Commentaires de la CEC après publication Témoignages filmés du 22 mars 2004 - Rapport de la CEC - version html
édité sous le titre : L'horreur qui nous prend au visage, l'État français et le génocide au Rwanda - Karthala 
 

Témoignages filmés par Georges Kapler

et discussion

Journée du Lundi 22 mars

 

 

A*[1], chauffeur

I*, rescapé de Bisesero

Traductions d’Assumpta Mugiraneza


A*, chauffeur

« Je m’appelle A*, né en *, à B*, commune de Kamabuye. En 1994, j’ai été employé comme chauffeur de Yusufu Munyakazi, qui est de ma famille.

Moi, en 1994, après le génocide, j’étais un Hutu qui n’était pas recherché. Nos dirigeants nous ont enseigné que l’ennemi était le Tutsi.

Cela avait commencé dès la plus petite école, on nous apprenait qu’il était impossible qu’un Hutu et un Tutsi puissent s’entendre. Nous avons pris conscience que l’ennemi était le Tutsi, car il est toujours de mauvaise foi. J’ai grandi dans cet état d’esprit. Lorsque les partis politiques ont été autorisés, j’étais prêt à m’engager, les responsables des partis, les ministres, les préfets ont continué à nous l’apprendre de manière plus intensive.

En 1992, très motivé, je suis volontaire plutôt deux fois qu’une pour rejoindre un groupe de jeunes hutu sélectionné au sein des Interahamwe, pour se battre pour notre pays, comme on nous l’avait appris. Pendant toute la guerre, nous avons appliqué ce qui nous avait été enseigné.

J’ai aimé les Français, ce sont des gens qui nous ont beaucoup aidés au Rwanda. D’abord, pendant la guerre proprement dite, entre les Hutu et les Tutsi, entre les ex-FAR et le FPR, les Inyenzi. Les Français nous ont beaucoup aidés. C’est d’eux que nous avons reçu le plus d’aide. La plupart des aides militaires venaient de France. Ce sont les Français qui entraînaient nos militaires qui, à leur tour, descendaient sur les collines pour nous entraîner. Ils nous amenaient le matériel qu’ils avaient reçu des Français, et ils nous apprenaient à les utiliser au combat, quand nécessaire.

L’exemple que je peux donner : des grenades, des fusils du type FAL. Ce sont les Français qui distribuaient tout ce matériel dans tout le pays.

En juin 1994, les Français sont arrivés dans notre pays. Ils entraient par le Congo. Ils logeaient à l’hôtel Résidence, c’est là que je les ai vus la première fois, à l’occasion d’une réunion avec le préfet et le commandant de la région, pour préparer leur entrée dans le pays par cette ville. Cet hôtel est du côté congolais, à Bukavu.

Plus précisément, à l’hôtel Résidence, j’y suis allé avec Munyakazi Yusufu. Dans une jeep de la marque Suzuki. Nous avons laissé la voiture et avons emprunté un minibus en compagnie du préfet et du commandant militaire, ainsi que le député Barigira Félicien. Ils ont eu une réunion res­treinte à l’hôtel.

Nous sommes rentrés le soir avec deux Français, qui nous ont accompagnés jusqu’au pont marquant la frontière. Il avait été décidé qu’ils entreraient le lendemain. Mais ils n’ont pas attendu le lendemain, ils sont rentrés dans la nuit, vers 8 heures du soir, masqués avec des tricots ninja sur le visage ! C’est des espèces de tricots noirs qui couvrent le visage avec des trous pour les yeux et la bouche. C’est bien de couleur noire.

Courte question non retranscrite [2].

Oui, ils sont entrés la nuit par le pont avec leurs jeeps et leur matériel. Ils disaient qu’il n’y avait plus de matériel de travail, ils nous ont approvisionnés en fusils, munitions, grenades et tout le reste.

Ils se sont divisés en petits groupes et se sont mis à rechercher les survivants tutsi. Quand ils en trouvaient, ils leur disaient qu’ils venaient les sauver alors que c’était un piège. Ils arrivaient, les rassuraient en leur disant qu’il n’y avait plus rien à craindre, qu’il n’y avait plus de problèmes. Ils repartaient et donnaient le signal en tirant en l’air. Nous comprenions donc que les Français partaient et les Interahamwe se mettaient en route pour aller tuer ces gens.

Ce sont les Français qui tiraient en l’air ?

C’était bien entendu un accord entre nous et les Français. De toute façon, ils avaient la capacité de nous arrêter s’ils l’avaient voulu. Nous n’avions plus rien pour nous défendre. Et de leur côté, les Tutsi se défen­daient autant qu’ils le pouvaient, à coups de cailloux et autres projectiles. D’avril à  juin, ils avaient repris courage. Quand les Français sont arrivés, ils ont cru que les Français allaient les sauver et en fait les Français les ont trahis. Quand ils arrivaient près de leurs cachettes, ils mettaient leurs cagoules, ils ne voulaient pas être reconnus.

Pourquoi je dis que certains Tutsi avaient repris courage ? Je le dis parce que c’est le cas. Ils espéraient qu’ils n’allaient plus mourir. Ici à Cyangugu, le major Cyiza les avait protégés. Mais lorsque les Français sont arrivés, ils nous ont distribué du matériel pour pouvoir tuer ceux qui avaient échappé à la mort.

Nous autres avons trouvé la force et la manière de tuer ceux qui avaient échappé à la mort. À l’arrivée des Français, nous les avons accueillis comme nos alliés de toujours que nous connaissions vraiment bien. C’est vrai, ils nous l’ont prouvé, ils ne nous ont jamais rien interdit sur ce point. Eux, ils étaient contents de nous et n’ont jamais rien fait pour entraver le travail de ceux qui faisaient tout ça.

Qui était l’ennemi ? Eux aussi savaient que l’ennemi était le Tutsi. Quand ils arrivaient à un endroit où il y avait des Tutsi… À ce moment-là les Tutsi avaient faim, certains avaient passé beaucoup de jours sans rien manger, en se cachant dans la brousse. Les Français avaient des biscuits enrichis, des conserves. Au lieu de les donner à ces gens affamés, non, ils les donnaient aux Hutu et aux Interahamwe. Lorsqu’ils quittaient les lieux, ils tiraient en l’air, c’était le signal qui nous laissait le champ libre pour les tuer.

Un exemple que je peux donner : vous voyez, la première jeep est arrivée à Mibilizi – le premier coup de frein c’est Mibilizi, c’est là où les premiers Français se sont arrêtés –, il y avait là des Tutsi qui avaient survécu. Mais à cause de ce qui avait été décidé dans cette réunion – à laquelle je n’avais pas participé directement –, lorsque les Français ont quitté Mibilizi pour retourner à Kamembe, ces gens ont été tués immédiatement. Là, il restait presque 3 000 personnes, elles furent toutes tuées.

À cette époque, il y avait beaucoup de cadavres dans le pays, c’est encore une fois les Français qui nous ont conseillé de jeter les corps dans l’eau ou de les enterrer au lieu de les laisser au vu et au su de tout le monde. À cette époque, les gens étaient tués et abandonnés sur place. C’était gênant de laisser les corps apparents, les Français nous ont demandé que nous les enterrions ou les jetions dans l’eau. Nous les jetions dans la Rusizi. Chez nous, à Bugarama, les gens ont tous été jetés dans l’eau de la Rusizi, et elle les a emportés.

Question non retranscrite.

Je ne suis jamais allé à Nyarushishi, là où je suis allé c’est à Mibilizi.

Les Français, un autre endroit où nous nous sommes retrouvés, c’est à Kibuye.

Sur la colline de Bisesero, il y avait beaucoup de Tutsi. Il y avait eu beaucoup d’attaques depuis le 15 avril. Ils ont été souvent attaqués, mais ils avaient réussi à se défendre tant bien que mal. Mais quand les Français sont arrivés, ils ont recommencé leur ruse : ils ont appelé les Tutsi qui étaient cachés en leur promettant protection. Une fois que les Tutsi étaient réunis, ils ont immédiatement donné l’ordre et on a tué tous les survivants.

Moi, je suis allé vers Kibuye dans le cadre des renforts que nous apportions : des fusils, des grenades et des Interahamwe armés de gourdins et autres. On est allé jusqu’à Bisesero, là nous avons été accueillis par Obed Ruzindana et Clément Kayishema, les responsables de la région venus de Kibuye pour nous accueillir.

Au mois de juin, à l’arrivée des Français, il y avait déjà eu l’attaque du 15 avril. Il y a eu la deuxième à leur arrivée parce qu’ils ont réalisé que les Tutsi étaient encore nombreux, ils n’étaient pas morts.

Ils n’ont pas voulu qu’on y aille immédiatement. Ce sont les Français qui nous ont précédés, ils étaient passés par le Nord vers Kibilira et sont arrivés par le lac. Ils nous ont envoyé un message comme quoi les Tutsi étaient fort nombreux dans le coin. Ce sont les Français qui assuraient la communication.

Nous avons été appelés car il y avait de nombreux Tutsi. Ce sont les Français, qui étaient arrivés là en premier, qui ont demandé des renforts. Nous sommes arrivés après les Français, ils avaient fait le regroupement des gens, et ils ont discuté avec nos responsables. Et quand ils ont eu fini de discuter, ils sont repartis tranquillement, laissant le champ libre. Ils étaient là. Je me souviens d’un hélicoptère muni d’une mitrailleuse. Ils ont laissé le champ libre aux tueurs et sont repartis. L’hélicoptère est parti et c’est Ruzindana qui a donné l’ordre d’en finir, nous avions tout ce qu’il fallait pour le faire. C’est Yusufu qui a mis ses gars de Bisesero pour terminer le travail et voilà. C’était là, dans Bisesero.

C’est à Yusufu qu’ils envoyaient les messages. Il est de ma famille, ma famille proche, c’est mon oncle paternel et mon parrain.

Nous nous rendions par là à l’appel des Français. C’est eux qui avaient les infos sur les survivants et tout le reste.

Question non retranscrite.

Des Tutsi blessés ? j’en doute, il n’y avait que des morts, à moins que ce ne soit après. La situation était tragique, car c’était au moins la sixième attaque. Il y avait eu les attaques d’avril, puis celles de juin avec le retour des Français. Toutes les communes des alentours étaient là, nous étions plus de dix mille.

Sur la plus haute colline, il y avait une grosse malle, moi je sais lire et écrire, et sur cette grosse malle c’était écrit “Made in France”. Cette malle avait été amenée immédiatement par hélicoptère. Il y avait dedans des roquettes que l’on tirait sur les collines et qui brûlaient les gens. Les Français les ont données aux Interahamwe. Ils tiraient sur la plus haute colline de Bisesero. Vous pouvez y aller voir, ce sont les Français qui ont amené ça là. Oui, les roquettes, ce sont les Français qui les ont amenées là. Cet hélico­ptère tournoyait dans le ciel.

Les Français n’ont rien fait de bon, ils ont fait ce qu’ils voulaient. Une fois qu’ils nous avaient vendu leur matériel, ils se sont retirés lâche­ment. Juste, après, ils ont été des chiens, les pires salauds, ils ont commencé à prendre les rescapées et les forcer à devenir leur femme.

Les militaires français, là où ils ont été les plus pourris, c’est quand ils prenaient des filles rescapées et les forçaient à devenir leur femme. Ils les prenaient dans les camps et faisaient d’elles ce qu’ils voulaient.

Elles étaient contraintes, bien sûr, que voulez-vous que puisse avoir à dire une rescapée ? Les survivants étaient là abandonnés de tous, leur salut ne pouvait venir que de ces blancs ! Le Français en faisait son objet de plaisir. Peu de temps après, il l’abandonnait et en prenait une autre…

Cela s’est souvent produit à Nyarushishi, chez nous aussi, à Bugarama, partout où ils étaient.

Lorsque tu étais Tutsi, tu devais mourir et c’est tout.

Au moment de fuir au Zaïre, ce sont les Français qui ont demandé aux gens de fuir. Ils ont occupé les postes frontières et ont demandé à la population de fuir comme quoi les Inyenzi allaient tous les tuer.

Non, ils n’ont rien fait pour protéger le pays. Je dirais même qu’ils sont venus prêter main forte à cette catastrophe, ce sont eux qui nous aidaient ou nous motivaient à détruire les bâtiments publics, les usines, etc.

Les Français venaient pour accomplir ce qui avait été prévu en accord avec Habyarimana, même si celui-ci était mort.

Ils n’ont porté aucune assistance aux victimes. Si c’est ce qu’ils prétendent, qu’ils nous montrent alors un seul tueur qui ait été arrêté par eux. Ils ont peut être tué un à cinq Interahamwe. Si c’était ça l’objectif, pourquoi n’ont-ils pas tué Munyakazi par exemple, lui qui commandait un bataillon entier de tueurs ? Cette question simple exige une réponse de leur part, interrogez-les pour nous. Yusufu qui nous commandait, pourquoi ne l’ont ils pas arrêté ?

I*., rescapé de Bisesero

« Je m’appelle I.*. Je suis né à *.

Les Français sont arrivés le 27 juin. Nous étions restés peu nom­breux, environ 5 ou 6 000 rescapés. La plupart étaient blessés et nous étions tous affaiblis. À leur arrivée, je n’avais plus qu’un seul membre de ma famille, c’est un oncle qui s’appelle Naasson, il ne reste plus que lui et moi parmi les descendants de mon grand père. C’est après que j’ai appris qu’il me restait encore une sœur et un cousin germain, ils s’étaient cachés et j’expliquerai après comment cela s’est passé.

Les Français sont arrivés par hélicoptère accompagnés d’Interahamwe, habillés avec des vêtements de la Croix Rouge, pour nous faire croire que c’étaient des gens de la Croix Rouge.

Ce sont eux qui nous appelaient par microphone en nous deman­dant de nous montrer et de sortir de nos cachettes – on se cachait dans les trous des mines qui sont à Bisesero. Ils nous disaient qu’il fallait qu’on se montre parce qu’ils venaient nous sauver, qu’ils avaient l’intention de nous transporter à l’abri, dans les zones occupées par le Front patriotique, là où il n’y avait aucun risque d’être tué.

Certains sont venus par hélicoptère avec les Français, il y avait entre autres trois hélicoptères, trois que j’ai vus de mes propres yeux. Les autres sont arrivés par jeep, il y en avait trois, je n’en n’ai pas vu d’autre. C’étaient des jeeps de Français avec des Interahamwe qui étaient déguisés avec des vêtements de la Croix Rouge : c’était une ruse pour qu’on ne les reconnaisse pas, ils étaient avec quelques militaires dans les jeeps.

Si je prends ceux qui sont arrivés par hélicoptère et ceux qui sont arrivés par la terre, ils ont utilisé le microphone pour nous dire qu’ils venaient pour nous sauver, que c’était l’occasion que leur donnaient les Français de nous sauver. “Montrez-vous pour que les Français puissent vous mettre en sécurité.” Ils nous parlaient en kinyarwanda, car les Français ne le parlent pas.

Parmi nous, il y avait nos dirigeants, on ne voulait rien faire sans les consulter, ils ont commencé par refuser la proposition parce qu’ils croyaient que c’était un mensonge. Les hélicoptères sont arrivés vers 9 heures, 10 heures ; à 12-13 heures, les hélicoptères étaient encore là, il nous semblait que les Français venaient nous sauver, sauf que ça s’est révélé faux. Ils nous lançaient des rations de combat, ils nous invitaient à manger et ils nous donnaient de l’eau à boire. Ils nous rassuraient : “Montrez-vous, plus personne ne sera tué.” […]

C’est après que tout le monde se soit montré qu’ils se sont rendu compte que nous étions nombreux, plus nombreux que ce qu’ils pensaient. Vers 17 heures, le 27 juin, ils nous ont dit qu’on était plus nombreux que ce qu’ils pensaient. Ils pensaient à une centaine de gens et ils ont constaté que nous étions entre 3 et 5 000. Ils nous ont demandé de rester là, et la nuit commençait à tomber. Ils nous ont demandé de rester groupés parce qu’ils devaient aller à Kibuye chercher les camions pour nous transporter à un endroit prévu en sécurité.

Avant, les hélicos tournoyaient en l’air. Après, quand nous avons accepté de nous montrer, ils ont atterri au-dessus de la colline, là ou il y a le monument aux morts de Bisesero.

Ils ont atterri, sauf un seul qui est descendu, et les militaires français ont sauté sans qu’il atterrisse, et il a continué à voler. Les hélicoptères qui ont atterri, c’est ceux qu’on avait l’habitude de voir au Rwanda, mais celui-là c’était un nouveau type d’hélicoptère que je ne connaissais pas. Il était plus long, les autres étaient plus tassés et celui là était assez allongé. Il avait une forme de banane bien allongée avec deux hélices, plus petites que celles des hélicos habituels, devant et derrière.

Ils étaient à terre, mais avant d’atterrir, ils avaient tournoyé en l’air pendant deux ou trois heures. Pendant ce temps, les Interahamwe habillés en Croix Rouge s’étaient adressés à nous par microphone. Pendant qu’ils parlaient, les soldats français se montraient, c’étaient des Blancs, pour qu’on voie que ce n’étaient pas des soldats rwandais, et ceux qui se montraient n’étaient pas des Noirs.

Donc, à 17 heures, ils nous ont dit qu’ils allaient en ville chercher les camions pour nous transporter, ils nous ont dit de ne pas avoir peur et de rester groupés si on voyait les camions arriver : “Ne vous inquiétez pas, les camions viennent vous chercher, ne vous inquiétez pas.”. Les camions sont arrivés entre 10 heures du soir et 1 heure du matin. Comme ils nous avaient dit de ne pas bouger, qu’ils s’étaient montrés agréables, on avait l’impression qu’ils étaient contents de nous sauver. Et nous, c’est ce qu’on souhaitait vu la situation dans laquelle on était depuis le début du génocide. Au 26 juin, cela faisait trois mois. N’importe qui dans la même situation depuis trois mois accepterait. Quand les camions sont arrivés, on est resté tranquilles. Si on s’était douté qu’il y avait un problème, on aurait pu fuir.

Les camions sont arrivés avec les Interahamwe, quelques soldats rwandais et quelques soldats français, ils transportaient à peu près 500 personnes, et il y avait plus de 10 camions. Il y avait entre 50 et 80 soldats français. Les Interahamwe et les soldats rwandais ont commencé a nous tirer dessus massivement, les Français sont restés de côté, éclairés par les phares des camions, on y voyait clair.

Nous, on avait fait confiance en croyant que les camions venaient nous chercher, on ignorait qu’ils venaient nous tuer. Il y avait parmi eux les Interahamwe qu’on connaissait et les soldats rwandais, les Français regardaient comment ils nous tuaient. Ceux qui essayaient de s’échapper tombaient sur d’autres groupes d’Interahamwe, il n’y avait nulle part ou aller parce que les Interahamwe t’achevaient à la machette.

Ce jour là, ils m’ont coupé à la tête. Voyez ma cicatrice ! Pendant qu’ils me coupaient à la tête, j’ai mis ma main et ils m’ont coupé la main. C’est à ce moment qu’ils ont coupé mon oncle, mais il a pu en réchapper et il a été tué plus tard au mois d’août.

Il s’était caché chez des gens jusqu’au mois d’août, et au mois d’août ils en ont eu marre de cacher un Inkotanyi, ils traitaient tous les Tutsi d’Inkotanyi. Ils l’ont tué sur l’incitation des Français qui vérifiaient que les gens avaient bien été tués, et les responsables de partis menaçaient égale­ment les gens qui avaient mis a l’abri les survivants.

La plupart des gens étaient tués sous le regard des Français, et les gens souvent sortaient de leurs cachettes car ils étaient rassurés par la pré­sence des Français. Cela concerne Bisesero, mais aussi les environs de Kibuye.

Quand ils avaient appris que les Français étaient là, ils sortaient tous de leurs cachettes. ça concernait toute la zone Turquoise de Gikongoro à Cyangugu. Les hélicoptères la survolaient en lançant des appels. C’était pour que les gens sortent de leur cachette. Et une fois qu’ils en sortaient, on les tuait tous. »

Discussion

François-Xavier Verschave

Je voudrais dire quelques mots au nom de la commission qui a envoyé Georges Kapler recueillir des témoignages au Rwanda. Bien entendu, nous ne prenons pas, a priori, tous les témoignages comme porteurs de la vérité. Le fait que se soient déroulés trois jours entre les premières découvertes de survivants à Bisesero, le 27 juin, et les secours qui ont été médiatisés le 30 juin, est avéré. On sait aussi de manière certaine que ces trois jours ont permis l’extermination d’entre la moitié et les trois-quarts des survivants. Ce que disent les rescapés[3], c’est que, de diverses manières, par des signaux, par des ruses, les Français ont, selon eux, contribué de manière consciente à ce que ces trois jours soient mis à profit pour terminer le travail. De manière troublante, les faits se recoupent avec le témoignage du chauffeur d’un grand chef Interahamwe. Il est difficile d’imaginer que les différents rescapés se soient concertés sur ce point avec un chauffeur Interahamwe.

Georges Kapler

Je dois dire que je connaissais bien l’histoire de Bisesero – je croyais bien connaître l’histoire de Bisesero. Je connaissais l’histoire officielle de Bisesero : des journalistes ont su par une sœur que des gens résistaient à Bisesero depuis longtemps et qu’il s’y passait des horreurs. À un moment, les journalistes ont réussi à convaincre des militaires fran-çais de les accompagner là-bas, avec un instituteur ou un notable hutu. Ils sont tombés d’abord sur un premier groupe de gens, et là ils ont constaté qu’il y avait environ 5 000 personnes encore vivantes. L’officier français commandant l’opération – je crois qu’il y avait 40 soldats français armés jusqu’aux dents – a dit : « On viendra dans 3 jours. » Il y a trois jours de tergiversations. François Léotard est dans la région. Les journalistes font pression. Saint-Exupéry raconte qu’il y a un entretien entre deux officiers français, peut-être une explication un peu violente. Tout le monde connaît cette histoire.

J’arrive au Rwanda avec cette histoire et je suis dans les locaux de l’Association des étudiants rescapés du génocide avec Jean-Marie, le coordinateur national, et je prépare mon voyage à Butare, Gikongoro, Cyangugu, où je dois rencontrer justement les rescapés de la région de Bisesero. Il me parle alors d’I*, un rescapé de Bisesero, et me propose d’écouter son histoire. I* me raconte en un quart d’heure son histoire. Elle ne correspond pas du tout à l’histoire qu’on connaît. Pour lui, les hélicoptères arrivent les premiers. Dans l’histoire qu’on connaît, les hélicoptères arrivent ensuite. C’est la première fois que j’entends dire que des militaires français ont organisé un piège pour éliminer les combattants de Bisesero. Je lui dis que son témoignage m’intéresse, mais que je ne peux pas le filmer dans l’instant, que je reviendrai l’enregistrer plus tard.

Je me rends ensuite à Gikongoro, pour interviewer un Interahamwe. Je continue jusqu’à Cyangugu, j’arrive à la prison, sans prévenir, avec en poche mon autorisation de tournage émanant du ministère de la Sécurité intérieure. Je parle au directeur-adjoint, et je lui explique que je cherche à interviewer des Interahamwe qui pourraient m’expliquer quelles étaient leurs relations avec l’armée française à partir de 1990. Il fait les vérifications d’usage, et en même temps commence à chercher des Interahamwe prêts à témoigner. Finalement, il me demande combien je veux d’interviews. J’ai trente cassettes pour faire l’ensemble du tournage, il me faut en général deux cassettes par personne, je demande donc quatre ou cinq personnes. J’obtiens quatre personnes.

Le bourgmestre, par exemple, me raconte comment il s’est fait passer à tabac par des soldats français pendant l’opération Turquoise pour avoir essayé de sauver des Tutsi. Ils l’ont frappé en lui disant : « ça suffit, il faut que tu te mettes au pas. » Il a porté plainte, écrit à l’ambassade de France au Burundi, au commandant de l’opération Turquoise, au préfet, à toutes les autorités possibles et imaginables pour se plaindre. Il dit aussi qu’il est passé devant une commission, devant des soldats français chargés d’enquêter sur cet incident, et que tout cela a été filmé. Je rencontre des Interahamwe. Je ne parle ni ne comprends le kinyarwanda. C’est donc un ami qui fait l’interview et je filme intégralement. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment d’erreurs de traduction, même si tout cela s’est fait très vite.

J’ai vite compris que A* me racontait la même histoire que I*, lorsque mon ami m’a traduit les propos de A*. Alors, on a posé des questions plus précises. I* m’avait décrit deux camions blancs, A*, lui, semble dire que les camions n’ont pas cessé de faire la navette. Il y a plusieurs histoires à Bisesero. Les rescapés n’ont pas été piégés une fois, d’après ce que j’ai pu recouper, mais plusieurs fois. Certaines femmes témoignent de ce qu’elles ont été emmenées par des hélicoptères français. Les 800 personnes qui ont été sauvées ont aussi été emmenées par des camions. Ce que les femmes racontent, c’est comment elles ont été évacuées, comment elles ont été jetées dans les camions, les unes par dessus les autres. Plusieurs sont mortes pendant le transport, faute de soins, parce qu’empilées, étouffées.

Géraud de la Pradelle

Comment avez-vous choisi vos prisonniers ?

Georges Kapler

Ce sont tous des prisonniers qui ont avoué. Le directeur-adjoint de la prison a fait le tour et a choisi ceux qui voulaient témoigner. Ils le font pour soulager leur conscience, faire porter la culpabilité sur d’autres aussi.

Géraud de La Pradelle

Est-ce qu’ils ont été choisis précisément parce qu’ils étaient capa­bles de témoigner sur le comportement des Français, ou bien au hasard ?

Georges Kapler

J’aurais aimé réunir tous les Interahamwe qui avaient avoué dans la cour de la prison, et leur poser à tous la question, pour filmer le tout. Ceux que vous pouvez voir ont été choisis par le directeur-adjoint, qui connaît les dossiers, qui connaît les prisonniers depuis des années.

Géraud de la Pradelle

D’après la direction de la prison, ces gens sont a priori fiables ?

Georges Kapler

Je n’ai même pas posé la question. J’ai compris de quoi il retour­nait quand I* m’a dit : « Les hélicoptères tournaient en appelant les gens à sortir de leur cachette. » Je savais ce que personne n’a jamais caché, à savoir que l’armée française était entrée au Rwanda, pour l’opération Turquoise, en s’appuyant sur les autorités locales, c’est-à-dire les autorités génocidaires, et que cette armée n’a jamais arrêté un seul Interahamwe. Lorsqu’on demande aux rescapés de sortir de leur cachette, si on n’arrête pas les assassins, il est très clair qu’on les désigne. Il n’est même pas besoin de croire ce que raconte A* ou de croire ce que raconte I*. Les faits parlent d’eux-mêmes.

Sharon Courtoux

En cas d’enquête officielle, crois-tu que les autorités françaises seraient accueillies là-bas et autorisées à mener à bien leurs investigations ?

Georges Kapler

Comment la France pourrait-elle être juge et partie ?

Sharon Courtoux

La question se pose néanmoins.

Georges Kapler

Qui veut aller recueillir ce type de témoignages au Rwanda est le bienvenu !

Yves Ternon

Il semble donc, si l’on revoit différemment l’affaire de Bisesero, que néanmoins 800 personnes aient été évacuées par les militaires fran­çais. Dans des conditions atroces dites-vous, mais il y a quand même des personnes qui ont été sauvées. Est-ce qu’on a leurs témoignages, est-ce qu’ils confirment ce qui s’est dit ici ?

Georges Kapler

Il est fort probable que ces 800 personnes aient été sauvées par la présence des journalistes.

Yves Ternon

Est-ce que ces personnes ont été interrogées et ont donné des versions qui correspondent à celles que vous avez ?

Georges Kapler

J’ai interviewé quatre femmes à Kibuye, et qui semblent confirmer l’histoire que l’on connaissait jusqu’à présent, l’histoire que racontent Saint-Exupéry et Michel Peyrard, le journaliste de Paris-Match, selon laquelle ces gens ont été découverts par une patrouille française accom­pagnée de journalistes, et ont dû attendre trois jours qu’on vienne les chercher. Au bout de trois jours, ils n’étaient plus que 800. I* a perdu 200 personnes de sa famille. J’ai toute son interview, j’ai tout le récit depuis le début du génocide, jusqu’au moment où il est sauvé par une infirmière à l’hôpital de Kibuye. On connaît ce genre de récit. Il a quand même passé trois jours dans le coma, dans une fosse commune. Il a marché pendant trois jours jusqu’à l’hôpital de Kibuye avec des asticots sur la tête, dans sa blessure. Il ne va pas bien ce garçon, c’est clair. Je voudrais juste préciser quelque chose. Le récit de A* se passe le jour, celui d’I* la nuit. Mais A* a participé à une ou deux des opérations de « nettoyage » dans la région de Bisesero. Il dit bien qu’il y a eu au moins six opérations de ce genre, il a connaissance de six. I* faisait peut être partie de la troisième ou de la quatrième, de la première ou de la deuxième.

Yves Ternon

Cette technique du débusquage existe dans tous les génocides. On la retrouve en particulier dans le génocide des Arméniens, où les jeunes Turcs faisaient sortir les gens embusqués dans les montagnes en leur disant que tout était fini. Mais ce sont les génocidaires qui le faisaient. Il y a donc là véritablement un saut qualitatif dans notre accusation. Nous accusons nettement, si nous suivons cette version, des soldats français d’avoir participé activement et avec la plus grande perversité à un complément du génocide, donc au génocide. C’est un saut qualitatif considérable.

Géraud de la Pradelle

On parle de la complicité, mais c’est au-delà de la complicité. C’est une participation directe au génocide.

François-Xavier Verschave

Je pense que pour le moment nous ne les accusons pas, nous ramenons des témoignages qui accusent. Ce n’est pas nous qui accusons. Nous regardons ces témoignages. Ces témoignages méritent une enquête, et je dirais que c’est pour moi une nécessité d’ordre éthique, étant donné le déséquilibre extraordinaire entre les meilleures forces spéciales françaises, qui ont employé toutes les techniques pour “stériliser” le sujet, et la parole du survivant, qui a seul survécu parmi 200 personnes. Je trouve que la moindre des choses, c’est au moins d’écouter, de vérifier la parole de ce rescapé. Je dirais tout simplement que la vie qu’il a vécue mérite qu’on l’écoute. Or, manifestement, jusqu’à présent, les seuls qui ont été écoutés, ce sont les autres.

Georges Kapler

Pourquoi ce genre de témoignage apparaît-il aujourd’hui ? Beau­coup de gens ont été interviewés, c’est un sujet qui intéresse des cinéastes, des écrivains, et pas seulement des Français. Tout cela s’est passé il y a dix ans. La politique de justice qui a été menée au Rwanda permet à ces gens de parler aujourd’hui et de parler en toute sécurité. J’ai essayé de faire des interviews d’Interahamwe à Gikongoro. C’est une région où le représentant de l’association des rescapés, Ibuka, n’est pas en sécurité, où les Interahamwe sont chez eux. Elle est aux mains d’une opposition au régime, et il y a encore des assassinats de témoins.

C’est différent à Cyangugu. Pour faire parler les prisonniers repentis, je leur ai proposé de faire porter la culpabilité sur quelqu’un d’autre. Je leur ai simplement dit que ce n’était pas un crime d’avoir été avec les Français. C’est cela qui les a fait parler. Peut-être en ont-ils rajouté, je n’en sais rien. Je sais reconnaître quelqu’un qui regarde la caméra et qui ment. Je pourrais vous le montrer, vous montrer des gens qui mentent face à la caméra, et vous verriez qu’à un moment, A* ment. Il ne ment pas sur les faits, il ment sur sa relation avec les Français. Il insiste par exemple sur le fait qu’il n’a pas assisté à une réunion, parce qu’il ne veut pas être qualifié de décisionnaire. Il tient à son statut d’exécutant. On voit très bien quand il ment.

Gérard Sadik

Il existe tout de même des jugements sur Bisesero, rendus par le TPIR. Est-ce que les auditions d’Arusha corroborent certains faits que vous rapportez ? Il est clair qu’il y a une dernière attaque, il y a même des documents dans Aucun témoin ne doit survivre, une lettre qui demande des renforts à différentes divisions des régions militaires, je ne sais plus à quelle date, mais jusqu’à présent, cette dernière attaque massive était datée d’avant l’opération Turquoise, au 20 juin.

Georges Kapler

Je n’ai pas lu les dossiers du TPIR d’Arusha. À la prison de Kigali, j’ai voulu interviewer un ex-capitaine des FAR. Je lui expliquais que j’étais là pour la Commission d’enquête citoyenne, que nous pensions qu’on nous avait menti. Je lui demandais s’il pouvait m’expliquer les relations qu’il avait entretenues avec les Français. Il avait été formé par le DAMI, il avait été capitaine. Pourtant, il n’avait rien vu, rien entendu, rien fait. Cela fait dix ans qu’il est en prison, « il est innocent, il n’a rien vu, rien entendu ». Je n’ai donc pas enregistré l’interview. Ce que j’ai compris à ce moment là, c’est que j’avais fait totalement fausse route dans la manière de présenter les choses. Il était solidaire de ses camarades militaires français, il n’allait pas les dénoncer. Il fallait que je trouve une autre méthode. C’est pourquoi, en arrivant à Cyangugu, j’ai voulu faire autrement. Tant que les détenus d’Arusha pensent que la France peut faire quelque chose pour eux, ils n’impliqueront pas la France.

Le Parlement français est en train de voter une loi qui entérine un accord avec le TPIR et qui permettra à la France d’accueillir dans ses prisons les condamnés d’Arusha : on va pouvoir avoir Bagosora en prison à la Santé.

François-Xavier Verschave

Avec la possibilité de le gracier.

Georges Kapler

Le texte de loi précise que si un de ces détenus bénéficie d’une remise de peine de par la loi française, ou d’une grâce présidentielle, ou quoi que ce soit de ce genre, il faudra en référer au greffier du Tribunal pénal international, qui peut refuser. Le Tribunal pénal international s’arrête en 2008…

Géraud de la Pradelle

Est-ce que les personnes que vous avez entendues vous ont demandé pour quel usage vous veniez les interroger ?

Georges Kapler

Bien sûr, j’ai toujours été très clair. Je leur ai dit que je représentais la Commission d’enquête citoyenne, j’ai toujours montré le mandat que la coordinatrice Sharon Courtoux m’avait donné, et qui était rédigé en kinya­rwanda et en français. J’ai toujours précisé que la CEC représentait des citoyens français et un certain nombre d’associations françaises, et que leurs témoignages n’étaient pas recueillis pour faire un film, mais pour être présentés devant cette commission. Cela a toujours été dit clairement.

Bernard Jouanneau

Est-ce que vous avez, d’une manière ou d’une autre, trouvé la piste ou la trace de militaires français que vous auriez pu entendre ?

Georges Kapler

J’ai posé la question à un certain nombre d’officiers des ex-FAR que j’ai rencontrés à l’état-major. J’ai effectivement quelques noms. J’ai aussi rencontré le général Rwarakabije qui, après dix ans d’exil avec les Interahamwe et les ex-FAR, au Zaïre, a fini par retourner au Rwanda. Il m’a donné quelques noms. À l’occasion, j’essaierai de voir. Jusqu’ici, quelques rares journalistes ont réussi à faire parler quelques militaires français. Je crois que si la Commission d’enquête citoyenne fait vraiment son travail, si les soldats français savent que nous savons, ils parleront. Jusqu’ici, c’est la loi du silence.

Sharon Courtoux

Comme pour l’Algérie. Vous pensez bien que si vous avez assisté à des horreurs pareilles, avec une telle honte, vous ne pouvez pas le raconter puisque personne ne vous croira. Personne ne va vous croire, et il n’y a personne pour vous entendre. Alors que si la Commission d’en­quête citoyenne décide de rester ouverte et permanente, je pense que les soldats français pourraient trouver auprès de la CEC une oreille attentive et un moyen de témoigner.

 



[1] Pour des raisons évidentes de sécurité, l’identité des témoins filmés est confidentielle.

[2]. Les rushes des témoignages ont été ramenés du Rwanda très peu de temps avant la CEC. Pour des raisons de délai de montage et de doublage, la plupart des questions n’ont pas été diffusées – ainsi que Georges Kapler l’explique dans la discussion du 23 mars.

[3]. Georges Kapler a recueilli d’autres témoignages de rescapés de Bisesero, qui n’ont pas été diffusés durant la CEC faute d’avoir été traduits à temps.