Conférence de presse du 3 février 2005.
Communication de la présidente d'Aircrige

Je voudrais citer quelques lignes écrites par Primo Levi dans les années 70, à propos du négationnisme et du regain d’antisémitisme qui sévissait alors en France :

“ La France représente un cas particulier : celui d’un pays déchiré aujourd’hui comme hier : déchiré entre la brûlure de la guerre perdue et l’obéissance à l’Allemagne occupante, la fierté des libertés conquises avec la Révolution et la fermentation persistante du nationalisme mesquin, xénophobe, qui avait engendré l’affaire Dreyfus… ”

Il disait cela dans La Stampa le 20 mai 79. L’article s’intitulait : “ Pour que les holocaustes d’hier ne reviennent pas ”.

Quelques mois plus tôt, à propos de la publicité faite à Faurisson, il disait encore ceci :

“ En raison de son énormité, le génocide pousse à l’incrédulité , au refoulement et au refus. Il est possible que ces tentatives de “ réduction ” ne dissimulent pas seulement la recherche du scandale, mais l’autre âme de la France, celle qui a expédié Dreyfus en Guyane, qui a accepté Hitler et suivi Pétain ”.

Primo Levi, on le sait, est mort volontairement en 1987. Il en avait assez de témoigner de son expérience, craignait de n’avoir pu la transmettre de manière utile - car il croyait à l’utilité du témoignage. Il n’avait pas cessé d’avertir ses contemporains de la facilité de basculer dans le pire ; il n’avait pas cessé d’évoquer une certaine catastrophe à l’intérieur de la catastrophe : le “ consentement ” de la masse à la politique du pire, à la pire politique.

Tout le monde sait que la pire politique a eu lieu au Rwanda en 1994. Tout le monde ne sait pas à quel point la pire politique a eu lieu en France à ce moment-là, et ensuite.

“ Pire ” d’ailleurs n’est pas le mot. Le mot serait : “ inimaginable ”.

Il faut bien imaginer, pourtant, que l’État français a soutenu un régime génocidaire, en toute connaissance de cause, et ceci quarante après le génocide des Juifs. Qu’il a instruit, armé, puis protégé des hommes responsables d’un million de morts.

Sans doute a-t-on simplement entendu s’exprimer là “ l’autre âme de la France, celle qui a accepté Hitler et suivi Pétain ” ? Celle aussi qui brandit ses conquêtes révolutionnaires à contretemps, à contre-emploi, en pleine effusion de “ nationalisme mesquin et xénophobe ”.

Mais d’où lui venait cette bonne santé, à cette âme-là de la France, en 1994, alors qu’elle se pénétrait de son “ devoir de mémoire ” envers les Juifs assassinés par millions ? Se serait-elle sentie plus à l’aise, plus tranquille, cette âme-là de la France, parce qu’elle opérait cette fois au cœur du continent africain ?

Je m’imagine souvent Primo Levi lisant les journaux, en 1994, quand les machettes tuaient par centaines de milliers au Rwanda. Je l’imagine aujourd’hui, parcourant avec son regard curieux, plus effrayé que surpris, les lignes de ce rapport où la France s’illustre d’une manière “ historique ”, sous un titre emprunté au Président de la République d’alors, François Mitterrand.

Je m’imagine encore Primo Levi entendant les paroles d’un autre Président de la République Française, Jacques Chirac, qui déclarait le 27 janvier dernier , lors de la commémoration internationale à Auschwitz:

“ Nulle part le crime contre l’humanité ne doit trouver refuge ou répit. La France assumera toujours ses responsabilités sur son sol et au sein de la communauté internationale, pour empêcher ce retour vers les ténèbres de l’histoire. ”

Nous ne doutons pas que la France assumera ses responsabilités.

Nous espérons qu’elle n’attendra pas pour cela un demi-siècle.

Nous avons la chance de vivre dans ce pays. Nous aimons ce pays, nous aimons y vivre. Nous voudrions ne pas céder au dégoût de son histoire récente.

Nous tentons de croire à l’utilité du témoignage.

Nous souhaitons que soit lue et diffusée cette enquête, afin d’entraver un peu la puissance du consentement, si cela est possible en France.

 
Catherine Coquio-------------

Présidente de l’Association Internationale de Recherche------------
sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides.-------------