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édité sous le titre : L'horreur qui nous prend au visage, l
'État français et le génocide au Rwanda - Karthala
 

Témoignages filmés par Georges Kapler

et discussion

Mercredi 24 mars

 

 

 

J*, ex-Interahamwe

Traduction d’Assumpta Mugiraneza


 

J*, ex-Interahamwe

« Nous avons fait des barrières avec des arbres. Là aussi les Français nous l’ont reproché car elles sont repérables par les satellites et cela nous dénoncerait. Ils nous ont conseillé de les enlever et de nous mettre sur les côtés pour tout surveiller nous-mêmes. Nous avons enlevé les troncs d’arbres qui coupaient la route et avons gardé l’œil en restant sur le côté. Ils nous ont expliqué qu’avec la surveillance de la commu­nauté inter­nationale, si les satellites voyaient les barrages, ça serait du plus mauvais effet. Ils nous ont donc conseiller de surveiller la route nous même, sans barrières.

Il n’y a jamais eu le moindre problème entre les Français et nous.

Ils ont distribué les armes même en dehors de Nyarushishi, à la douane par exemple lorsqu’ils entraient dans le pays.

Question liée à la collaboration dès le début de la guerre, fin 1990.

Autre chose que nous avons fait avec les Français, c’est le mas­sacre des Bagogwe [janvier 1991]. C’est chez eux que nous nous entraî­nions militairement. Avec les Français, nous y allions, avec un sergent accompagnateur qui nous disait : “Allez-y, massacrez-moi ces gens, ces Tutsi, c’est eux qui sont en train d’envoyer leurs enfants dans l’armée [du FPR]”. D’abord, nous avons hésité sur les intentions des Français, mais le sergent allait discuter avec nos instructeurs français et, étonnement, ils nous disaient : “Bien sûr, tuez-les, autrement, il ne faudra pas vous étonner quand ils vont vous attaquer. Moi, je vous entraîne certes, mais je n’irai pas sur le champ de bataille à votre place ! Moi, je vous donne tout le nécessaire, mais si vous, vous les laissez continuer à faire des enfants qu’ils envoient au front, vous ne vous en sortirez pas avec eux [vous n’en arriverez jamais à bout].”

Oui, les Français savaient que les Bagogwe étaient des civils, mais des Tutsi, et que les Tutsi avaient une forte solidarité pour envoyer leurs enfants au front.

Très brève question.

Oui, lorsque les Bagogwe se faisaient massacrer, les Français voyaient tout de leurs propres yeux.

Ce qu’ils ont fait ? Ils n’ont rien fait sinon nous soutenir dans ce que nous faisions là.

Je ne sais rien du Bugesera. Je n’y ai jamais été. J’étais à Gisenyi, au camp d’entraînement.

Le mal que les Français m’ont fait ? Ils font partie de ceux qui m’ont fait tremper dans le génocide des Tutsi et me voici encore en prison, jusqu’à aujourd’hui. Moi, de mon propre chef, sans que cela ne soit nullement des rumeurs, j’atteste que moi personnellement, je fais partie des gens à qui les Français ont donné l’ordre de tuer les Tutsi.

Autre mal que les Français m’ont fait : un jour, j’avais été dénoncé par le responsable comme quoi mon groupe n’avait pas fait la ronde de nuit. Les Français m’ont fait monter en hélicoptère, ils m’ont dit : “Toi, tu embrigades les gens et les empêches de travailler, nous allons te jeter dans la forêt de Nyungwe.” Ils m’ont embarqué jusqu’à Ntendezi, c’est là qu’ils m’ont relâché en me disant que cela devait être la toute dernière fois que je bloquais le travail des autres. Mais ils m’avaient puni : ils m’avaient dénudé complètement, ils ne m’ont même pas laissé de sous-vêtement et ils m’ont dit : “Vas-y maintenant, tu peux y aller.” C’était en pleine journée.

C’était en 1994, courant juillet. À cette époque, je faisais partie des Interahamwe, mais je continuais à faire partie de l’armée aussi parce que je n’avais pas été renvoyé.

Ils m’ont puni parce qu’ils me reprochaient de n’avoir pas organisé la ronde de nuit. Certes, j’étais militaire, mais j’étais chez moi où j’étais venu en congé avant de prolonger mon séjour parmi les miens. Nous étions fatigués à cause de la guerre. Lorsque nous avions l’occasion de rentrer, nous avions tendance à prolonger la permission par des arrêts maladie. La guerre avait repris quand j’étais chez moi.

Au Congo, je n’y ai pas séjourné longtemps, j’y suis resté très peu, j’ai fait un mois ou un mois et demi, pas plus.

Non, les Français ne nous ont pas empêchés de partir avec nos armes, absolument pas. De toute façon, ils nous disaient qu’il ne s’agissait que d’un repli général, qu’ils allaient nous trouver des avions et d’autre matériels de combat pour revenir attaquer le Rwanda.

Lorsque nous sommes arrivés dans les camps, il y a eu une sélection entre les civils et les militaires. Nous autres militaires avons été regroupés à Panzi. Ils nous ont fait un camp propre aux militaires. Une fois que nous avions installé nos tentes, les Français sont venus et sont allés trouver le général Kabiligi, ils ont tout de suite mis sur pied un groupe qui devait régulièrement attaquer le Rwanda pour aller désta­biliser les cancrelats.

Ce groupe mis en place, il a été divisé en sous-groupes placés à différents endroits de la frontière. Ils attaquaient donc et ils ont fait beaucoup de mal à cause de cette complicité entre les Français présents dans les camps et le général Kabiligi.

Lorsque nous étions dans les camps, les Français ont continué de nous apporter des armes, toutes sortes d’armes par camions, même des armes lourdes.

Nous continuions les exercices militaires habituels, il y avait des militaires qui nous les faisaient faire. Les Français, eux, venaient voir si nous les faisions correctement, mais ils n’y participaient plus au Congo. Ils venaient voir ce qu’on faisait, mais ils n’y participaient pas.

Je peux affirmer que franchement, pour que les Tutsi de Bisesero aient pu être tués au point où ils l’ont été, c’était surtout dû aux Français. Parce que, au moment où les Français racontaient qu’ils allaient sauver, soi disant, les Tutsi de Bisesero, ils se sont fait accompagner, à leur demande, par les Interahamwe d’un certain Yusufu de Bugarama. Ils y sont donc allés avec ces Interahamwe et Yusufu et un certain Barageza Édouard et d’autres gens de Bugarama. Cela s’est fait en plein jour, les Interahamwe sont partis dans des bus, entre autres avec les Français qui les protégeaient.

Ceux qui sont allés à Bisesero – moi je n’y étais pas – sont rentrés en chantant leurs hauts faits comme quoi ils avaient exterminé les Tutsi de Bisesero, qu’ils les avaient bien tirés au fusil. Dans ce cas, on ne peut pas dire que les Français soient allés à Bisesero pour sauver les Tutsi mais plutôt pour les exterminer.

Ce que je pourrais ajouter sur la férocité des Français, sur leur façon de nous y entraîner, c’est qu’ils nous avaient distribué des sacs pour pouvoir y mettre des cadavres. C’étaient des sacs très solides, comme des sacs militaires. Ils nous disaient donc : “Si tu as tué des gens et que tu n’as pas le temps de les ouvrir, de les éventrer, glisse les corps dans ces sacs avec des pierres avant de les jeter dans le lac Kivu, les corps ne remon­teront jamais à la surface, avec le risque qu’ils puissent se faire repérer.”

Le Français venait et te disait : “Prends un couteau et ouvre le ventre de cette personne morte.” Tu le faisais. Si tu ne le faisais pas de sorte que les intestins soient tranchés, il t’intimait l’ordre d’y aller plus franchement. Tu t’exécutais et il te demandait de le jeter comme ça dans l’eau pour voir s’il remontait. Comme le corps ne remontait jamais, nous nous sommes dits que cela était une vraie performance et nous nous sommes appliqués à bien le faire.

C’est de cela que je me souviens pour l’instant, il faut dire que déjà beaucoup de temps est passé. Au fur et mesure qu’on nous interroge sur nos dossiers, nous retrouvons des souvenirs, mais le temps est passé et nous en avons fait tellement. Pour moi, il faudrait que les Français soient interrogés et poursuivis sur ce qu’ils ont fait au Rwanda. Pourquoi sont-ils venus ici au Rwanda ? Et qu’est-ce qu’ils y ont fait ? Ils en ont fait beaucoup, il faudra qu’ils paient. C’est ce que je voulais vous dire.

Partout au Rwanda, on formait des milices. Dans toutes les préfectures, il y avait des branches des Interahamwe.

Les Français sont arrivés partout dans le pays, il n’y pas d’endroit où les Français ne soient jamais allés. Sauf à l’époque de l’opération Turquoise, là, ils ne pouvaient pas aller dans la zone FPR.

Je suis entré dans l’armée en 1989, j’étais caporal.

J’avais commencé à former les Interahamwe bien avant 1994. En 1993, dans le camp Bigogwe, il est venu un groupe d’Interahamwe de 300 personnes. Nous les avons formés, ils ont pratiqué la corde, les Français étaient là aussi. À la fin, lorsqu’ils devaient repartir, les Français leur ont donné leurs armes et ils sont rentrés.

Ils leur ont donné des kalachnikov. Il y avait un colonel Boyi et le major Barihenda, ce sont eux qui négociaient avec les Français qui nous donnaient les armes. »

Discussion

Yves Ternon

On a en médecine une expression quand on regarde une radio : c’est le piège de la trop belle image. Vous voyez ce que je veux dire. Là, je suis frappé par le fait que les Français, c’est un bloc. Il n’y a jamais le nom, l’approche, la description d’un soldat. Il y a les Français, cela forme un bloc anonyme. Le Français par-dessus le marché, donne l’impression de mépriser le Hutu de façon effrayante, il lui dit : « T’es un imbécile, tu ne sais rien ».

Est-ce qu’il vous a dit, J*, ce qu’il avait fait avant Turquoise ? Est-ce que vous ne vous êtes pas posé la question de savoir si on n’a pas préparé votre visite à l’échelon gouvernemental ou à l’échelon officiel de la prison ? Si, dans deux mois, ce monsieur y sera encore ? S’il n’y a pas un véritable enchaînement dans ces témoignages que vous nous avez montrés, qui sont absolument terrifiants, qui renversent en quelque sorte la culpabilité, parce qu’on a l’impression qu’ils ne sont que les exécutants de Français : au fond, ces braves Hutu, s’il n’y avait pas eu les Français, on n’a pas l’impression qu’ils auraient fini le travail. Donc, j’ai l’impression que c’est trop terrible cette histoire, pour que je n’ai pas pour ma part un doute sur l’honnêteté du témoignage de ce monsieur. Bien entendu, vous comprenez bien que vous n’êtes pas en cause une seule seconde.

Georges Kapler

Vous me posez beaucoup de questions. Évidemment, vous avez raison, je me suis posé moi-même des questions, et j’ai essayé d’y ré­pondre le plus franchement possible.

Sur l’honnêteté du témoin : je n’ai aucun doute. Je vous le rappelle, je suis arrivé à la prison de Cyangugu, j’ai vu les Interahamwe qu’on m’a présentés et je leur ai dit : «Vous n’avez pas commis un crime en étant entraînés par les Français. » C’est-à-dire que je leur ai proposé de se décharger de leur culpabilité sur les Français. Très honnêtement, c’est ce que j’ai fait. C’est ce qu’ils font. Donc, ça explique en grande partie pourquoi il dit « les Français », qu’il ne donne pas forcément des détails sur qui, à quelle heure, à quel endroit.

Il est vrai aussi que vous n’avez pas les questions, pour des raisons purement techniques, parce que ça voulait dire doubler en français avec deux voix, que je n’avais qu’une personne pour faire les voix. Si vous aviez eu les questions, vous verriez que, dans ce cas-ci, nous ne lui avons pas demandé des précisions, donc il n’avait pas de raisons de nous en donner. Ensuite, chaque fois que nous avons demandé des noms – le nom du soldat français qui a fait ceci, le nom des officiers, etc. – à chaque fois on nous a donné des réponses précises. On nous a donné des pseudos ou des prénoms. Vous lisez le livre de Saint-Exupéry, il parle d’un certain Diego. Diego, ce n’est pas son vrai nom. Vous pouvez poser la même question à Saint-Exupéry : est-ce que Diego est fiable ou pas ?

D’autre part, il est question de à mon voyage et des conditions de mon tournage. Je suis arrivé au Rwanda, j’ai fait appel à des associations, et j’ai eu des entretiens avec tout un tas de gens, dont des responsables politiques, c’est évident, à qui j’ai expliqué ce que je faisais, pourquoi je le faisais. Je ne suis pas journaliste. Je n’ai à aucun moment caché qui j’étais, ce que je faisais, par qui j’étais envoyé, ce que je représentais. J’ai même joué de cela, j’ai été très clair : « C’est une démarche politique, et donc toute l’aide qu’on pourra m’apporter sera la bienvenue. » Il est évident que les associations ont cherché des témoins, des gens qui allaient témoigner dans le sens de ce que je demandais. Je dois remercier quel­ques personnes qui ont fait ce travail, que je n’avais pas le temps matériel de faire [la décision de mon voyage ayant été précipitée]. Il aurait fallu qu’en deux semaines les services rwandais organisent, cons­truisent le témoignage des ces gens-là.

Yves Ternon

C’est la meilleure réponse.

Georges Kapler

Il aurait fallu que ces gens l’apprennent par cœur, qu’ils soient des comédiens hors pair, et surtout qu’ils soient capables de le jouer comme ils le jouent.

Quand je suis rentré, il y a 8 ou 9 jours, j’avais dans la tête de présenter mes témoignages de la façon suivante. Je voulais d’abord mon­trer ceux qui sont honnêtes mais qui ne savent rien : les journalistes, ceux qui étaient sur place, qui n’ont rien vu, rien entendu, et qui sont d’une honnêteté parfaite, qu’on ne peut absolument pas contester. Ensuite, je voulais montrer les menteurs, tel le chef Interahamwe que j’ai interviewé à la prison de Kigali, et qui parle à la caméra sans jamais la regarder. Ses yeux vont du sol au plafond en passant par tous les côtés, jamais dans la caméra, jamais dans les yeux de ceux qui l’interviewent.

Je voulais montrer ensuite ces témoins que vous avez vus, qui eux nous regardent et nous parlent. Je ne dis pas qu’ils disent la vérité. Je dis qu’ils disent leur vérité. Ils disent quelque chose qu’ils ont sur le cœur. Ils n’en parlent pas avec le souci du détail factuel et la précision de l’entomologiste ou du chirurgien, ils en parlent avec, au fond, une souffrance. Il y a une souffrance qui est perceptible chez ces gens-là, qui au fond me touchent. Ça ne les exonère pas.

À Kigali, j’ai rêvé que j’étais à l’Assemblée nationale – on peut tout se permettre dans les rêves. Je rappelais aux députés que la France était le pays qui, pendant la Seconde Guerre Mondiale, avait édicté les lois antisémites les plus dures de l’histoire de l’humanité, puisqu’elles dépassaient même ce que demandaient les nazis ; je rappelais que la France était l’un des pays qui avait organisé le troisième génocide du XXe siècle, et dans mon rêve je déchirai mon passeport. Ça me revient. Je pense à mon père, résistant, qui a fait la campagne d’Italie, la campagne de France, la campagne d’Allemagne. Je crois qu’il n’y a pas une décoration qu’il n’ait pas eu. Il a servi dans l’armée française, il en était fier. Et j’imagine s’il était là, j’essaie d’imaginer ce qu’il pourrait dire.

Mon père a attendu que j’aie 40 ans pour me raconter la libération des camps de concentration. Et surtout, il a attendu que j’aie 45 ans pour me raconter comment il avait fusillé un de ses tabors marocains qui avait fait une tentative de viol sur une prisonnière russe libérée récemment. C’est pas des choses qui sont faciles à entendre, c’est pas des choses qui sont faciles à porter, mais aujourd’hui ça me remonte, ça me revient. Ça n’a jamais cessé. C’est pour ça que je me suis intéressé au Rwanda, c’est quelque chose que je dois à ma famille. Oui, je crois ce que me raconte cet Interahamwe, je n’ai pas de doute.

Je pensais tout à l’heure, en écoutant la commission, à ce que dit Sven Lindqvist : « Nous avons tout sous les yeux. » Si nous pensons que le génocide est le résultat d’un plan concerté et que ce plan a été élaboré par les autorités françaises, militaires ou politiques, tous les détails de l’histoire font partie du plan. J’ai le témoignage d’un ex-FAR, qui était cantonné au camp Kigali, tout à fait en face de l’endroit où les dix soldats belges ont été assassinés. Il explique très bien que des militaires français entraient et sortaient de ce camp Kigali. Il y a quand même des choses évidentes : l’armée rwandaise était sous commandement français. Pas une décision des militaires rwandais ne pouvait être prise sans que leurs supérieurs français ne l’aient prise. Si on pense à un plan, quel détail peut échapper à ce plan ? On a toujours pensé par exemple que l’assassinat des soldats belges avait été commis par le Hutu Power ou par les militaires rwandais pour obtenir le départ des Belges… Il faut bien regarder les choses et avoir le courage d’en tirer les conséquences.

Yves Ternon

Je vous remercie, mais je voudrais que vous compreniez bien le sens de ma question. Si je me suis fait un moment l’avocat du diable, si je puis dire, c’est parce que nous passons à un niveau supérieur. Il ne s’agit plus, dans ces propos, d’un génocide perpétré par le Hutu Power et un certain nombre d’extrémistes. Il s’agit d’un génocide perpétré avec la complicité active des Français – sinon même davantage quand vous évoquez le plan. Donc, là, nous grimpons dans la culpabilité.

Je voudrais aussi dire un petit mot à propos du plan, connaissant un peu le crime de génocide. Le plan, l’intention criminelle est évidem­ment nécessaire à la qualification du crime de génocide. Mais, à voir trop loin le plan, on rentre aussi dans une logique dangereuse. N’oubliez pas que la destruction des Juifs d’Europe a été faite à partir de l’idée du Protocole des sages de Sion. Dans leur volonté d’exterminer, certains voient aussi des plans. Il faut être très très prudent dans l’affirmation d’une planification, soit d’une prise de pouvoir, soit d’une extermination. Le plan existe quand il y a génocide, c’est indéniable. Par contre, quant aux modalités d’exécution, je crois que le mot a été dit par votre témoin : c’est le permis de tuer. À partir du moment où vous avez un permis de tuer, vous pouvez faire ce que vous voulez pourvu qu’il y ait le résultat, tuer. Ça, c’est ce que l’on retrouve dans tous les génocides. Encore une fois, je vous prie de bien comprendre le sens de ma question, et je suis presque désolé d’avoir remué autant de choses chez vous, vous m’en excuserez.

Georges Kapler

Je vous en excuse d’autant plus que la question me paraît tout à fait normale, et si on ne me l’avait pas posée, je l’aurais moi-même sou­levée. Je voudrais qu’on fasse bien la différence entre mes convictions et le travail que j’ai fait, et l’utilisation qu’on peut faire du travail que j’ai fait. Là, j’ai donné l’expression de ma conviction. Maintenant, si je dois parler de mon travail, je reviens à ce que j’ai dit au début : il y a suffisamment de choses qui sont concordantes, il y en a beaucoup, et vous verrez qu’il y en a d’autres, pour que cela exige une enquête plus approfondie.

Yves Ternon

Ça, c’est la conclusion certaine.

François-Xavier Verschave

À partir de ce que vous venez de dire, il y a deux hypothèses. Il y a l’hypothèse qui était la plus courante jusqu’à aujourd’hui, hors de France : il y a eu un génocide endogène, si je puis dire, et la France a fait semblant de ne pas voir pour continuer son alliance et sa guerre au côté de ces gens-là. Si ce que dit ce témoin est vrai, ou plutôt la constellation de témoins qui ne sont pas tous du même bord – parce que pour arriver à faire dire la même chose à des rescapés et à des repentis, c’est déjà un peu plus compliqué que de faire dire la même chose à quelques miliciens –, alors une partie de la méthode ou de la conception bascule du côté d’un état-major. C’est ce qu’explique Saint-Exupéry. On n’est pas obligé de croire Saint-Exupéry, mais il a une approche qui est nourrie par les confidences de militaires français, donc à partir d’autres sources. Si une partie de la conception bascule du côté d’un état-major qui, nous a expliqué Gabriel Périès, a depuis 50 ans une vraie doctrine, on peut se rappeler ce que fait un état-major : il fait des plans. Quand on imagine un pouvoir civil, on n’a pas affaire à des spécialistes du plan. Mais si l’on fait l’hypothèse de l’emploi d’une méthode par des gens qui font des plans, qui sont considérés depuis 50 ans comme les meilleurs spécialistes de la guerre psychologique, ça ouvre des perspectives insondables.

Sharon Courtoux

Éric Gillet était là comme témoin. Avant de partir, il a dit une chose tout à fait juste. Cette commission d’enquête est une étape, une étape de plus, mais une étape. Il disait qu’il serait opportun, et même nécessaire si nous arrivions à en trouver les moyens, que la CEC, Human Rights Watch, lui-même, la FIDH, tous ceux qui se penchent sur cette question, se retrouvent ultérieurement pour essayer de trouver les bonnes pièces du puzzle. Je ne sais pas si vous avez déjà fait un très grand puzzle découpé à la main, avec toutes les pièces qui se ressemblent à peu près…

L’idée d’Éric Gillet était que l’on se retrouve, qu’on voie quelles sont les pièces que nous avons, de manière à mieux esquisser le dessin du puzzle, et puis engager les étapes suivantes, via des investigations, la recherche de témoignages, etc. Bien entendu, il a raison. Je ne sais pas si nous avons les moyens de le faire, mais il a complètement raison. Il y a ce que nous possédons, ce dont nous sommes certains, ce sur quoi nous avons des doutes. C’est notre perspective. Mais il y a d’autres personnes. Les rassembler, et mettre tout ça dans un pot commun, sérieusement, me paraît une idée tout à fait juste.

Yves Ternon

Ce qui est certain, c’est que c’est trop lourd pour le porter seul.

Bernard Jouanneau

Vous parlez du livre de Saint-Exupéry, L’inavouable. Ce que l’on vient de voir ici, c’est presque l’insoutenable et moi, j’ai de sérieuses craintes de perdre le sommeil à la fin de cette semaine. Mais le courage du travail de cette commission n’a rien à voir avec un colloque médiatique d’une après-midi au Sénat, où chacun fait son petit tour. Je perçois bien la différence de la démarche, je la respecte. C’est effarant, ce que vous nous amenez à découvrir, et la dialectique que nous propose M. Verschave en exposant les deux hypothèses nous amène à envisager l’autre, selon laquelle l’esprit, la volonté seraient d’origine française, et ce pays des droits de l’Homme serait celui qui aurait non seulement facilité, mais conçu ce plan d’extermination.

Quand on s’est penché sur la Shoah, il y avait des tenants de la thèse finaliste ou intentionnaliste, et on a disserté pendant plus d’une génération là-dessus. S’agissait-il de tuer les Juifs parce qu’ils gênaient et leur mort avait-elle été la conséquence d’une mise à l’écart, ou avait-elle été décidée comme un but en soi ?

Or, à entendre les témoins que vous nous présentez, les Français apprennent aux miliciens et aux Interahamwe que le Tutsi est l’ennemi. Ne cherchez pas plus loin. Si c’est cela, le plan est résumé à souhait. Et si, dans l’armée en fonction, les théories militaires qui remontent aux années 50 se mettent en marche, c’est le diable qui est à l’œuvre, ce n’est plus un pays ami qui vient au secours d’un petit pays en difficulté et qui le soutient contre vents et marées. C’est beaucoup plus terrible que ça. Pardon de vouloir résumer les choses aussi simplement à la façon des intellectuels, c’est peut-être beaucoup plus complexe que ça, mais vous venez de toucher du doigt le choix nécessaire.

Georges Kapler

Dans votre résumé, vous parlez d’un grand pays qui vient au secours d’un petit pays. Mais le gouvernement de ce dernier est raciste, il a une politique de quotas, des cartes d’identité ethniques, c’est-à-dire qu’il ne respecte aucun des principes de ce grand pays républicain qui vient à son secours. Il ne faut pas oublier cela non plus. Il n’y a pas tant de complexité là-dedans. Nul citoyen français conscient de ce que sont la République et l’idéal républicain ne peut accepter l’idée qu’on vienne au secours d’un gouvernement qui a comme politique l’exclusion, le racisme et les quotas. Ça n’a pas empêché les Français, la France, notre pays, de soutenir un régime pendant des années sans que personne ne dise rien. Ça n’a jamais été le problème. Il y avait cent personnes en 1993 pour manifester contre la présence française au Rwanda.

Emmanuel Cattier

Moi, je n’ai pas d’opinion encore sur l’origine du plan d’extermination des Tutsi, si elle est française, franco-rwandaise ou strictement rwandaise : ça demande des confirmations, des enquêtes, etc. Mais par contre, je suis extrêmement frappé de voir que ce que décrit ce témoin correspond à des choses que j’avais entrevues à propos de la guerre d’Algérie, et là on retrouve cette exportation de méthodes dont parlait Gabriel Périès.

Georges Kapler

Comme tous les savoir-faire, celui-là est transmissible, et donc il est transmis quand c’est nécessaire, quand le pouvoir politique le décide : on fait du transfert de technologie. On transfère une technologie de la mort, sans problème. C’est une évidence, personne n’ira la contester. Au fond, un militaire français pourrait venir ici aujourd’hui et dire : « Mais qu’y a-t-il d’anormal à ce que nous ayons transmis notre savoir faire à nos alliés ». Sauf qu’ils ne reconnaissent pas que les Interahamwe étaient leurs alliés.

Yves Ternon

En ce qui concerne la guerre d’Algérie, il faut quand même remarquer que le transfert de technologie, le transfert de savoir-faire s’est fait à l’ennemi. Il est exact, même si on a mis du temps à le comprendre, que les militaires algériens après 1962 ont utilisé des techniques qui leur avaient été apprises par la France. Tous ceux qui comme moi avaient été du côté du FLN au moment de la guerre d’Algérie ont eu du mal à avaler cette vérité, mais elle était réelle.

François-Xavier Verschave

Ce qu’a dit Georges Kapler m’inspire quelque chose qui va un peu dans le même sens. Dans la guerre contre le FPR qui s’est poursuivie après 1994, soutenue par la France, on a trouvé un certain nombre de mercenaires serbes et bosno-serbes (dont le fameux Dominic Yougo) qui étaient les grands amis des réseaux françafricains. Toute une partie de la Françafrique a été très liée à des miliciens qui ont participé pendant plusieurs années à des opérations de nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie. Que ce soit Mitterrand, Marchiani ou une partie de la Direction du renseignement militaire – n’oublions pas que son directeur Jean Heinrich a été viré parce qu’il était trop pro-serbe –, il y a eu pendant ces années 90 une proximité importante entre de hauts dirigeants français, politiques et militaires, et le camp serbe. Or celui-ci mettait en œuvre une politique de désignation de l’ennemi où on ne faisait pas vraiment dans la dentelle. Si on dit que le principe républicain, c’est éviter de trop massacrer, comment avec ce principe-là notre pouvoir politique a-t-il pu tolérer pareille proximité, pour ne pas dire affinité, d’une partie des services spéciaux français avec ces partisans de la Grande Serbie ? Une bande dont l’idéologie est exactement la même que celle dont on parle.

Georges Kapler

Si je peux me permettre d’ajouter quelque chose, moi je ne suis pas très étonné de ce genre de chose. On sait très bien que, quand on a un pouvoir politique et qu’on doit mener une guerre, on fait appel aux meil­leurs spécialistes. Il se trouve que le meilleur spécialiste, quand il s’agit de guerre, c’est le meilleur tueur. C’est rien d’autre. Il y a visiblement une spécialisation et une compétence professionnelle dont on oublie trop facilement ce que cela signifie concrètement sur le terrain. Un militaire est là pour tuer l’ennemi. Un homme des forces spéciales est là pour tuer l’ennemi derrière les lignes, et pour faire des opérations. Et si on parle de guerre psychologique, on parle de populations civiles.