Nouvel Observateur, Télérama, Jeune Afrique et les deux principaux organes catholiques, La Vie et Témoignage chrétien. Nous cherchions seulement à obtenir une réponse à la question suivante : dans quelle mesure les hebdomadaires ont-ils couvert le génocide, eux dont la fonction est, plus encore que pour les quotidiens, non seulement d’informer, mais d’interpréter et d’expliquer ? RougeRouge publie le 7 juillet le communiqué fait le 4 juillet par sept associations humanitaires sous le titre : « Zone humanitaire sûre : la France va-t-elle protéger les responsables des massacres et du génocide ? » En cinq points, ce texte analyse très clairement le génocide des Tutsi, Turquoise, le « cadre légal de transition politique » défini à Arusha et la nécessité de « juger les criminels, les responsables et les propagandistes de l’État totalitaire ». Le journal annonce la publication du numéro spécial Rwanda du bulletin de Frères des Hommes, Une seule terre. Le Nouvel ObservateurLe Nouvel Observateur avait rendu compte, dans son numéro du 11 mars 1993, du rapport de la Commission d’enquête dont Jean Carbonare se fait l’écho dans plusieurs journaux en mai et juin 1994. Les titres et sous-titres de cet article de Laurent Bijard étaient éloquents : « Les charniers du Réseau Zéro » ; « Purification ethnique au Rwanda » ; « À Kigali, le général Habyarimana ne se maintient au pouvoir que grâce au massacre de la minorité tutsie et des Hutus qui ont “trahi la cause”. La France renforce une inexplicable aide militaire à cette dictature. » Aussi n’est-on pas surpris que la direction de cet hebdomadaire envoie en mai 1994 Jean-Paul Mari et le photographe Gilles Peress « couvrir » le génocide. Le numéro du 19 mai contient quatre pages de reportage. Le titre (« Rwanda, voyage au bout de l’horreur ») et le sous-titre (« La tragédie qui a transformé le Rwanda en champ de bataille, ses villes et ses routes en charnier, n’est pas une guerre ethnique entre tribus hostiles, mais l’extermination organisée et systématique de ceux qui s’opposent à un pouvoir armé et soutenu par la France ») donnent le ton de l’article, complété par une photo de charnier. Le reporter sait, le photographe fixe. Mari isole les trois lignes de force : le conflit entre deux ethnies fabriquées et caricaturées ; la division régionale Nord-Sud ; la fracture politique. Il explique pourquoi le Rwanda est devenu « un pays de cauchemar ». Une interview de Kagame faite par Laurent Bijard à Johannesburg souligne le malaise provoqué par l’entêtement français à soutenir la dictature. Dans le numéro suivant (27 mai), Le Nouvel Observateur explore « les racines de la haine » en interrogeant Jean-François Bayart. Celui-ci approfondit l’analyse de l’ethnisme en traitant de « la quatrième ethnie », des « évolués » qui fixent « la conscience ethnique ». Il explique pourquoi la France a été prise dans l’engrenage du soutien à la dictature et à sa propagande de purification ethnique. Il rappelle que, en avril, la France a évacué en priorité Mme Habyarimana et les principaux responsables du réseau Zéro. Dans le même numéro, quatre pages de photographies de Gilles Peress sont plus éloquentes qu’un long article. Ces photos disent les victimes, les armes, les combattants, l’exode vers le camp de Benako [5]. Le Nouvel Observateur a rarement publié autant de photos sur un seul sujet. Laurent Bijard fait, du 30 juin au 27 juillet, quatre reportages. Il suit les troupes de Turquoise et, chaque semaine, donne un angle de vue différent. Premier reportage : les militaires français à Cyangugu, « obligés de bouder l’accueil chaleureux d’une population hutue qui chante les louanges de “l’ami Mitterrand”. Ils savent en effet qu’au moindre dérapage de leur mission humanitaire, ils peuvent être entraînés dans des affrontements. » Bijard rapporte le sauvetage des 8 000 survivants de Nyarushishi, sans dissimuler les difficultés opposées par les miliciens hutu, « les gardiens de barrière » qui montent des barrages. Il raconte les retrouvailles entre le colonel Thibaut et le colonel de gendarmerie rwandais, vieux complices de l’opération Noroît – l’intervention française d’avant le génocide, pour sauver le régime Habyarimana contre le FPR. Deuxième reportage dans le « Vichy tropical », « au cœur du réduit hutu, à Gisenyi, une région où tous les Tutsis ont été massacrés. Les dignitaires du “Hutu Power” défilent à l’hôtel Méridien et une noria d’hélicoptères Gazelle met à l’abri les ministres les plus compromis. Une plainte pour génocide vient d’être déposée par William Bourdon et Daniel Jacoby contre les responsables et complices des massacres. Certains ont été évacués par un avion français à Bujumbura, le 12 avril, dont Ferdinand Nahimana et Protée Zigiranyirazo (Monsieur Zéro). » Dans le numéro suivant, Anne Crignon recueille le témoignage d’un membre du PSD (opposition), Joseph Ngarambe, l’un des rares rescapés des libéraux hutu. Il a été évacué le 12 avril de l’ambassade de France où il s’était réfugié. Il y avait là 200 Rwandais dont tous les membres de l’akazu (le clan au pouvoir), le ministre de la Santé, Casimir Bizimungu et celui du Plan, Augustin Ngirabatware, ainsi que Nahimana. L’ambassadeur a fait détruire toutes les archives. Il confirme que l’avion est parti sans emmener le personnel tutsi de l’ambassade. Troisième reportage, publié le 14 juillet, sur la débâcle : un million de Rwandais fuyant vers le lac Kivu, encadrés par les Interahamwe. Le flot traverse Ruhengeri, « dernier verrou avant la chute finale des troupes gouvernementales ». Interrogées par Laurent Bijard, quelques personnes expliquent : « ceux qui souffrent aujourd’hui, ce sont les pauvres. Les riches hutus, eux, sont déjà partis se mettre à l’abri. » Au Sud, le dispositif de Turquoise est entièrement déployé, mais la « zone humanitaire » que les militaires tentent de protéger « est sur le point de se transformer en une réserve hutue pratiquement ingérable. » Les ONG boudent la zone et son armée et l’on s’interroge sur « les véritables buts géostratégiques – non avoués ou non avouables – de la France dans cette région du globe ». Le dernier reportage, publié le 21 juillet, porte sur « le cauchemar humanitaire à Goma » et la « nouvelle version de la politique de la terre brûlée, celle de la terre vide ». François Schlosser révèle la face cachée de Turquoise : elle empêche le FPR de contrôler tout le Rwanda ; c’est dans la « zone sûre » que se sont d’abord réfugiés les hautes autorités du gouvernement intérimaire, en particulier Théodore Sindikubwabo et Jérôme Bicamumpaka ; « la France, qui s’est déclarée prête à livrer à l’ONU les responsables du génocide, semble avoir en réalité protégé leur fuite. » Rony Brauman confirme que cette zone est un sanctuaire pour « ce ramassis de tueurs psychopathes ». Il relève cependant les aspects positifs de l’intervention française : « L’ONU et l’OUA auraient dû être les moteurs d’une intervention destinée à stopper la machine de mort. Hélas, on a très vite compris que ces deux institutions se lavaient les mains de ce qui se passait au Rwanda » (et la passivité de ces institutions pose une question qui ne doit pas être dissociée d’une critique de Turquoise). Brauman conclut : « Tout doit être mis en œuvre pour que soient jugés dans un vrai procès les principaux auteurs et les commanditaires du génocide. » TéléramaC’est dans Télérama que l’on trouve, le 11 mai, une référence à la pétition signée par les chercheurs de l’EHESS contre la lecture « ethniciste » des massacres. Elikia M’Bokolo, historien d’origine zaïroise, analyse les relations entre les différents groupes dans la société rwandaise précoloniale, une identité plurielle qui n’était pas réduite à l’ethnie. Il démonte le mythe des haines ancestrales et prie les médias de cesser de parler de l’Afrique en termes globalisants au lieu d’observer des situations locales. Le 29 juin, une enquête de François Misser sur « Radio-machette », « Radio-la-haine », développe l’article précurseur qu’il a publié sur le sujet dans Témoignage chrétien du 3 juin. Le 27 juillet, six pages sont consacrées au Rwanda. Dominique Sigaud tente de comprendre les raisons qui poussent à l’exode plus d’un million de réfugiés : la peur, la spirale du meurtre, la propagande de haine – « Donne du lait au ventre qui a avalé la haine, il haïra davantage », dit un proverbe rwandais. Et Sigaud d’espérer qu’un jour « les Rwandais cesseront de fuir ce qu’ils sont : un même pays de deux peuples mêlés » [Ce n’est pas si difficile de faire du bon journalisme !]. Françoise Bouchet-Saulnier, avocate de MSF, rappelle que ce qui se passe à Goma a commencé à Benako en mai (400 000 personnes poussées par leurs leaders) : « Ce sont les massacreurs qui sont là, pas les victimes. Entre le quart et la moitié des Tutsi ont déjà été exterminés [il était difficile à cette date de faire une estimation] … Les chefs gonflent le nombre de leurs effectifs et rackettent l’aide internationale. » Ce ne sont pas, insiste-t-elle, des déplacements spontanés de population, mais une tactique voisine de celle des Khmers rouges : forcer la population à l’exode et la prendre en otage. Faisant le bilan de Turquoise, l’avocate demande aux téléspectateurs [elle est interviewée pour Télérama] de regarder entre les images et de ne pas oublier que les journalistes sont accrédités auprès de l’armée. Jeune AfriqueOn ne pouvait guère attendre de Jeune Afrique une couverture honnête du génocide. Dans son numéro du 11 avril, l’hebdomadaire se préoccupe surtout de l’identité des auteurs de l’attentat du 6 avril et il penche vers une responsabilité du FPR. Le 30 juin, François Soudan se demande cependant pourquoi la France se mêle de cette affaire. Et c’est là que ce journal – trop souvent engagé dans une désinformation systématique – se montre utile, parce qu’il détient de précieuses informations que nous n’avons pas relevées ailleurs, sur la chronologie des événements du 10 au 15 juin. Le 10 juin, massacre des enfants de l’orphelinat du père Blanchard. Alain Juppé déclare à des journalistes que la France n’a rien à faire là-bas. Le 11 à 20 heures, les journaux télévisés reviennent sur la tuerie de l’orphelinat. Les certitudes du Quai d’Orsay s’émoussent. Le 13 juin, le 30ème sommet de l’OUA se tient à Tunis. La France y a dépêché des observateurs : Bernard de Montferrand, Philippe Bourdillon, Bruno Delaye. L’Afrique avoue son impuissance. Le Ghanéen Jerry Rawlings aurait déclaré : « Je déteste avoir à dire cela, mais c’est à vous, Occidentaux, d’y aller, du moins dans un premier temps. » Le 14 juin, le Père Blanchard tient une conférence de presse, reprise par l’ensemble des médias. Le mercredi 15 juin, après le Conseil des ministres, François Mitterrand confie à Balladur et Juppé qu’il faut faire quelque chose et qu’il « en assume l’entière responsabilité ». Juppé saisit le propos au vol et, dans l’après-midi, rend publique la volonté d’intervention de la France. Jacques Chirac le soutient : l’intervention est un « missile » contre Balladur. Pendant une semaine, Balladur et Léotard tentent de réduire la portée et le cadre de l’opération. Nul ne croit au caractère purement humanitaire de Turquoise. Jeune Afrique n’aimait pas le FPR – et c’est un euphémisme (bien qu’aujourd’hui sa position ait changé à 180°). Bien entendu, l’hebdomadaire reconnaît que les extrémistes hutu sont « les principaux responsables du génocide ». Mais, ajoute Géraldine Faes (qui fait le 28 juillet, donc après la fin de la guerre civile, le bilan de cette « autodestruction »), « à trop vouloir présenter l’ex-mouvement rebelle [sic] comme une armée de libérateurs, on en oublierait presque qu’il a sa part de responsabilité dans le déclenchement de la violence conduisant au génocide » – elle fait allusion à l’offensive d’octobre 1990. Elle ajoute encore que la France, en soutenant Turquoise, a « sérieusement sous-estimé les difficultés et que les médias sont, quand elles [ils ?] parlent de l’Afrique, d’abord préoccupés par le degré de catastrophe : « Dans quelques semaines, lorsque tous les reportages auront été faits et que l’horreur sera devenue répétitive, le Rwanda retombera à son tour dans l’oubli », comme la Somalie et le Liberia, mais surtout l’Angola et le Sud-Soudan où la percée médiatique ne s’est pas faite. Lorsque, la semaine suivante (4-10 août), un lecteur s’inquiète de la crédibilité de son journal – « Informez-vous sans ce besoin de diaboliser systématiquement les acteurs politiques africains qui déplaisent à Paris » –, François Soudan répond : « […] n’attendez pas de nous que nous prenions parti au sein de la guerre civile rwandaise », laquelle est terminée depuis plusieurs semaines. Jeune Afrique est, à l’évidence, un hebdomadaire bien informé qui tient avant tout à maintenir de bonnes relations avec le gouvernement français. Le Journal du DimancheLe Journal du Dimanche publie le 3 juillet 1994 un article de Franck Johannès : « Les Kalachnikov de l’étrange pasteur » qui détaille le mode d’approvisionnement en armes des FAR. Tous les soirs, depuis la mi-avril, des Boeing 707 de la compagnie Avistar Airlines atterrissent à Goma, venant du Nigeria. Les armes sont remises aux FAR par le pasteur Dany Bono, agent des services zaïrois, en présence parfois du général zaïrois Tembele, commandant la région militaire de Goma. Elles sont ensuite emmenées vers Gisenyi. La VieDans La Vie (16 juin), Jean-Claude Petit est bien conscient que « l’innommable est là sous nos yeux ». Des musiciens africains crient : « Informons ! », « La tragédie rwandaise est politique, pas ethnique » (groupe Touré) ; « Il faut informer, expliquer, expliquer encore l’Afrique, dans les lycées, les banlieues » (Manu Dibango). Dans son numéro du 7 juillet, l’hebdomadaire catholique publie une interview de Jean-François Bayart, plus détaillée que celle parue un mois plus tôt dans Le Nouvel Observateur, puisque ce chercheur introduit dans l’explication du génocide des paramètres jusqu’alors négligés par la presse : « La dimension ethnique est un épiphénomène face à la dimension agraire, économique et sociale de la question […]. Pour une jeunesse privée de revenus, et donc d’un accès légitime aux femmes, devenir milicien c’est acquérir un statut social et obtenir un salaire [...]. La guerre, l’enrôlement dans les milices, est un moyen de survie pour la jeunesse qui représente 60 % de la population africaine […]. On n’a pas suffisamment dit dans la presse que les assassins étaient des condamnés à mort en sursis : 30 à 40 % de la population de Kigali est séropositive [6] […]. Dans cette folie meurtrière, il y a aussi le dérèglement d’une société hantée par la mort. » Témoignage chrétienDans un article du 3 juin, Témoignage chrétien parle du génocide sans en expliquer la cause et appelle à l’urgence d’une intervention. François Misser rédige un article bien documenté sur la RTLM, « Radio-la-mort », et donne les noms des bailleurs de fond, tous venus de l’akazu. Ce sera l’un des rares journalistes à traiter de ce foyer du génocide.
7. ConclusionsLe traitement télévisuel de l’événement a été parfaitement traité par Danielle Birck et Philippe Boisserie dans leur article paru au Temps Modernes de juillet-août 1995 (pp.180-216). On peut tirer quelques conclusions de cette revue non exhaustive de la presse écrite française. Quelques jours après le 7 avril, plusieurs journaux ont souligné les trois points suivants qui résument l’analyse politique des événements : – Les massacres sont planifiés par les extrémistes hutu et les victimes sont d’abord les libéraux hutu qui pourraient participer à un gouvernement d’union nationale, puis tous les Tutsi. Il s’agit donc d’un génocide des Tutsi du Rwanda. – Le gouvernement provisoire autoproclamé est sans légitimité. Il faut en revenir aux accords d’Arusha auxquels participent le FPR. – La France est, depuis octobre 1990, lourdement impliquée au Rwanda. Elle a soutenu officiellement la dictature du président Habyarimana jusqu’à Arusha et, depuis, elle maintient un soutien officieux. Il ne fait aucun doute que les médias ont reçu de l’Élysée et du gouvernement des versions officielles à répercuter, mais l’événement a tellement frappé les esprits des journalistes qui étaient sur le terrain qu’ils ont, dans l’ensemble, tenu à informer librement de ce qu’ils voyaient et entendaient. En effet, ce génocide fut le premier génocide incontestable perpétré à la face du monde depuis la Convention de 1948 et il fut en partie couvert en direct. Quatre jours après le début des tueries, des journalistes parlaient de génocide, ce qui impliquait, selon les termes de la Convention de 1948, une intervention des parties signataires. Dans les trois premières semaines, des chercheurs avertis de l’histoire sociale du Rwanda démasquaient la caricature ethniste et offraient une explication cohérente des causes profondes du génocide. Et c’est bien là le paradoxe : une vérité exposée et diffusée ; une explication donnée et non comprise. Les envoyés spéciaux ont fait leur travail et rapporté les faits observés, dans la mesure de leurs possibilités d’accès à l’information et souvent en prenant des risques. Ils n’ont pas dissimulé leur émotion et leur indignation. Ils n’ont pas déguisé la responsabilité de la France depuis 1990. Mais ils ont eu trop souvent tendance à diaboliser le FPR, à tomber dans le piège des « éléments infiltrés » qui justifiait les « réactions spontanées » de la population, détournait de la planification du meurtre et préparait le terrain à la thèse du « double génocide ». Le FPR n’est que trop rarement présenté comme un parti politique. La presse maintient une confusion entre le parti et l’armée du FPR, habituellement désignée comme un « mouvement rebelle de la minorité tutsie », formulation qui lui ôte toute légitimité. Il n’est pas douteux que l’avance de l’armée du FPR et la « libération » des territoires se sont accompagnées de violences, mais celles-ci n’ont pas fait l’objet d’une enquête et la presse s’est trop souvent fait l’écho de bruits non vérifiés. On peut reprocher à la presse de n’avoir pas compris que, devant ce déchaînement de folie meurtrière, seul le FPR pouvait sauver les survivants. Il est certain que la communauté internationale avait les moyens d’interrompre dès la mi-avril le génocide et qu’elle est coupable de ne pas l’avoir fait. Cette passivité coupable ne relativise pas la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi, mais elle doit être prise en compte, en particulier dans la critique de Turquoise. Enfin, il est surprenant que les principaux quotidiens aient continué à diffuser dans leurs colonnes le discours ethniste – souvent dans sa version la plus absurde, nilotique et hamite –, alors que, dans les mêmes colonnes, une explication scientifique de la fabrication de l’ethnisme avait été donnée. Il y a là plus une paresse intellectuelle qu’une mauvaise foi. Il y eut des journalistes lucides et courageux pour rapporter fidèlement ce qu’ils avaient vu et entendu et pour ne céder à aucune pression, s’il y en eut, venue de leur rédaction. L’honneur de la presse d’information a été préservé dans le traitement de l’information sur le génocide au Rwanda. Mais il y eut trop souvent des journalistes qui suivirent le « politiquement correct » et le « scientifiquement stupide » véhiculé par le pouvoir. Par cécité (ils n’avaient pas d’yeux pour voir) ou par aveuglement (ils ont masqué leur regard) ? DébatAnnie Faure Il y a quelque chose de spécifique dans la façon dont Le Monde a traité le génocide. Les autres journaux ne disent pas la même chose. Le Monde a volontairement été « paresseux ». Cette paresse n’est pas anodine ni innocente. Jacques Isnard oscille, il dénonce la France, mais revient en arrière. Au moment où Marie-Pierre Subtil dénonce avec force l’action de la France, sans donner d’éléments précis, Isnard prend la relève et attaque la France. Puis, de temps en temps, il y a des retours en arrière dans ses articles, qui m’ont beaucoup frappée. Le 23 juin, Jacques Isnard décrit d’une part l’aide fournie par la France au gouvernement Habyarimana : le RPIMa, les régiments de dragons parachutistes, les jumelles à amplification de lumière laissées à l’armée rwandaise. D’autre part, il tient à préciser qu’« à aucun moment les coopérants militaires français n’ont eu pour tâche d’encadrer ou d’instruire les milices hutues, dont le rôle dans les exactions est reconnu. » Autre point remarquable, le mot « exactions » est une constante dans les articles du Monde. Ce que j’ai ressenti très douloureusement, c’est que Le Monde traite le génocide en “dégâts collatéraux”. Je ne peux pas imaginer que ce soit innocent. Je n’ai pas rencontré de journalistes du Monde dans la zone libérée du FPR, où beaucoup de journalistes se rendirent en mai. Eux ne sont pas venus, c’est pourquoi je pense qu’il y a eu volonté de désinformation par omission. Une paresse pour le génocide le plus rapide du XXe siècle n’est pas une paresse, il y a quelque chose derrière. Nous pourrions sur ce point demander l’avis d’Emmanuel Viret, qui a réalisé en 2002 un mémoire intitulé : le Monde et le génocide rwandais [7]. Témoignage d’Emmanuel ViretFrançois-Xavier Verschave Un bon journaliste travaille en osmose avec tel ou tel milieu, qui lui diffuse des informations. Certains journalistes évoluent dans des milieux particulièrement typés. Emmanuel Viret Vous pensez à Philippe Decraene, le spécialiste Afrique du Monde ? Sa femme a été secrétaire personnelle de Mitterrand. Il a été bombardé ensuite à un poste relativement important, directeur du CHEAM (Centre de hautes études d’Afrique noire), alors qu’il n’avait aucune qualification universitaire pour cela. François-Xavier Verschave Il y a une certaine tradition de promotion, au Monde, chez ceux qui traitent de l’Afrique : le journaliste Eric Rouleau a été nommé ambassadeur, son confrère Pierre Biarnès est devenu sénateur. Dans ce métier-là, lorsque l’on traite d’intérêts aussi importants que la relation franco-africaine, il faut une âme de résistant, comme c’est manifestement le cas pour Saint-Exupéry. Jacques Isnard est comme un poisson dans l’eau avec l’armée, il cite abondamment la DGSE. Il ne peut pas se fâcher avec ses sources. À un moment donné, une véritable dépendance s’instaure. Il faudrait étudier cette dépendance. Il y a des secteurs où elle est presque inévitable. Emmanuel Cattier Emmanuel Viret, vous avez contacté des journalistes pour votre étude sur Le Monde. Avez-vous le sentiment qu’ils exploitent leurs archives ? Un article du Monde du 4 février 1964 évoque en titre « L’extermination des Tutsis : une haine raciale soigneusement entretenue », sur trois colonnes en dernière page. On se demande si les journalistes de 1994 ont lu ceux de 1964. Emmanuel Viret Prenons le cas d’un envoyé spécial, qui sait quelques jours à l’avance qu’il va se rendre sur le terrain. À ce moment, le documentaliste du Monde ressort les articles du journal sur le pays en question, ainsi que d’autres informations. Mais le journaliste ne dispose pas forcément du temps nécessaire pour exploiter ces données. Il faut différencier le rôle de chaque journaliste au sein d’une rédaction. Corine Lesnes et Jacques Isnard ne sont pas comparables. Jean Hélène vivait en Afrique orientale, il avait un statut de pigiste. Il est plus indépendant que des journalistes attachés à la rédaction. Corine Lesnes est envoyée en tant que grand reporter à Goma ou au Zaïre. Jacques Isnard est surnommé « casque à pointe » au journal. Il a des rapports privilégiés avec les services secrets français. Il est à part dans le journal, de par ses accointances avec l’armée. Il y a aussi les africanistes traditionnels du Monde, ce sont des gens qui ont évolué avec une certaine vision du continent africain. Depuis combien de temps s’interroge-t-on réellement sur la validité de ce type d’analyses, depuis combien de temps les milieux académiques eux-mêmes se défient-ils de l’ethnisme ? Il me semble que c’est récent. Annie Faure C’est dans un courrier des lecteurs, et non sous la plume d’un journaliste, qu’apparaît pour la première fois dans Le Monde le mot « génocide ». La deuxième apparition, c’est dans un courrier du 27 avril de Jean-Fabrice Pietri. Ce papier reflète précisément l’ambiguïté du journal. Jean-Fabrice Pietri est un humanitaire, administrateur de l’AICF au Burundi. Il a vu le massacre des Tutsi, il est totalement paniqué. Le début est conventionnel : « Tutsi, Hutu, qui massacre qui ? Aujourd’hui ce sont les Tutsis qui sont systématiquement éliminés, demain peut-être à nouveau les Hutus. » Les humanitaires présents à ce moment ne peuvent que se faire l’écho des rumeurs, de ces erreurs qui sont véhiculées sur le Rwanda. Il reprend donc sans le savoir la révision de l’histoire du Rwanda qui a infiltré la presse au début, il en est victime. En revanche, Jean-Fabrice Pietri est le premier a décrire le génocide dans Le Monde : « La chasse à l’homme s’organise à l’échelle des Tutsis. » Il détaille les armes, les machettes. Il dit surtout : « Tout est bon pour les meutes de Hutus qui traquent les Tutsis. Les Hutus sont autour, il n’y a pas d’issue pour les Tutsis. Les Hutus frappent tant qu’ils peuvent, le tout dans une atmosphère d’hystérie collective. Devant les hommes à terre sans défense gémissant dans leur sang, il n’y a pas chez les massacreurs une ombre de pitié. Tout sentiment de raison s’efface avec la rage. On tue les Tutsis, hommes, femmes, enfants, on brûle leurs maisons. Faut-il attendre de pouvoir parler de génocide avant que ne s’émeuve l’opinion internationale ? » Ce courrier m’a beaucoup touchée, pour son contenu et aussi par l’interprétation qui en a parfois été faite. Beaucoup ont stigmatisé l’incompréhension de la situation qu’il reflétait. Or Jean-Fabrice Pietri comprend l’essentiel, tout en restant prisonnier des rumeurs, des poncifs inculqués à tout le monde et aux humanitaires en particulier. Emmanuel Viret La première fois que Le Monde, à travers un de ses journalistes, parle de génocide sans guillemets, c’est le 8 juin. C’est à dire avec deux mois de retard. Libération avait employé le mot dès le 11 avril. Bernard Jouanneau Ma question concerne la responsabilité des médias dans l’occultation du génocide. Au mois de juin 1996, dans le cadre d’une « tentative lycéenne » d’approche de l’abandon dont le Rwanda avait fait l’objet, l’un des lycéens avait posé la question à François-Xavier Verschave de savoir pourquoi les journalistes du Monde n’ont pas couvert le génocide. Ils ont parfaitement couvert le problème des réfugiés, mais la période d’avril à juin a été très peu couverte, par Le Monde comme par beaucoup de médias. Ces jeunes gens avaient déjà conscience du problème qu’on se pose. M. Verschave, vous avez répondu : « C’est dramatique, mais la raison principale, c’est qu’il y avait au même moment en Afrique un événement majeur, prévu depuis longtemps : l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela. L’Afrique étant un continent délaissé de la part des médias, il n’est pas possible d’y couvrir deux événements importants en même temps. Toutes les télés étaient en Afrique du Sud. Il n’y avait donc plus personne ou presque pour rendre compte de l’ampleur du génocide. Son ampleur résulte peut être en partie de cette coïncidence. » Alors je repose la question : l’événement était-il si important qu’il fallait faire silence sur le génocide au Rwanda ? François-Xavier Verschave C’est un élément d’explication parmi d’autres, qui m’avait été donné par des journalistes lors d’un colloque international sur le sujet, à Montréal. S’il y a des images, la presse doit y aller, et réciproquement. ça s’enchaîne. En l’occurrence, il y a eu très peu d’images, pour la raison que je viens d’évoquer. Un journal peut envoyer plusieurs journalistes sur le continent africain, mais il est difficile d’avoir plusieurs équipes télé. C’est un élément matériel qui a joué, et peut expliquer un retard au démarrage, mais, sur la durée, on ne peut pas réduire l’explication à cela. Témoignage de Colette BraeckmanFrançois-Xavier Verschave Vous avez suivi le génocide pour Le Soir. Pouvez-vous nous dire quelles ont été les étapes de ce suivi ? Nous avons évoqué ici des questions telles que l’apparition du mot génocide, ou la compréhension des événements. La presse belge a-t-elle eu, comme on peut le penser, une certaine avance sur la presse française ? Colette Braeckman La presse belge, dans son ensemble, suivait le Rwanda depuis très longtemps, et cet intérêt s’est renforcé en 1990 avec le début de la guerre. Déjà en 1990, la presse belge avait mis en lumière la mascarade de la fusillade à Kigali, la mise en scène. Véronique Kiesel, journaliste du Soir, était déjà à Kigali. Elle avait évoqué « la comédie de la fusillade ». Donc, nous étions déjà alertés sur certaines méthodes. En 1993, le rapport de Jean Carbonare pour Human Rights Watch affirmait que des « actes de génocide » avaient été commis. Ce rapport a été amplement diffusé en Belgique, à tel point que le gouvernement, à l’époque, a réagi en suspendant sa coopération, ce qui était une mesure purement symbolique. Dès 1993, ce rapport a donc été pris au sérieux, à la fois par la presse et par les autorités belges. Par la suite, de nombreux journalistes belges se sont rendus au Rwanda. J’ai fait partie de ces journalistes. Je suis également allée au Burundi pour suivre les élections ou couvrir l’assassinat et les funérailles du président N’Dadaye. En décembre 1993, après les funérailles, je me suis arrêtée au Rwanda au moment où les forces françaises qui se trouvaient là quittaient le pays et passaient le relais aux Casques bleus. À cette occasion, j’étais passée voir le détachement français qui faisait ses bagages. J’étais encore assez naïve à l’époque : selon la version officielle en Belgique, nous, les Belges, étions les bienvenus au Rwanda. Tout allait bien se passer, il s’agissait pour ainsi dire de vacances tropicales. Je faisais état de cet optimisme auprès du commandant français. Il m’a détrompée en souhaitant « bien du courage à nos amis belges », affirmant que ce ne serait « pas une partie de plaisir ». Nous sommes donc en décembre 1993. J’étais interloquée par ce pessimisme, mais je ne suis pas allée plus loin dans les questions. Le lendemain, j’étais convoquée par Mme Uwilingiyimana, Premier ministre à l’époque. Elle voulait me donner une interview, mais aussi me transmettre un message. Voici ce qu’elle disait en substance : « Ne croyez pas que les Belges soient les bienvenus comme ils le pensent, les extrémistes ne veulent pas de leur présence au Rwanda, et mes services ont déjà déjoué des projets d’attenter à la vie de militaires belges du contingent de Casques bleus. » J’ai publié l’interview de Mme Uwilingiyimana, mais elle m’a demandé de transmettre aussi cet avertissement aux autorités de mon pays. Je me suis immédiatement rendue à l’ambassade et auprès du contingent belge. Le problème était connu et pris en compte, notamment par la surveillance de l’alimentation des Casques bleus. À cette époque, la tension et le danger étaient donc déjà perceptibles, en tout cas je m’en étais rendue compte. J’ai continué à suivre l’actualité rwandaise. La presse belge a largement rapporté le voyage du ministre des Affaires étrangères Willy Claes en février 1994, que je n’ai pas suivi sur le terrain. Il déclare alors à Kigali : « Il est minuit moins cinq. » Rentrant en Belgique, il effectue immédiatement des démarches pressantes en faveur d’une modification du mandat des Casques bleus, afin de leur permettre d’imposer la paix et de faire usage de leurs armes à cette fin. Ses appels ont été largement répercutés dans la presse. En mars 1994, je suis retournée longuement à Kigali, pour deux événements qui se sont suivis. Le premier était un séminaire organisé par l’ambassade de Belgique, avec la presse rwandaise. Le second, immédiatement après, était la présence du ministre belge de la Défense, venu visiter le contingent de Casques bleus. Le thème de cette réunion de la presse rwandaise était, à peu de choses près, « Liberté de la presse. Les droits et devoirs des journalistes ». Le plus significatif était sans doute son complet décalage avec la réalité. À la même table se trouvaient des journalistes de la presse d’opposition, de la presse du pouvoir, de la Radio des Mille collines, et des représentants de la radio du FPR, Radio Muhabura. Ce qui était frappant, c’était l’extrême tension des échanges entre nos collègues rwandais, les accusations violentes qu’ils échangeaient. En particulier, la presse d’opposition attaquait violemment la Radio des Mille collines, les accusant de lancer des appels à la haine et au meurtre. À 17 heures, tous nos collègues rwandais disparaissaient très vite : ils devaient rentrer chez eux, de peur, disaient-ils, d’être assassinés s’ils rentraient après la tombée du jour. Seuls restaient discuter avec nous des journalistes de la presse gouvernementale et de la Radio des Mille collines qui eux, manifestement, n’étaient nullement inquiétés. Le dernier jour, je m’en souviens avec beaucoup d’émotion, le journaliste André Kameya m’a proposé d’aller prendre un verre à l’hôtel. Nous sommes descendus à l’hôtel des Mille collines et il m’a dit : « Tu sais, nous allons mourir. » Il était avec un autre Tutsi. Il a ajouté : « Nos noms figurent sur des listes. Des tueurs ont été recrutés, nos noms figurent en tête des listes et nous allons mourir, je voulais que tu le saches. » C’était bouleversant, et je peux dire que Kameya a été parmi les premiers exécutés. Il y avait donc un climat d’extrême tension, qu’on ne pouvait pas ignorer, et lorsque le ministre belge Léo Delcroix est venu au Rwanda, il a lui aussi perçu ce climat de tension, et demandé que l’on modifie le mandat des Casques bleus, ce qui n’a pas eu d’effet. En mars 1994, l’ambassadeur de Belgique a convoqué les journalistes belges et nous a fait un petit-déjeuner briefing. On ne pouvait pas le citer à l’époque, mais il nous a fait un exposé extrêmement précis et circonstancié de tout ce qui se préparait. Il a expliqué le phénomène de recrutement des milices, de leur dispersion sur les collines, la distribution des armes, la constitution de listes de personnes vouées à la mort, ce qui correspondait aux témoignages recueillis par les journalistes. En ce qui me concerne, j’ai écrit un assez long article dans mon journal fin mars, pour dire ce qui se préparait au Rwanda. Ce qui fait que le 6 avril, lorsque l’avion a été abattu, et le 7, lorsque sont arrivées les informations sur la mort du Premier ministre et sur les premières exécutions de personnalités politiques à Kigali, je n’ai pas été surprise, parce que le plan annoncé se déroulait d’une manière implacable. La presse belge, en tous cas, a été avertie. François-Xavier Verschave Donc elle a pu employer le mot « génocide » assez rapidement… Colette Braeckman Non, le mot « génocide » n’a pas été utilisé très vite. Il faut savoir que les journalistes belges se sont précipités à Kigali, mais que, vu le climat anti-belge qui régnait là-bas, ils ne pouvaient pas circuler dans l’ensemble du Rwanda, du moins à l’extérieur de la capitale. Ils ne pouvaient qu’accompagner des militaires pour aller rechercher des gens, des expatriés. Et donc ils n’avaient pas une vue d’ensemble de ce qui se passait. On savait tout au plus qu’il y avait de vastes tueries en cours, et il a fallu attendre deux semaines, je crois, pour que le mot « génocide » soit utilisé. Sauf erreur de ma part, c’est à la suite de l’article de Jean-Pierre Chrétien dans Libération que le mot a commencé à circuler dans la presse belge. Les experts africanistes belges ont aussi fait très vite des articles qui dénonçaient les massacres et mettaient en garde contre les dangers de la « guerre civile » dans laquelle s’enfonçait le Rwanda, sans toutefois employer le terme « génocide ». Jemal Ould Mohamed Quand vous avez été reçue par l’ambassadeur de Belgique, ses propos étaient-ils suffisamment alarmants pour parler de « génocide » ? A-t-il parlé de « préparation de génocide » ? Colette Braeckman Non, il n’a pas utilisé ce terme. Il a dit qu’un plan de massacres existait et pourrait être mis en œuvre, et a présenté les modalités de ce plan. À l’époque, la perception des Belges était qu’un plan visait à Kigali des personnalités politiques de l’opposition, des « modérés », Hutu et bien sûr Tutsi. Mais on ne pensait pas que ça pouvait se répandre à travers tout le pays, et viser l’ensemble de la population tutsi, y compris dans les coins les plus reculés. Cette perception-là est venue plus tard. Emmanuel Cattier Comment avez-vous, personnellement, pris conscience du fait que c’était un génocide ? Colette Braeckman Plus tard moi aussi, je l’avoue, beaucoup plus tard. Je suis restée à Kigali pendant dix jours en avril sans pouvoir circuler dans la ville, cantonnée à l’aéroport et recueillant les témoignages des expatriés qui étaient évacués. À seulement deux reprises, j’ai pu circuler avec les convois militaires. Mon idée était qu’il s’agissait de massacres dont étaient victimes les Tutsi, mais également des personnalités hutu « modérées ». Ce n’est que plus tard, en lisant les articles de Libération et de la presse étrangère, que j’ai eu la perception d’un génocide à l’échelle du pays. La conviction est venue lorsqu’un Belge, Alain Verhaagen, s’est rendu début mai au Rwanda. Il a fait un périple derrière les rangs du FPR et a rendu compte dans une série de reportages à la radio, de l’ampleur des massacres dans les églises et les villages. La certitude que c’était bien un génocide est apparue. Je suis retournée au Rwanda en mai et là, plus aucun doute n’était possible. Jemal Ould Mohamed Il vous a fallu un article dans un journal pour que vous vous rendiez compte de la nature de ce qui se passait au Rwanda ? Est-ce parce que votre mobilité était réduite, ou d’autres problèmes se posaient-ils ? Pourquoi cet article dans Libération était-il mieux informé que vous ? Colette Braeckman Le problème, c’était d’avoir une vue d’ensemble. Je pense qu’en Belgique, on savait que des plans de massacre existaient, mais l’idée du passage à l’acte d’un pouvoir hutu que les Belges avaient très bien connu, cette idée a mis un certain temps a être acceptée en Belgique, peut-être même plus que dans d’autres pays. Les journalistes et politiques belges connaissaient bien ces gens, qui avaient des relais en Belgique. Les ONG belges, par exemple ont organisé dès la fin avril des séries de rencontres en Belgique avec leurs homologues rwandaises, et ce terme de « génocide » n’était prononcé par personne, même par des adversaires du régime en place. J’étais allée à une de ces réunions, et je me souviens toujours d’un tableau noir sur lesquels les gens étaient invités à écrire les messages qu’ils voulaient faire passer aux Rwandais. Certains disaient en substance : « Arrêtez la guerre, nous arrêterons les massacres. » Avec le recul, cette phrase me paraît terrifiante parce que ces gens qui étaient en Belgique, au fond, disaient qu’ils avaient le pouvoir d’arrêter les massacres. Cela démontrait l’existence d’une chaîne de commandement qui se prolongeait en Belgique, et était très présente dans l’opinion, les milieux belges. François-Xavier Verschave En France, les relais du pouvoir ont parfois influé sur la presse par leurs slogans, leur propagande. En Belgique, vous avez eu aussi un problème du même ordre, de la part d’une mouvance pro-Hutu Power assez importante. Est-ce que vous pouvez nous parler de la manière dont elle a opéré dans la presse ? Colette Braeckman Cette mouvance a toujours été là, et demeure présente. Au sein de la coalition gouvernementale se trouvait le parti social-chrétien flamand, dont certains membres éminents étaient des amis de longue date de cette tendance Hutu Power. Il y avait l’ancienne présidente du parti, Mme Debaecker ; dans le cabinet du ministre de la Défense Léo Delcroix, des conseillers avaient des relations à la fois politiques et personnelles, intimes avec ce milieu du Hutu Power. Ils jouaient donc le rôle d’une courroie de transmission depuis le début. Cette version selon laquelle tous les malheurs du Rwanda découlaient du déclenchement de la guerre en 1990 était extrêmement répandue dans l’opinion belge, dans les tribunes libres des journaux, et aussi au sein de la coalition au pouvoir à l’époque. Je crois qu’elle a contribué à paralyser le gouvernement belge dans sa prise de décision. Par exemple, le colonel Marchal, alors n° 2 de la MINUAR, a reçu en avril 1994 un coup de téléphone du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Willy Claes, un socialiste qui se rendait bien compte de l’ampleur de ce qui se passait. Claes fait l’hypothèse d’une alliance des Casques bleus présents au Rwanda avec les troupes arrivées pour évacuer les expatriés. En ce cas, demande-t-il, aurez-vous militairement la capacité d’arrêter les massacres à Kigali ? La réponse du colonel Marchal est positive. Il estime que si tout le monde s’y met, il est possible d’enrayer les massacres, mais le militaire pose une question politique : « Si les Belges font cela, avec quel pouvoir allons-nous parler, négocier ? » La réponse des Belges a été que, justement, il n’avaient pas de réponse, parce que leur interlocuteur familier – le MRND d’Habyarimana – était décapité, et que le FPR, bien qu’il ait signé les accords d’Arusha, ne disposait pas d’une légitimité suffisante pour qu’on discute avec lui des modalités du maintien de l’ordre. Ceci n’est pas anecdotique, et montre à quel point le Hutu Power avait imprégné la conception des milieux belges, y compris ceux qui étaient les plus critiques à son égard. Ils dénonçaient des dérapages, des erreurs, des exactions, des crimes, mais ne prenaient pas en compte le mécanisme génocidaire qu’avait mis en place le Hutu Power. Emmanuel Cattier Si, avec le recul, vous arriviez à faire abstraction de cette imprégnation culturelle en France et en Belgique, à partir de quelle date aurait-on pu, de façon honnête et prudente, parler de « génocide », du point de vue d’un journaliste ? Colette Braeckman À mon avis, vers le 11 ou le 12 avril, c’était clair, évident. Emmanuel Cattier Donc le journaliste de Libération n’aurait pas été imprudent, par exemple, quand il a parlé le 11 avril de « génocide » ? Colette Braeckman Non, pas du tout. Cette analyse était déjà possible. Nous, journalistes belges, étions confinés à l’aéroport, donc nous n’avions pas de vue d’ensemble. Mais les journalistes qui pouvaient circuler dans les lignes des milices hutu voyaient les choses et pouvaient parfaitement les décrire, le scénario était clair. Emmanuel Cattier Dans un journal comme Le Soir ou d’autres, comment se passe l’accueil de l’information venue du terrain ? Est-elle accueillie « spontanément », ou recadrée pour coller à une ligne éditoriale ? Colette Braeckman En ce qui concerne Le Soir, nous avons une tradition de « priorité au terrain ». Celui ou celle qui est sur place et a vu, a raison a priori contre celui qui est à la rédaction. Ce qui m’a valu, à une certaine époque, de dire que je n’avais rien vu à Timisoara, en contradiction avec tout ce qu’on a entendu et raconté. On m’a fait confiance, et j’ai pu publier. Au Soir, c’est comme ça. On a quand même, non pas des pressions mais des questions, un débat contradictoire. Mais au final, priorité est donnée au témoignage. Emmanuel Cattier Mais ça n’est pas une loi générale dans la presse ? Colette Braeckman Non. Parfois, des journalistes de terrain envoient leur témoignage brut, sachant que les titres sont décidés par la rédaction, à froid. Ceci explique parfois, y compris au Soir, le décalage entre le titre et le contenu de l’article. Il ne s’agit pas de manœuvre politique, mais simplement d’une différence dans la perception des événements. Yves Ternon Avez-vous été entendue par la Commission sénatoriale belge, et, deuxième question, avez-vous eu l’occasion de faire un parallèle entre la Mission parlementaire française et le rapport de la Commission belge ? Colette Braeckman Oui, j’ai été entendue par la Commission belge et la Mission parlementaire française, qui est allée beaucoup plus loin, notamment sur l’attentat et sur la journée du 6 avril. Alors que les Belges étaient avant tout focalisés sur le sort des dix Casques bleus. Sur l’attentat, ils ne voulaient rien savoir, rien entendre. Et lorsque j’ai fait état d’un témoignage personnel, on m’a dit que je sortais du sujet et qu’on ne pouvait pas entendre ce témoignage. Si vous le souhaitez, je peux vous le donner. À l’époque, comme je vous l’ai dit, j’étais à l’aéroport de Kigali et j’interrogeais les expatriés qui reprenaient l’avion et qui rentraient. Plusieurs d’entre eux, dont deux que je peux retrouver facilement, m’ont dit : « C’est incroyable. Nous avons vu, nous étions dans Kigali, nous avons entendu une détonation, vu un avion qui tombait, nous avons entendu un grand boum. Et nous avons téléphoné pour savoir ce qui se passait. Nous avons appelé l’ambassade de France, une voix à l’intérieur de l’ambassade a répondu au téléphone et a dit : “Ce sont les Belges qui ont abattu l’avion du président Habyarimana”. » Rumeur qui s’est répandue dans la ville, qui s’est retrouvée à la radio des Mille collines et qui, à mon sens, a entraîné la mort des 10 Casques bleus et la haine antibelge. Cela, je l’ai écrit, je l’ai dit devant la Commission parlementaire belge, je l’ai répété… On ne m’a pas entendu. François-Xavier Verschave Comment expliquez-vous cette hostilité envers le général Dallaire lors de la Commission parlementaire belge ? Il est en effet nettement accusé dans le rapport. J’aurais aimé avoir votre opinion là-dessus. Colette Braeckman L’hostilité est là, d’abord parce qu’il n’a pas voulu venir témoigner et s’est retranché derrière son statut onusien. Mais surtout, et c’est un sentiment qui aujourd’hui encore reste extrêmement fort, il est passé en voiture devant le camp Kigali, il a vu à terre les corps de deux Casques bleus parfaitement reconnaissables comme des gens à lui. Et il a continué son chemin, il est allé à une réunion et il a attendu la fin de la réunion, deux heures après, pour discrètement, timidement, dire au colonel Bagosora qu’il avait le sentiment que des Casques bleus avaient quelques problèmes. À ce moment-là, plusieurs étaient déjà morts. Or, il l’a dit et répété, et il le confirme dans son livre : à aucun moment il n’a même envisagé une opération de secours pour aller aider ces Casques bleus. Ce qui, bien évidemment, est extrêmement mal vécu par l’opinion belge. François-Xavier Verschave Je souhaiterais aborder un sujet qui n’est pas directement le nôtre. Mais l’évolution des travaux de la Commission nous ouvre des perspectives. Vous avez reçu des confidences par rapport à l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. Et vous avez publié des articles, ce qui a déchaîné aussitôt une bataille médiatique extraordinaire entre Le Soir et Le Monde, entre la presse belge et la presse française. Manifestement, vos articles ont déclenché un conflit qui n’est pas terminé. Comment avez-vous vécu cet épisode ? Comment interprétez-vous ce bombardement médiatique qui a surgi presque aussitôt de Paris, en même temps que la pseudo « boîte noire » de Paul Barril ? Colette Braeckman Comme vous le savez, j’ai tenté de retracer, de mettre par écrit quelques pièces d’un puzzle récoltées depuis le mois d’avril, à partir de témoignages à l’aéroport ou d’autres indications. Tous ces éléments du puzzle, sans doute très incomplet, je les ai publiés en posant des questions, en utilisant le conditionnel et en mettant un point d’interrogation : des Français seraient-ils impliqués dans l’attentat contre l’avion ? C’était dit d’une façon prudente. J’ai également précisé que ces Français pourraient être des mercenaires, dont les services auraient été utilisés par les extrémistes hutu. C’était bien sûr en première page du Soir, mais ce n’était qu’une hypothèse, formulée d’une manière très prudente. Et ce qui m’a tout à fait surprise, c’est, le lendemain, la réaction extrêmement vive, non pas de la presse française, qui est au même niveau que moi, mais du pouvoir politique français, qui a opposé un démenti virulent à cet article du Soir, et a même téléphoné à l’époque au Premier ministre belge, Jean-Luc Dehaene, pour s’entretenir avec lui de cet article. Le Premier ministre, qui est un homme assez placide, a évidemment répondu qu’il n’était pas responsable de tout ce qui se publiait dans la presse belge. Il a ajouté qu’en Belgique, la presse était libre, et qu’il n’avait absolument aucun commentaire à faire sur cet article, qui ne dépendait pas de lui. Il a répondu quelque chose, m’a-t-on dit, d’assez plat : « Les gens écrivent ce qu’ils veulent, que voulez-vous que j’y fasse ? » François-Xavier Verschave Après cette réaction officielle, il y a eu la bataille médiatique. Il y a eu le capitaine Barril exhibant une boîte noire et remplissant les colonnes du Monde, etc. Colette Braeckman Oui, je reconnais que cet article est sorti à un moment assez crucial, puisqu’il s’agit du déclenchement de l’opération Turquoise. Donc il a pu faire l’effet d’un pavé dans la mare, au moment où la France s’apprêtait à retourner au Rwanda. Mais cela, c’était indépendant de ma volonté. En tout cas, il y a eu d’abord les réactions officielles qui m’ont surprise par leur virulence. Et ensuite, il y a eu l’apparition du capitaine Barril à la télévision, brandissant une boîte noire. Alors là, c’était tout à fait mystérieux. Des militaires belges m’ont dit : « C’est bizarre. Nous les Belges, les Casques bleus, nous n’avions pas accès au lieu du crash. Seuls la Garde présidentielle et les Français présents à l’aéroport ont pu s’y rendre. Et le commandant de Saint-Quentin a pris quelque chose qui, d’après les Belges qui voyaient ça de loin, pouvait être la boîte noire. » Alors, pourquoi Barril brandit-il cela, puis dit par la suite qu’il n’y avait pas de boîte noire dans l’avion, que c’était une balise de piste ? En somme, cette histoire absolument invraisemblable a eu pour effet de détourner l’attention de l’attentat proprement dit vers l’histoire de la boîte noire. Les projecteurs se sont tournés vers les gesticulations du capitaine Barril, même si cette affaire s’est dégonflée assez vite. Tout ça était très surprenant. Yves Ternon Ce qui est ahurissant avec cette histoire de la boîte noire, c’est ce que Paul Kagame relève : que ce soit ou non celle de l’avion, elle n’identifiera pas celui qui a tiré le missile. C’est une évidence largement entendue à l’époque. Bernard Jouanneau À l’occasion de la visite récente du président Kagame à Bruxelles, Le Monde a sorti de nouveaux papiers, faisant état de soi-disant découvertes dans le dossier du juge Bruguière qui instruit une plainte déposée par la famille d’une personne victime du crash de l’avion. Sous la plume de Stephen Smith, ces articles allaient jusqu’à accuser le président Kagame d’avoir ordonné cet assassinat en prenant le risque, intentionnellement ou, en tout cas, en connaissance de cause, de déclencher le génocide. Quelles sont vos impressions au sujet de ces articles ? Colette Braeckman Je me suis dit qu’ils sortaient au moment opportun, puisqu’ils avaient pour objectif manifeste de perturber la visite du président Kagame en Belgique et de jeter le trouble dans les esprits. Ce qui avait le double avantage de perturber la politique africaine de la Belgique, et d’être un coupe-feu par rapport à d’autres révélations sur le point de sortir dans l’ouvrage annoncé d’un journaliste un peu concurrent du Monde, Patrick de Saint-Exupéry, ou lors de la commission qui se tient maintenant. En tout cas, la date de parution de cet article n’était pas due au hasard, certainement. Je pourrais discuter du fond de cet article si vous le souhaitez. François-Xavier Verschave Oui, on va terminer la matinée par là. Nous n’allons pas reprendre toute cette histoire très compliquée de l’attentat, d’ailleurs compliquée à souhait, mais nous aimerions connaître votre sentiment actuel sur cette question. Colette Braeckman J’ai lu l’article du Monde avec intérêt, en me disant qu’une série d’informations qui s’y trouvaient étaient déjà publiques depuis 2000-2002. Elles étaient dans les accusations du journaliste Jean-Pierre Mugabe et les trois feuillets du rapport de l’expert de l’ONU Hourigan. Tout cela était déjà connu et sur la table. Le seul élément neuf est un témoin qui a été présenté au juge Bruguière, et qui a rencontré Stephen Smith : M. Abdul Ruzibiza. Quand j’ai vu son nom, j’ai sursauté parce que je l’avais rencontré en mai 2003 à Kampala, où il m’avait été présenté comme un homme qui savait beaucoup de choses. J’avais passé la soirée avec lui et il m’avait expliqué qu’il souhaitait écrire un livre sur l’attentat, peut-être avec moi, peut-être avec un autre journaliste, et qu’on pourrait envisager une collaboration financière. Et sans dire oui ou non, j’avais commencé un peu à l’interroger sur un plan très pratique. Comme vous savez, j’avais tout de même un peu suivi les détails de l’attentat. Donc, je l’ai interrogé sur la topographie des lieux où l’équipe de tireurs s’était postée, comment ils avaient fait pour y arriver, etc. Et il m’avait semblé – mais je peux me tromper – que ses explications étaient un peu confuses, qu’il s’embrouillait notamment dans les lieux et dans l’accès au site. Toujours est-il que sa volonté d’écrire un livre ne m’a pas inspiré une grande confiance. C’est une question de feeling, mais en tout cas, je n’ai pas eu le sentiment qu’il était vraiment authentique, qu’il avait vraiment participé à cette équipe de tireurs de missiles. Je n’ai pas donné suite à notre entretien. Lorsque je suis repassée à Kampala, au moment de l’opération Artémis, j’ai demandé où était M. Ruzibiza, s’il était toujours là. Après tout, ça m’intéressait de reprendre contact, de refaire le point avec lui. On m’a dit qu’il était parti à Paris, que les Français l’avaient embarqué au moment de l’opération Artémis. Et j’ai compris que la DGSE avait recueilli M. Ruzibiza, l’avait vraisemblablement présenté au juge Bruguière, et peut-être à mon confrère Stephen Smith. Pour moi, ceci jette un doute sur l’authenticité de son témoignage, d’autant plus que, par la suite, j’ai essayé de savoir auprès d’anciens du FPR quels étaient ses états de service. Il faisait partie du FPR depuis longtemps, c’est vrai, mais il était infirmier. Qu’un infirmier soit recruté dans une équipe de tireurs de missiles, c’est plutôt étonnant. Je ne suis pas sûre qu’il avait les capacités requises pour ce type d’opérations. Donc, je mets un énorme point d’interrogation sur l’authenticité de son témoignage. Bernard Jouanneau Est-ce qu’en Belgique, les liens entre les journalistes et les services de renseignement sont aussi forts ? C’est une méthode de travail que vous utilisez ? Colette Braeckman Non, pas du tout. Je crois que ces services sont beaucoup moins développés, moins présents. On les croise, par exemple lorsqu’il y a la visite d’un chef d’État, comme, par exemple, le président Kagame. On croise des personnes qui sont chargées de sa sécurité et qui essaient de percevoir s’il y a des risques d’attentat, des choses comme ça. Mais ils ne sont pas des correspondants de la presse. Yves Ternon Pour l’instant, il n’y a pas vraiment de conclusion sur l’identité des responsables de cet attentat. Mais est-ce que vous avez quand même une opinion sur ce point ? Ou pensez-vous que ce sont indiscutablement les gens du Hutu power ? Colette Braeckman Je pense qu’aucune enquête sérieuse et vraiment impartiale n’a encore eu lieu. Le juge Bruguière a présupposé, puis il a éclairé et étayé son présupposé. Mais moi, je ne me prononce pas. Je n’exclus pas la thèse de la responsabilité du FPR. Ils en avaient certainement la capacité technique. Je crois que l’objection morale d’attenter à la vie de deux chefs d’État n’a pas pu jouer dans ce contexte. Cela dit, quel aurait été leur intérêt politique de le faire ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Je ne vois pas ce qu’ils auraient pu obtenir par cet attentat, qu’ils n’auraient pas pu avoir autrement, en participant à un gouvernement de coalition et en intégrant l’armée. Quant à la thèse des extrémistes hutu, il y a tout de même, dans ce puzzle dont je vous ai parlé, un ensemble d’éléments qui sont avérés, sur lesquels il y a des certitudes. Et sur lesquels il n’y a pas eu d’enquête, d’approfondissement. J’ai notamment un témoin belge, sérieux, qui est passé sur la colline de Masaka le matin du 6 avril 1994 et qui a vu des militaires en position. Des militaires de couleur noire, qui portaient l’uniforme rwandais. Il les a vus, et il a été frappé par ce fameux détail : ils portaient leur béret de l’autre côté. Les Belges portent leur béret à gauche, et eux le portaient à droite, comme on le fait dans l’armée française. C’est un petit détail qui l’a frappé. Et il m’a dit : « Je suis prêt à réfléchir à cela, avec qui voudra bien m’entendre. » Il n’a jamais été interrogé. Il y a un ensemble de témoins, et d’autres éléments modestes, qui forment les pièces d’un puzzle que personne n’a jamais pris intérêt à rassembler. Sharon Courtoux Juste deux petites précisions. D’abord, quelques anciens de l’APR, aujourd’hui opposés au régime de Kigali, disent que Ruzibiza n’était pas à Kigali au moment de l’attentat. Deuxième point : un journaliste a écrit ces jours-ci avoir téléphoné au cabinet du juge Bruguière pour lui poser quelques questions sur son rapport, et on aurait répondu à ce journaliste que le rapport est achevé. Est-ce que, par hasard, vous avez vous aussi posé la question ? Parce que ce rapport, c’est un serpent de mer qui remonte de temps à autre à la surface. Sait-on s’il est achevé ? Colette Braeckman Je n’en sais pas plus sur cette dernière question que ce que j’ai lu dans la presse française. Quant à Abdul Ruzibiza, il a été objecté qu’à cette époque-là il était en poste à Byumba, qu’il n’était pas à Kigali. C’est possible, mais ça n’a aucune importance, parce que s’il devait faire partie d’une équipe de couverture de tueurs, ça fait une heure de route et ça n’est vraiment pas un problème. Mon objection, et j’ai revérifié cette information récemment, c’est que l’endroit d’où est parti le tir de missiles n’était absolument pas accessible à des gens qui n’étaient pas accrédités par la Garde présidentielle. C’était impossible, et je le tiens de plusieurs sources, de Hutu, de Tutsi, et de Belges qui avaient accès à cet endroit. Selon ces derniers, même des Belges, des civils connus sur place, devaient montrer patte blanche et passer des contrôles de la Garde présidentielle pour accéder à cet endroit. C’était un lieu extrêmement protégé, surveillé parce que stratégique. Donc, je ne vois pas comment M. Ruzibiza, avec son physique clairement tutsi, aurait pu passer devant la Garde présidentielle sans être arrêté et empêché d’avancer. Je ne le vois pas matériellement. François-Xavier Verschave Nous allons passer un bref témoignage d’Alison Des Forges, qui a trait à la question des médias et de la communication. Puis nous allons reprendre avec Jean-Pierre Chrétien, sur la question de l’idéologie. Témoignage filmé d’Alison Des Forges François-Xavier Verschave Mme Des Forges, le général Dallaire vient de publier un livre très volumineux et très important sur son expérience au jour le jour pendant le génocide. L’homme a été fort décrié, et on a tenté aussi de décrédibiliser son témoignage. Que pensez-vous de son comportement et de son livre ? Alison Des Forges Je trouve que, pour l’essentiel, il s’est comporté en homme honorable, comme un officier militaire de haute qualité, qui a fait son possible pour protéger le peuple rwandais. J’ai vu un entretien où il s’est exprimé de façon très émouvante pour dire qu’il a échoué, mais qu’il porte son échec comme un échec de communication. Et j’ai trouvé vraiment important ce qu’il met en avant : le fait qu’il n’a pas su convaincre le monde de la qualité génocidaire de ces massacres et de la nécessité d’intervenir. Il ne se reproche pas, en tant que militaire, de n’avoir pas fait telle ou telle chose, il se reproche plutôt de n’avoir pas pu convaincre le monde. Ça pour moi, c’est très émouvant, parce qu’en principe, ça n’aurait pas dû être sa tâche. Un militaire n’a pas nécessairement l’obligation de convaincre le monde d’intervenir dans une crise morale telle que le génocide. Mais il a assumé cette responsabilité et c’est ce qui le trouble maintenant, le fait qu’il n’ait pas réussi à créer la force d’opinion publique nécessaire pour faire bouger les gouvernements. François-Xavier Verschave Mais il s’est trouvé obligé d’assumer cette tâche parce que, comme vous l’expliquez par ailleurs, son supérieur le diplomate Booh-Booh ne l’assumait pas. Alison Des Forges C’est exact. Et même, on sait maintenant qu’il a supplié les journalistes de rester sur place ou de venir au Rwanda. Il les a assurés de la protection de sa force, autant que possible, et leur a proposé de partager le peu de nourriture qu’avaient ses troupes, les assurant d’un article par jour au minimum s’ils restaient sur place. Il est évident qu’il avait bien compris l’importance de communiquer chaque jour avec le monde extérieur les horreurs du Rwanda. Et comme vous l’avez dit, en principe, ça aurait dû être la responsabilité du représentant du Secrétaire général des Nations Unies, ou bien du Secrétaire général lui-même. Mais eux n’ont pas assumé ces responsabilités, et c’est Dallaire qui a accepté de tenter de faire connaître l’étendue de ces horreurs. François-Xavier Verschave Nous allons maintenant entendre Jean-Pierre Chrétien sur ces schémas idéologiques véhiculés dans les médias. On a vu ce matin que c’était parfois par paresse de la part des récepteurs de ces schémas. On a du mal à distinguer la paresse de la mauvaise foi... Témoignage de Jean-Pierre ChrétienJean-Pierre Chrétien On ne sait pas exactement par où l’on peut aborder un sujet aussi vaste. Je vais essayer de suivre plusieurs fils assez précis. On pourrait d’une part suivre la presse durant le génocide. Repérer, entre autres, l’emploi du mot « génocide ». Peut-être avez-vous déjà envisagé ce sujet ce matin, donc je n’y reviens pas. J’observe seulement qu’il y a toujours un délai. Ce qui m’avait surtout frappé, c’était le côté tardif de l’apparition du terme dans le journal Le Monde, qui a employé très longtemps des guillemets. François-Xavier Verschave Le Monde n’en a pas parlé avant le 8 juin. Ce matin, Annie Faure nous a transmis le témoignage de quelqu’un du Monde : les envoyés spéciaux parlaient bien de génocide, mais le mot était barré à la rédaction. Jean-Pierre Chrétien On n’est plus dans l’ignorance et la paresse. Chacun voit aussi, durant le génocide, ce qui est mis en valeur dans les médias audiovisuels. La télévision joue un rôle très important, et il y aurait là toute une analyse à faire, sur les images et sur les textes. J’ai encore des souvenirs des émissions de France 2, et même de courriers adressés à France 2 pour m’en étonner. Et je ne suis pas le seul à avoir écrit, je pense. En fait ce qui était mis en valeur, c’était l’existence d’une guerre, d’une guerre civile et non pas un génocide. Les médias ont continué à fonctionner sur le mode de l’antagonisme ethnique, ou bien de la guerre entre FPR et FAR. En fait, trois éléments ont été mêlés et systématiquement confondus : le « clivage ethnique » et les « atavismes tribaux » ; la guerre opposant de nouveau le FPR et les FAR, assimilée tout de suite à un conflit interethnique ; et le génocide, qui est non-dit. Au fond, ce dernier est traité comme un dégât collatéral. C’est, à mon avis, ce qui domine dans ces médias. Mais je voudrais aborder un point plus précis, m’interroger sur le lien qui pourrait exister, qu’on pourrait détecter entre ce qui se passe dans les médias et une propagande voulue. Alors, je partirai d’une expérience personnelle. Je ne sais pas si certains s’en rappellent, parce que ça les a agacés : le 14 mars 1998, j’ai publié dans Le Monde une tribune qui s’intitulait : « La France n’est pas coupable ». Certains ont été extrêmement énervés par ce titre, et ont même pensé que ce titre n’était pas de moi. J’ai fait cela, parce que le problème n’est pas de dire que la France est coupable, mais qui est coupable en France. Et j’avais notamment écrit dans ce texte : « Comment des maîtres à penser de la médiatisation africaniste ont-ils pu sans état d’âme reprendre les slogans de services spéciaux et entretenir l’idée qu’en fin de compte, la logique fondamentale de la crise était celle d’une guerre interethnique ? » C’était le 14 mars. Peu après, je recevais une lettre de M. Silberzahn, ancien directeur de la DGSE, que ces quelques lignes mettaient directement en cause au plan de sa responsabilité professionnelle. Je fais remarquer que je n’avais pas parlé de la DGSE : il y a plusieurs services spéciaux. Il me demandait dans une lettre extrêmement courtoise : « Je voudrais savoir très simplement quels sont les slogans que les services spéciaux auraient propagés entre 1990 et 1994 à propos du Rwanda ? Et quels sont les documents et témoignages qui peuvent en faire foi ? » Je lui ai écrit une lettre et puis les échanges se sont arrêtés là. Dans ce courrier, je lui rappelais qu’il y avait certes tout un contexte idéologique – ces histoires de confusions entre « conflit ethnique », « guerre », etc. – qui n’était pas spécialement lié aux services spéciaux. Toutefois, il y avait une interrogation sur certains points, et c’est le nœud de ce dont je voudrais parler, à l’articulation du travail des services de renseignements et de celui des acteurs de la médiatisation. C’est notamment en période de montée en puissance des crises de la région des Grands Lacs que l’on peut discerner des synergies et ne peut éviter les interrogations. On a vu se mettre en place dans plusieurs grands médias un argumentaire qui donnait un coup de pouce au fantasme ethniste. Il ne s’agit pas que de clichés d’ethnisme ambiant, mais bien d’un argumentaire en cinq points. 1° La situation du Rwanda se réduit d’abord à un antagonisme ancestral entre deux peuples ; 2° La responsabilité de la crise est due à un plan de domination tutsi sur l’Afrique Centrale dont l’Ouganda est le meneur ; 3° Ce plan a globalement l’appui des Anglo-Saxons ; 4° Les maquisards du FPR sont qualifiés de Khmers noirs. Cette vulgate autour du plan de domination tutsi sur l’Afrique centrale va apparaître systématiquement. Ici, il faut que je fasse une petite note en bas de page. De quoi s’agit-il ? Ce plan est en fait un thème, comme naguère le plan de domination du monde par les juifs. Un thème que l’on voit circuler dans la région des Grands Lacs depuis les années soixante. Il a été remis en valeur par le journal raciste Kangura en novembre 1990. Il a été repris officiellement par la propagande du régime Habyarimana en 1991. Une brochure en couleurs accompagne alors le Président dans ses déplacements, brochure rédigée, d’ailleurs, par Léon Mugesera, le linguiste qui est actuellement au Canada. On retrouve cette idée sur la RTLM, par exemple, en juin 1994. Et puis dans différents documents d’exilés, ainsi que dans une certaine propagande française. Alors, on pourrait ajouter un dernier point, mais en fait, il ne fait pas corps avec cette vulgate, même s’il flatte la bonne conscience de gauche du cercle mitterrandien : 5° La reprise de la théorie démocrate-chrétienne de la révolution sociale, en fait de la révolution socio-raciale rwandaise. Vous trouvez des échos de cela dans la biographie de Mitterrand par Jean Lacouture [8] : on y lit qu’il était évident que les Hutu pouvaient apparaître comme le Tiers-État face aux féodaux. Mais cet aspect-là n’est pas au cœur du schéma que je veux suivre, qui se résume dans les quatre points déjà énumérés : antagonisme ancestral ; plan de domination tutsi ; programme anglo-saxon ; les Khmers noirs. J’ai à nouveau feuilleté les journaux de cette époque, pour la presse française, avec aussi un certain nombre d’exemplaires de la presse belge. Je ne prétends pas être exhaustif, et je ne vais d’ailleurs pas l’être évidemment dans mon développement. J’ai commencé vers l’été 1992, et j’ai été jusqu’à l’éclatement du génocide, et même jusqu’à la fin de son déroulement, mais là de façon moins systématique. J’ai vraiment essayé de feuilleter systématiquement tout ce qui sortait entre l’été 1992 et avril 1994. Ce qui apparaît, c’est qu’il ne faut pas jeter l’opprobre sur toute la presse française. Il y a bon nombre d’articles intéressants, avec des signatures qui vont étonner tout le monde aujourd’hui, notamment Stephen Smith dans Libération, et Catherine Simon dans Le Monde. Des articles, où l’on nous parle de la guerre secrète de l’Élysée en Afrique de l’Est, de l’utilisation de l’arme de la haine tribale par les nostalgiques de l’ancien régime, de l’impasse dans laquelle se trouve la France. Où l’on commente avec beaucoup de précision, notamment Catherine Simon dans Le Monde, le rapport de la FIDH de mars 1993, en s’étonnant du silence des autorités françaises. Donc la presse n’est pas aveugle sur ces situations. Stephen Smith, dans Libération du 9 février 1993, met un grand titre : « Massacre au Rwanda : le Réseau Zéro du général-président », et ironise sur l’ambassadeur Martres qui a dit qu’il ne s’agissait que de rumeurs. Voilà une presse dont le contenu a pour intérêt de vous sensibiliser à la réalité de ce qui se passe. Or on voit surgir dans cette ambiance de critique des articles bizarres. Je les ai pointés, c’est surtout le 17 février 1993, dans Le Canard Enchaîné et Le Monde. Dans Le Canard Enchaîné, sous la signature inhabituelle S. Maxime (je ne sais de qui il s’agit) : « Mitterrand nous cache une guerre africaine, l’Ouganda envahit le Rwanda et Paris défend l’agressé sans citer le nom de l’agresseur. Des militaires français… » Chaque fois, la source doit être mentionnée. Elle l’est d’ailleurs, finalement, par ces journalistes : « …des militaires français ont intercepté des liaisons radio avec l’Ouganda. Un de nos experts en géostratégie dit que, grâce à nous, les armées rwandaises tiennent le coup. » Donc c’est le thème du complot ougandais, soutenu dans le cadre anglo-saxon. Jacques Isnard, qui commente régulièrement les questions militaires dans Le Monde à cette époque, écrit : « Selon les services du gouvernement français, les rebelles bénéficieraient du soutien de l’armée ougandaise, les maquisards ne seraient que des supplétifs. » Il faut voir les détails, parce qu’on les retrouve après dans les autres papiers : « S’appuyant sur des journaux de marche de combattants du FPR [qui tenaient sans doute un agenda de leurs activités…] et des informations recueillies en écoute radio… », ils ont donc abouti à ces conclusions : c’est le plan ougandais qui a déjà fonctionné en octobre 1990 et qui est repris. Voilà un bon aperçu sur les convictions des services de renseignement français, avec en parallèle le même jour un article dans Le Canard Enchaîné. Et il y a une note de type rédactionnel, qui explique que les exilés tutsi rwandais ont aidé Museveni à arriver au pouvoir, et que celui-ci, étant plus ou moins d’origine tutsi, a une dette à leur égard. Sur ces deux articles du 17 février, je lis les papiers et je vois leur contenu. Gérard Prunier, dans son livre Rwanda : le génocide, affirme qu’à l’époque, c’est la DGSE qui s’active à faire passer la désinformation, reprise sous différentes formes dans plusieurs journaux français. Moi je lis, et je réagis. J’ai écrit au Monde une lettre de 3 pages, et une page plus courte au Canard enchaîné. Je leur ai écrit poliment, en argumentant. J’ai reçu des réponses, je les ai retrouvées en fouillant dans mes papiers… En ce qui concerne Le Monde, j’ai la formule rituelle selon laquelle on a bien reçu la lettre, on l’a bien transmise au collaborateur Jacques Isnard, et on me remercie de l’intérêt porté au journal. Point final. Or c’était un point, me semble-t-il, important. Ça fait rire, mais c’est grave. Si ce journal s’inquiète aujourd’hui d’être critiqué, pourquoi, à l’époque, a-t-il refusé le débat ? Au Canard Enchaîné, finalement, c’est plus honnête. Claude Angeli me répond qu’il est impossible de nier l’aide militaire de l’Ouganda, et que les massacres sont pratiqués de part et d’autre, etc. Donc, il y a un petit argumentaire où il assume son papier. En fait, quand on opère ce travail de critique d’articles de presse dont on observe qu’ils sont le reflet, à un moment donné, d’idées qui fonctionnent dans des services de renseignement, ce n’est pas une façon de jeter la pierre à des journalistes en leur reprochant de fréquenter des services spéciaux. Je prendrais une comparaison qui va peut-être paraître bizarre : si un journaliste fait une enquête sur des prêtres pédophiles, on ne va pas lui reprocher d’entrer en contact avec l’évêché. Simplement, ce qui sera gênant, c’est s’il reprend sans critique, sans distance, les propos du secrétariat de l’évêché, éventuellement lénifiants. Le problème n’est pas d’avoir des contacts avec les services spéciaux. Le problème, c’est que des journaux reprennent des thèmes de ces services sans commenter et sans distance. C’est cela qu’on ressentait, et que j’ai pointé à plusieurs reprises. Autre exemple, Le Monde du 21 février 1993. Ce n’est pas Le Monde qui est visé, c’est l’AFP. Le Monde parle d’un massacre perpétré par le FPR à Rebero, dans un camp de déplacés du Nord-Ouest. C’est très instructif de lire la presse belge en parallèle. Marie-France Cros écrit dans La Libre Belgique des 20 et 21 février : « D’après des sources proches de l’état-major des FAR, l’Agence France Presse a parlé de ces massacres », ce qui signifie qu’elle a identifié la source… Ensuite, elle signale que « le Quai d’Orsay réagit immédiatement et dit que, d’après des indications qui nous parviennent, il y a des massacres qui sont perpétrés dans les zones actuellement contrôlées par le FPR.. » Et la journaliste de La Libre Belgique de s’étonner car, dit-elle, on a l’impression que les gens ont plutôt fui avant toute cette affaire plutôt que d’être massacrés. Elle précise, c’est important : « La France, de son côté, accuse depuis quelques jours le FPR par presse interposée de recevoir l’aide de soldats ougandais, voire de n’être qu’un paravent à une invasion ougandaise du Rwanda. » Elle précise que de telles accusations, déjà formulées en 1990, n’ont jamais été prouvées. Le 23 février, Marie-France Cros fait état d’un contact avec un religieux qui est allé à Rebero et selon lequel il n’y a pas eu du tout de massacre. Donc, c’est une fausse nouvelle qui a été diffusée auprès de l’AFP, qui la relaie. Et ça n’empêche pas le Quai d’Orsay de réagir aussitôt sur cette affaire, beaucoup plus rapidement qu’il ne le fait, par exemple, à l’égard de la commission FIDH de 1993. En France aussi d’ailleurs, les journaux que j’ai vus continuent de faire un travail critique. Dans Libération, Stephen Smith écrit le 22 février 1993 : « on a essayé d’accréditer l’idée d’une guerre menée par l’Ouganda… » ; « la thèse de l’invasion étrangère a été poussée à Paris jusqu’à imaginer une prise en tenailles du Rwanda par l’Ouganda et le Burundi pour assouvir l’impérialisme tribal, qui rêverait d’un grand Tutsiland. » C’est le schéma en question. Catherine Simon écrit dans Le Monde, le 27 février : « La thèse d’un prétendu complot ourdi par l’Ouganda n’est pas nouvelle dans la bouche de Habyarimana. La France semblait néanmoins prendre cette thèse très au sérieux. La France n’est pas intervenue face aux tueries de novembre 1991 et février 1993 au Togo, face aux massacres depuis deux ans au Rwanda. On attend toujours, depuis Paris, sinon un geste de sanction, au moins un mot de désapprobation. » Comme on le voit, les journalistes continuent à faire leur travail. Puis surgissent, à certains moments, ces échos d’une propagande que l’on veut pousser. Elle passe de façon beaucoup plus « assurée » dans Valeurs actuelles, le 1er mars 1993. Sous le titre « Tango à Kigali », un certain Frédéric Pons, que je n’ai pas l’honneur de connaître, nous explique que l’Afrique c’est l’Afrique, qu’il y a des massacres partout, c’est normal ; mais que là, en l’occurrence, ce sont 25 bataillons ougandais qui ont attaqué ; que les services de renseignement français ont eu très tôt les preuves de l’invasion ougandaise (on se réfère de nouveau aux journaux de marche saisis sur des soldats du FPR, et à de terrifiants clichés de massacre). L’implication ougandaise est documentée. Et ni l’Élysée, ni le Quai d’Orsay, ni la Coopération n’en ont tenu compte. C’est comme si les services de renseignement qui ont obtenu ces informations n’avaient pas réussi à convaincre suffisamment les autorités françaises. Et puis, dit cet article, « les envahisseurs invoquent les droits de l’homme. C’est un problème grave, indique une note des renseignements militaires [là, on voit bien les sources], car dans ce pays, ces organisations [de défense des droits de l’homme] sont presque toutes sous contrôle anglo-saxon et pro-ougandais. » Encore le surgissement de cette propagande, dans un organe idéologiquement « situé », Valeurs actuelles. Le Canard Enchaîné recommence le 3 mars, mais de façon plus contradictoire : « On espère que le monde influencera l’Ouganda. » L’article évoque la mission du ministre de la Coopération Marcel Debarge dans les capitales rwandaise et ougandaise. Il note que « dans tous les palais concernés [c’est un peu contraire à ce qu’écrit Valeurs actuelles], Élysée, Quai d’Orsay, Défense, Coopération, et à la DGSE, on affirme qu’il ne s’agit plus d’une guerre civile, mais on se refuse à le dire tout haut... » Et je pourrais en citer d’autres… On a d’une part des articles qui surgissent, et qui au fond présentent la thèse sans trop de distance. Et d’autre part des articles où cette thèse est mentionnée avec plus de distance. Par exemple, dans Le Monde du 4 mars, Francis Cornu écrit que le ministre Debarge a vu utilement Museveni, le Président ougandais. C’est une allusion diplomatique aux récentes informations fournies par les services de renseignement français, selon lesquelles l’Ouganda apporte un soutien important à la rébellion rwandaise. Nouvel article le 28 mars… À un moment, c’est une série d’icebergs qui surgissent et qui manifestent le jeu destiné à faire passer ce schéma : « Tutsi… ougando… anglo-saxon… » Et vous avez remarqué qu’il n’est pas question de Khmers pour le moment. Ça ne signifie pas que le mot n’a pas encore circulé. Le 28 mars, sur France Inter, un reportage de la série Le Choix d’Inter par Laurence Simon est titré : « Le Rwanda ou l’intervention française oubliée ». L’armée française a aidé Kigali à éviter un bain de sang, au moment de l’offensive surprise du FPR en février 1993. Il y a dans cette émission un certain colonel Delort. Il parle de la démocratisation du Rwanda : « Nos services de renseignement ont pu établir la preuve d’une certaine ingérence de l’Ouganda dans les problèmes internes de ce pays. » Les autres intervenants dans l’émission sont nommés anonymement, si je puis dire, ou par leurs prénoms. « Un coopérant dit qu’Habyarimana est un bon élève de la Baule. » Laurence Simon elle-même rappelle que les Tutsi sont d’anciens seigneurs très grands et très fiers. Le cliché racial habituel. La Ligue des droits de l’Homme – on ne dit pas laquelle – a parlé d’escadrons de la mort, mais rien n’a été prouvé. En revanche, on découvre des massacres commis par le FPR. Et c’est là que cet officier, le colonel Delort, intervient : « Un médecin, qui est rentré du Cambodge, a fait l’analogie directe avec les Khmers rouges. Alors, comment devrait-on les appeler ici ? Je n’en sais rien. Il y en a même certains qui ont dit “Khmers noirs”… » On ne saura pas qui est ce médecin, mais cela signifie que l’image est en train d’être employée ici ou là… « Je vous laisse, dit il à Laurence Simon, la responsabilité du propos. » Autre passage marquant de cette émission : « Ce qui est frappant, c’est leur maîtrise du talk and fight, etc. Et on peut faire le rapprochement avec les guérillas marxistes qui ont permis l’avènement au pouvoir de certain nombre de chefs d’État dans les années 70. » Ce qui est piquant, c’est qu’on retrouve les mêmes reproches qu’on faisait à l’UNAR, le parti nationaliste dominé par les Tutsi au Rwanda en 1959, d’être à la fois féodal et bolchevique. Et là, ça recommence. Ce sont des féodaux, qui sont maoïstes. En ce qui concerne les « Khmers noirs », il faudrait ouvrir un concours, je ne les vois pas cités avant cette émission. Le 9 avril, dans Marchés tropicaux, Philippe Decraene, qui a longtemps été au Monde, et qui jouait un peu aux experts ethno-historiens de l’Afrique, écrit un article absolument fascinant. Il traite de l’impasse militaire, diplomatique et politique au Rwanda. Il dit que ce sont des négociations sans lendemain qui ont lieu parce que « les rebelles tutsi du FPR procèdent à la liquidation physique systématique des notables, se comportant ainsi en véritables Khmers noirs. Ce qu’on appelle pudiquement l’affaire rwandaise, au delà de la volonté hégémonique des Tutsi au Rwanda et au Burundi, c’est celle des Hima, vaste ensemble ethnique, dont les Tutsi ne constituent qu’un modeste rameau qui prend corps du Soudan à la Tanzanie, en passant par l’Ouganda et le Kenya. » Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait de « bahima » ou « batutsi » au Kenya, sauf les émigrés, mais enfin voilà. Vaste plan. Philippe Decraene ne nous dit pas où il a trouvé les éléments de ce grand plan. Il dirigeait le Centre des Hautes Études sur l’Afrique et Madagascar, à l’époque, c’était donc un expert. C’est-à-dire qu’il se trouvait à l’articulation entre l’information, la réflexion et le pouvoir. Ensuite, le 20 avril, on peut lire dans Le Quotidien de Paris un article assez curieux, sous le titre : « Rwanda : la France dans le piège des Khmers noirs. » C’est Henri Vernet qui signe l’article, mais en fait, il prend sa distance plus que les autres : « Les Français [on ne sait pas quels Français] insistent sur le renvoi d’ascenseur de Museveni qui est arrivé au pouvoir grâce à des réfugiés tutsis. » Il compare ça à Louis XI, avec les grandes compagnies. « Pour corser le tout, on dépeint ces rebelles, sans rire, comme des Khmers noirs décidés à purifier le Rwanda. Les Français ironisent par ailleurs sur le GOMN », le groupe d’observateurs militaires de l’OUA. Autrement dit, on a là quelqu’un qui nous fait part de cette théorie, de ce schéma, mais avec un point d’ironie. ça apparaît d’ailleurs dans un article suivant du même journaliste. Ensuite, ces Khmers noirs disparaissent du paysage médiatique, mais on les voit réapparaître au cours du génocide. En tout cas, il y a un nœud entre février et avril 1993, c’est à dire au moment où, d’une part, les négociations d’Arusha progressent, mais où d’autre part les tueries se sont multipliées au Rwanda. À la suite de ça, il y a l’intervention du FPR, et le régime Habyarimana apparaît de plus en plus en difficulté, car la plupart de ses opposants internes, malgré les remontrances du ministre Debarge [9], persistent à trouver selon une citation de l’époque, « qu’il est préférable, à la limite, de voir entrer le FPR pacifiquement à Kigali que de continuer à subir la dictature Habyarimana. » Devant cette mise en échec du régime Habyarimana, on assiste à une relance du discours qui avait été soutenu en septembre 1990 sur le thème de l’offensive ougandaise, complétée par le schéma de l’empire tutsi et cette nouvelle idée, qui a surgi dans la tête de certains : « des Khmers noirs ». L’empire tutsi n’est pas une invention de ces milieux français. C’est une invention des milieux hutu extrémistes depuis les années soixante au Rwanda. Parce que dans cette affaire, il faut voir qu’il y a des interactions : les Rwandais ne sont pas de la pâte à modeler, ils ont aussi leurs initiatives, ils peuvent donner des idées à leurs alliés. On retrouve cette thématique le 18 juin 1994, dans Le Monde, sous la signature de Jean Hélène. Il s’agit d’un article sur les trafics d’armes venus d’Ouganda. Il ne sera pas suivi d’articles sur les trafics d’armes approvisionnant les FAR... Il est question de l’empire tutsi, mais, dit prudemment le journaliste, « selon le gouvernement intérimaire ». Et dans la conclusion : « Les observateurs s’interrogent sur ces séances d’éducation dans les camps de déplacés qui rappellent à tort ou à raison un certain Cambodge. » On retrouve cela encore dans Le Figaro du 19 juillet. Jean d’Ormesson a fait partie de la cohorte de journalistes qui ont couvert l’opération Turquoise sur le terrain. Il explique bien qu’il y a deux opinions chez les officiers. Il y a ceux qui disent que les Tutsi ont été victimes de massacres abominables, organisés par les Hutu. Ce qui, dit-il, « est difficile à contester ». Mais pour d’autres, les Hutu sont surtout menés par la peur. Et le FPR, « force redoutable, bien organisée, de toute évidence victorieuse, est responsable lui aussi de beaucoup de crimes, ce qui est hautement probable. » Et c’est là que ça devient intéressant : « Un pas de plus, et on passe à la conviction que le FPR, mélange de fascisme, de marxisme et de Khmers rouges, est tout simplement l’ennemi. » D’Ormesson donne une opinion de milieux militaires français. Ensuite vient l’après-génocide, et c’est une tout autre histoire. Je ne sais pas si l’on continue à parler de Khmers noirs, mais le thème de l’empire tutsi va se développer de plus belle, sous toutes sortes de signatures. Je ne vais pas développer ça ici, cela nous mènerait trop loin. En ce qui concerne la télévision, la chaîne officielle France 2 a, pratiquement sans exception, tout confondu sous la rubrique guerre civile. Par exemple, les 10 et 11 avril 1994, France 2 parle de massacres interethniques dans ses journaux télévisés, et jamais on ne dit qui tue qui. C’est « les gens », « on », « ils », sans autres commentaires. Par ailleurs, on dit que « les rebelles du FPR ont repris la guerre », ce qui les désigne comme les responsables des tueries. Je vais encore donner deux exemples de ce qui se passe dans les médias audiovisuels. Je voulais citer le journal du 31 juillet sur France 2. On nous explique le malheur des Hutu modérés complètement coincés entre le FPR et les extrémistes hutu. Comme exemple d’un honnête homme, on nous présente « M. André Sebatware ». André Sebatware était un des leaders du Hutu Power, c’est un ancien ministre qui était réfugié à Goma, et il est présenté comme modéré… Ce qui est très intéressant c’est qu’on fasse tout un numéro sur lui. Dans ce contexte du 31 juillet à Goma , en pleine opération Turquoise, est-ce que les médias de France 2 travaillaient sans avoir des aides et des appuis pour les orienter ? Je me suis posé la question. En tout cas, comment M. André Sebatware, leader du Hutu Power comme Karamira ou d’autres, s’est-il retrouvé devant les caméras de télévision françaises ? Un autre exemple fin août – je n’ai pas retrouvé la date exacte. Il s’agit de l’émission Le téléphone sonne sur France Inter, en duplex avec Goma, avec le général Lafourcade. On parle surtout de la guerre, du choléra, etc. Et puis à un moment, pour que ce soit « équilibré », on donne la parole à l’un de ces militaires rwandais qui sont partis dans le désordre, qui ont fui. Il y a un certain Bagosora qui est là, qui passe par hasard et qui est interviewé au Téléphone sonne. On ne dit rien d’autre sur lui, on ne dit pas qui est ce Bagosora, ce n’est peut-être pas celui auquel nous pensons, c’est peut-être un autre. Je me suis aussi posé la question, mais cela n’a semble-t-il pas fait problème au réalisateur de l’émission. L’idée persiste en effet qu’il y a deux camps, qu’il y a des crimes partout, que ces deux camps sont des camps ethniques. La suite, j’en ai déjà parlé. Maintenant, je suis prêt à répondre à vos questions. J’ai voulu insister sur cette espèce de filière de propagande, qui n’abuse pas complètement les journalistes, mais qui parvient à être présente, et à s’imposer sans discussion, le cas échéant. À l’évidence, certains milieux de renseignement s’efforcent d’avoir une médiatisation. Sharon Courtoux Une question… Je sais que Jean-Pierre Chrétien est très souvent sollicité par des gens de presse. Lorsqu’il vous arrive d’avoir à discuter avec des journalistes qui ont propagé ces choses ou sont tombés dedans, comment est-ce qu’ils réagissent ? Jean-Pierre Chrétien Ce ne sont pas les mêmes. Les gens qui m’appellent, ce ne sont pas ceux-là. À l’époque, j’ai eu cette réponse du Canard enchaîné, et celle du Monde, qui n’en était pas une. Il y a eu d’autres lettres. En 1998, Jacques Isnard a recommencé, et vraiment, là, c’était plein d’erreurs. J’ai écrit et je n’ai eu aucune réponse. Mais peut-être que les chercheurs sont des gens sans importance. Je me rappelle de tel ou tel journaliste disant un jour que l’Afrique est tellement dépourvue d’intérêt que, en tant que champ de recherche, ça ne peut être forcément que les plus médiocres qui s’y intéressent. Je pourrais vous donner, en off, la source de la citation. Ce qui est étonnant dans toute cette période, c’est ce souvenir de l’espèce de mur de caoutchouc, si l’on peut dire, auquel nous nous heurtions dans les années 1991, 1992, 1993 et même 1994. Pour faire passer des choses évidentes et des questions qui s’imposaient. Comme si ce qu’on disait n’était que chants d’oiseaux. Ça a donné lieu à toutes sortes d’actions, de correspondances, etc. En revanche, il y a eu des dialogues avec ceux qui avaient envie de savoir, je pense à Catherine Simon ou à Alain Frilet, parmi d’autres. C’était le même désintérêt dans le monde politique, chez les députés, y compris socialistes… François-Xavier Verschave Si vous discutez avec des gens qui cherchent la vérité, même si vous n’êtes pas d’accord, vous devez avoir des réponses, voire des tirs de barrage. Mais le rôle des services de renseignement, en appui des services action opérant sur le terrain, n’est pas de chercher la vérité. Il est de faire la guerre. Jean-Pierre Chrétien Quand j’ai dû m’exprimer à l’Assemblée nationale devant la Mission d’information, j’ai dit que ce qui était choquant, c’était de voir les jacobins français adhérer, à propos du Rwanda, aux thèses de la démocratie chrétienne flamande. Mais là, c’est pire : en fait, ce sont des services français qui adhèrent à une thèse raciste qui ressemble beaucoup au « Protocole des Sages de Sion », pour faire une comparaison. On ressasse la même histoire, on dit qu’on a trouvé quelque part un plan, un texte qui montre que les Tutsi veulent dominer le monde, ou au moins toute l’Afrique centrale. Ça a pris différentes formes : la République du Kilimandjaro, le grand éléphant… Je prends l’exemple du colonel Robardey qui s’occupait de la gendarmerie au Rwanda de 1991 à 1993 et qui a fait une interview dans un journal provincial. Il rappelle cette histoire du grand éléphant. Moi, j’en ai entendu parler dans un colloque à Aix-en-Provence, en septembre 1993. C’était un prêtre ou un séminariste qui disait l’avoir entendue dans les milieux religieux rwandais. Il y a donc une espèce de thèse rampante, ici et là, qui est reprise au point de s’afficher sous des signatures assez connues, notamment Decraene dans Marchés tropicaux. Il s’agit là de l’officialisation d’une fantasmagorie raciste, utilisée par la RTLM, pour, entre autres choses, justifier le génocide. François-Xavier Verschave Cette question du racisme est très importante, peut-être pourriez-vous nous éclairer là-dessus. Ce qui nous inquiète dans cette commission, c’est qu’on a le sentiment qu’une bonne partie des acteurs des relations franco-africaines sont racistes, qu’on trouve dans ce milieu un pourcentage de racisme nettement supérieur à la moyenne. Jean-Pierre Chrétien Je crois que c’est une réflexion qui se développe ici ou là et qui peut inspirer le colloque de demain. Peut-être faudrait-il parler de « racialisme ». Je m’explique : je veux parler d’une réduction des réalités sociales et politiques de l’Afrique à des données en dernier ressort biologiques, à un système de pensée « gobinienne » qui est au cœur de l’ethnologie de la fin du XIXème siècle [10]. Et on dirait qu’au moment où les milieux scientifiques ont complètement décroché de ce genre de raisonnements, des décideurs, ainsi que des médias, les reprennent à leur compte. Ce qui serait très intéressant à voir aussi, j’en avais eu un aperçu un jour, ce sont les notes, les fiches, les aide-mémoire accompagnant les déplacements en Afrique de nos dirigeants... Que ce soit un ministre, que ce soit le président Mitterrand à l’époque. Il y a des notes pour accompagner leurs voyages, et des secrétariats qui font ces notes. Et toujours l’on retrouve ce genre de thème complètement dépassé sur les races « bantoues », « nilotiques », sur les seigneurs, les serfs, etc. Les recherches ont pu se développer depuis les années soixante, en France, en Belgique, etc. on dirait qu’elles n’ont servi à rien. C’est ce racialisme, cette lecture raciale des problèmes, qui explique peut-être aussi la réponse des militaires français à la question des deux officiers rwandais qu’on empêche de revenir chez eux : les Hutu sont les Hutu, les Tutsi sont les Tutsi, et ne nous cassez pas les pieds ! Qu’est-ce que c’est que cette opposition hutu à Habyarimana ? Il faut être sérieux. C’est ça que le ministre Debarge est allé dire aux opposants hutu quand il est allé à Kigali : « Mettez vous d’accord avec le Président face aux Tutsi ! » C’est ce que mon ami et collègue Gérard Prunier a appelé « créer un front de race ». D’un côté, on a un ministre qui débarque de sa banlieue parisienne, qui se trouve tout d’un coup investi sur l’Afrique et perméable à tous les préjugés. À côté, on a des gens qui connaissent l’Afrique depuis longtemps, auxquels on ne la fait pas et qui disent : « Voilà, le critère, c’est les appartenances ethniques. En Afrique, c’est comme ça, soyons sérieux ! Tout le reste n’est qu’apparences. » Ainsi, les chances de construction de solidarités politiques et sociales sur d’autres bases que l’ethnisme ont été systématiquement récusées. Emmanuel Cattier On a évoqué les informations qui arrivaient sur le bureau de l’Élysée, par exemple. Comment le président Mitterrand était-il informé de ce qui se passait au Rwanda ? Est-ce que les médias dont vous parlez sont les seuls canaux que les Services essayent d’influencer, ou y en a-t-il d’autres ? Jean-Pierre Chrétien Je ne sais pas. Effectivement, il y avait une tentation, pour certains d’entre nous, de penser : « Ah ! Si le Roi savait ! » On a été très étonnés de prendre conscience, progressivement, que ce discours sur les féodaux tutsi, sur la menace anglo-saxonne, était au cœur de la pensée de Mitterrand à propos de la région des Grands Lacs. Jean-François Bayart l’a expliqué dans un colloque : c’est l’idéologie ethniste de l’infanterie de marine qui a nourri la pensée de Mitterrand sur l’Afrique. Jean François Bayart est un connaisseur de l’Afrique, et il connaît, mieux que moi d’ailleurs, les alentours du pouvoir. Prenons l’exemple de Philippe Decraene : son épouse était secrétaire à l’Élysée. Lui-même était très introduit dans les allées du pouvoir mitterrandien. C’est un détail, mais il a été, un moment, candidat à l’université de Paris-I, et il y a eu une pression de l’Élysée… ça n’a pas marché parce que, finalement, les universitaires sont autonomes. Cet exemple montre peut être qu’il y a, en quelque sorte, des penseurs « maison ». Mais encore faut-il que le pouvoir décide qu’il y a des choses qui sont plus intéressantes à entendre que d’autres. François-Xavier Verschave Si vous considérez les services de renseignement de l’époque, la DRM est dirigée par Jean Heinrich, qui vient du service action de la DGSE, donc de l’infanterie de marine. Les généraux élyséens Huchon et Quesnot, qui dirigent la manœuvre au Rwanda, viennent eux aussi de l’infanterie de marine, intimement liée à la DGSE. Mitterrand voit arriver tous les jours sur son bureau les notes de synthèse de la DGSE et de la DRM. Si, comme l’explique Bayart, la doctrine africaine de l’infanterie de marine implique la manipulation de l’ethnicité, il ne faut pas s’étonner d’une certaine convergence sur ce thème entre politiques et militaires, voire d’un certain formatage du sommet de l’État par les tenants de cette doctrine, ce que suggère d’ailleurs Alison Des Forges… Jean-Pierre Chrétien La pensée sur les sociétés africaines reste marquée par l’héritage colonial. Il y a des ruptures intellectuelles au niveau universitaire et scientifique. Mais il y a continuité par ailleurs. François-Xavier Verschave Dans ses mémoires, l’ancien patron de la DGSE Claude Silberzahn cite les noms des journalistes avec lesquels il est dans les meilleurs termes (on connaît le cas de Jean-Marie Colombani et de Jacques Isnard, du Monde). Il explique la façon de “tenir” des universitaires : en leur payant des voyages, y compris accompagnés, en leur commandant des études, etc. Il dit encore que certains universitaires sont devenus de parfaits connaisseurs des plus subtiles différences tribales ou raciales au Gabon, par exemple. La DGSE n’a pas besoin du CNRS, parce qu’elle a ses écuries, avec un peu de foin pour entretenir des gens qui vont venir alimenter le corpus racialiste. Jean-Pierre Chrétien C’est un passage très inquiétant de ce livre. D’ailleurs, après, on ne pouvait plus se regarder les uns les autres, on se demandait qui émargeait… C’est peut-être fait pour ça aussi… Mais, oui effectivement, c’est un passage qui m’a beaucoup surpris, je dois dire. Peut-être que je ne fréquente pas les bons milieux… Bernard Jouanneau Après tout, les politiques ne sont pas plus idiots que les autres ! Peut-être plus cyniques, mais pas plus bêtes. Et les travaux des scientifiques qui nous ont démontré qu’il n’y avait qu’une race, la race humaine, n’ont pas pu être ignorés de ces politiques, ni même de ces journalistes. Alors, pourquoi l’Afrique ferait-elle l’objet d’un traitement particulier, sous prétexte qu’on change de vocabulaire en abandonnant le mot « race » pour utiliser le mot « ethnie » ? C’est d’ailleurs un mot qu’emploie la loi française sur la discrimination. Le critère prohibé de la discrimination, c’est non seulement la religion, la race, mais aussi l’ethnie. Pourquoi en Afrique parler de tribus ? Est-ce que les tribus représentent la même notion que les ethnies ? Est-ce que tout ça n’est pas un vocabulaire forgé justement par les néo- ou archéo-colonialistes, qui entretiendraient l’idée que la rivalité entre les composantes des populations injustement appelées tribus ou ethnies, favorise, finalement, l’implantation des grandes puissances qui veulent s’approprier le pouvoir et la richesse des pays africains ? Il y a là, je crois, un recours au vocabulaire qui nécessite des précisions et pour lesquels les chercheurs sont vraiment indispensables. Autre question : vous êtes le seul, de tous ceux qu’on a entendus ici, à avoir prononcé l’expression « Hutu modéré ». Je me souviens qu’en 1994 et 1995, on avait largement utilisé cette expression pour signifier qu’il n’y avait pas que les Tutsi qui étaient l’objet de l’extermination, mais que les Hutu modérés figuraient aussi sur ces listes. Est-ce que le fait qu’on n’utilise plus cette expression permet de penser qu’il y a eu une révision à ce sujet ? Jean-Pierre Chrétien Ces questions de vocabulaire sont intéressantes. Le fait d’employer ces schémas-là pour l’Afrique et ne pas les employer pour des problèmes similaires en Europe montre un mépris récurrent, où l’Afrique relève de schémas simplistes. Et là resurgit évidemment, non pas un racialisme, mais tout bêtement un racisme. Le mot « tribu » n’est normalement plus employé en français. En anglais, il est toujours employé (tribe). Mais en français, il a été pratiquement remplacé par « ethnie ». On pourrait consacrer tout un colloque au débat sur les ethnies. En fait, c’est un terme qui s’est voulu scientifique, qui fonctionne surtout depuis une trentaine d’années, parce qu’avant, on parlait de tribus ou même de races. Par exemple, dans les anciens textes sur le Rwanda ou le Burundi, on parlait de races pour les Hutu et Tutsi. De même, à propos de la Côte d’Ivoire, on parlait de races dans la littérature coloniale. Le mot ethnie s’est voulu plus scientifique, mais il est également connoté. Il véhicule un héritage ethnographique destiné aux autres, aux peuples lointains. Dans le français ancien, « ethnique » renvoie aux « païens d’ailleurs ». Le problème est celui du débat, qu’on ne va pas résoudre ici, entre sentiment national et/ou conscience ethnique, parce que ça peut se recouper. C’est au fond des situations, des vécus, de communautarisme ou non. Cela fait débat parce que même une nation peut devenir entièrement communautariste. Et on ne sait plus si c’est vraiment une nation ou si c’est devenu une « grande ethnie », au sens qu’on colle généralement à « ethnique », avec cette notion d’hérédité, etc. Bref, il faut vraiment prendre ce vocabulaire avec des pincettes. En tout cas, le mot « ethnie » ne convient pas, même s’il est maintenant répété sans arrêt pour le Rwanda et le Burundi. Il y a une définition a minima des ethnologues : une ethnie, c’est une entité qui se caractérise par une identité culturelle à part. Ce n’est pas le cas ici. Alors, on peut parler de « composantes », de « peuples » de « groupes », tout ce qu’on veut. Mais l’emploi incessant du mot « ethnie » ou du mot « tribu » relève en tout cas d’une volonté d’enfoncer les gens dans une identité unique, de type naturel si on peut dire. C’est un débat qui nous mènerait loin, mais c’est vrai qu’il est présent dans la propagande que nous examinons aujourd’hui, avec l’idée que les gens n’ont pas le choix. Cette définition ethnique consiste à dire : « Tu es là, de par ta naissance. » C’est l’idéologie des extrémistes hutu : « Vous tous Hutu, vous devez vous mettre ensemble, vous n’avez pas à vous diviser face aux Tutsi. » Effectivement, de façon perverse, un langage qui se veut scientifique va devenir totalement idéologique et raciste. Quant à l’expression « Hutu modérés », je ne l’aime pas beaucoup, et je l’ai utilisée ici de façon un peu ironique. Parce que je ne sais pas ce que ça veut dire d’être modérément Hutu. On est Rwandais. Il se trouve que par ton père, tu es Hutu, ou tu es Tutsi, et tu vas avoir une position face à la situation du moment, qui va être politiquement différente. Tu vas être extrémiste ou tu vas être modéré, justement. Mais c’était tellement courageux de ne pas être extrémiste au Rwanda que le mot modéré me semble un peu mou. Je préférerais dire « Hutu démocrates », ou « Hutu libéraux », ou « Hutu opposants » que « Hutu modérés ». Mais ces gens font aussi partie des victimes, des massacres initiaux qui accompagnent le génocide. Ils font partie du même plan puisque, quand ils sont tués, ils le sont en tant que complices des Tutsi. Annie Faure Je pense que le mot « modéré » a été utilisé pour faire allusion à l’aspect politique des Hutu au sein du gouvernement avant qu’il n’éclate. C’est-à-dire qu’on a appelé « Hutu modérés » ceux des Hutu qui, au gouvernement Habyarimana, avant que l’avion n’explose, n’étaient justement pas de la frange extrémiste. Et je crois que plus tard, par extension, on a utilisé le mot « modéré » pour les Hutu civils opposés à Habyarimana. Je n’ai compris qu’après l’origine de ce terme, qui m’avait beaucoup énervée. Parce que, quand on est contre un génocide, et qu’on meurt, et qu’on est contre l’extermination d’un peuple, on n’est pas modéré. On est au contraire engagé, et engagé jusqu’à la mort. La question que je pose plutôt aux juristes, c’est la suivante : si on n’avait pas conservé le mot « ethnique », qui est quand même le mot qu’on a beaucoup critiqué, est-ce qu’on aurait pu admettre qu’il s’agissait d’un génocide ? C’est-à-dire, est-ce que dans la définition du génocide, n’intervient pas justement l’élimination d’une population regroupée sous le terme d’ethnie ? Est-ce qu’on aurait pu parler du génocide des Tutsi si on n’avait pas préalablement admis que c’était une ethnie ? Bernard Jouanneau Oui, le vocabulaire légal l’oblige, mais je persiste à soutenir qu’il est erroné. Et d’ailleurs le président de l’Assemblée nationale, M. Debré, a proposé que l’on fasse une vaste réforme des textes législatifs nationaux et internationaux pour se mettre au diapason des travaux des chercheurs et abandonner le concept même de race et de racisme pour trouver un autre mot. Le mot fondamental des lois contre la discrimination, c’est l’origine. Et l’origine, elle vous renvoie à vos parents, elle ne vous renvoie pas à une race ou à une ethnie. Et si le mot ethnie est une sorte de moyen d’édulcorer un concept abhorré, retournons à la simplicité qu’est l’origine. Il y a toujours génocide dans le fait d’exterminer quelqu’un à cause de son origine. Jean-Pierre Chrétien La race est un phénomène socio-idéologique aussi, qui est projeté sur les autres. Il est vrai que, de façon vicieuse, certains disent : « Vous parlez de génocide, donc c’est que les ethnies existent. »
[1]. Chrétien, Decaux et Verdier (éds), 1995 (p.43). [2]. Nous avons, bien entendu laissé l’orthographe des citations, des pluriels et des déclinaisons bien révélateurs de l’ignorance des règles de la recherche qui demandent que l’on parle de Tutsi et de Hutu, sans pluriel et sans déclinaison. [3]. « Reportages en situation de guerre et de génocide », in Les Temps modernes, juillet-août 1995, p.149-160. [4]. Annie Faure a rencontré en 1995 à Kigali ce Père Blanc, qui est lucide sur l’implication active de son ordre et en souffre. [5].Sur le traitement photographique, nous n’avons pu consulter Paris Match. [6]. Le nombre des malades du Sida, en 1994 au Rwanda, n’a pas été établi avec certitude. Les chiffres et pourcentages demandent à être vérifiés, d’autant plus qu’on se pose aujourd’hui la question d’une surestimation de la maladie en Afrique, entraînant une moindre prise en compte des autres causes principales de mort : paludisme et tuberculose. [7]. Une partie des propos d’Emmanuel Viret n’a pu être retranscrite, en raison d’un enregistrement défaillant. [8]. Lacouture, 1998, tome II (p.452 s). [9]. En février 1993, le ministre français de la Coopération, Marcel Debarge, se rend à Kigali et appelle « tous les Hutu à s’unir contre le FPR », ce qui constituait dans ce contexte, selon l’historien Gérard Prunier, « un appel à la guerre raciale », Prunier, 1997 (pp. 216-217). [10]. Arthur de Gobineau (1816-1882) est l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) et l’un des principaux théoriciens de la supériorité de la race aryenne. |