Les communiqués

Communiqué de presse, Paris, le 26 mars 2004

Dernière journée : Turquoise, hiérarchie des responsabilités, conclusions provisoires

Turquoise dans une logique de guerre, des responsabilités qui se précisent, de nouvelles pièces à conviction et de premières conclusions

La Commission d'enquête citoyenne (CEC) a examiné vendredi matin l'opération Turquoise. Les documents rassemblés, les témoignages de Colette Braeckman et Alison Des Forges, les récits des journalistes, dont Patrick de Saint-Exupéry, et les témoignages des rescapés dessinent de cette opération un visage aux antipodes de l'humanitaire officiel : la logique de guerre était dominante, et quand elle a échoué, l'armée française a favorisé, sinon coorganisé, le repli de ses alliés génocidaires vers l'est du Zaïre sous le couvert d'un bouclier humain, la foule conduite et installée dans les camps du Kivu - futur vivier d'une guerre de reconquête. Seul le camp de Kibeho, alimenté en miliciens, a été laissé tel un abcès de fixation en territoire " ennemi ". Un médecin militaire qui entendait exercer son métier s'est fait rabrouer par un officier de Turquoise : " Tu n'as pas encore compris que ce que nous faisions n'avait rien d'humanitaire ? "

De même, l'examen détaillé du " sauvetage " des survivants de Bisesero montre que ceux-ci ont été en fait abandonnés aux assauts des miliciens durant trois jours. Un assaut dont un certain nombre de témoins affirment qu'il aurait été favorisé par les manœuvres de militaires français.

Examinant les responsabilités officielles dans la " mise entre parenthèses du génocide, sa subordination à la guerre et aux schémas ethnistes, la Commission a relevé les responsabilités officielles et réelles du Président Mitterrand, du chef d'État-major l'amiral Lanxade, des généraux Quesnot et Huchon. Mais elle s'est aussi interrogée sur le rôle des généraux Jeannou Lacaze et Jean Heinrich, anciens chefs du service Action de la DGSE : le premier se trouvait apparemment au côté du général Huchon à la Mission militaire de la Coopération ; le second, Directeur du Renseignement militaire, aurait fait plus que du renseignement selon un document inédit.

Il a aussi été question du rôle de Jean-Christophe Mitterrand. Un témoin, le journaliste Gaëtan Sebudandi, a expliqué comment il avait découvert des liens d'affaires du fils de François Mitterrand avec le fils du président Habyarimana, Jean-Pierre, et l'homme d'affaires Félicien Kabuga, qui deviendra la " trésorier " présumé du génocide, dans une grande propriété agricole près de la frontière ougandaise. Plusieurs autres implications ont été évoquées, mais elles doivent, comme la précédente, être vérifiées à partir des précisions fournies.

La Commission a achevé ses travaux avec la révélation par le journaliste Mehdi Ba de l'existence d'une série de documents accablants. Un seul exemple : le 1er septembre 2004, un semestre après le début du génocide, une note interne au ministère de la Coopération s'interrogeait sur l'éventuelle fourniture de visas à une liste de 16 personnes, dont certains des hauts responsables du génocide, pour " préparer l'avenir "…

Un nouveau témoignage du Rwanda a été projeté d'une rescapée du camp de Nyarushishi : elle a accusé des militaires de l'opération Turquoise chargés de la garde du camp, de multiples viols et d'avoir livré d'autres rescapés aux miliciens.

La Commission a entendu toute la semaine trop de témoignages accablants : la vérité doit être faite à leur sujet. La Commission d'enquête citoyenne a présenté à la presse ses conclusions provisoires. Elle demande d'ores et déjà :

- que soient examinées avec sérieux la somme d'éléments pouvant laisser présumer l'implication active de certains Français, responsables ou subalternes, dans le génocide des Tutsi en 1994 ; l'impunité en ce domaine n'est pas envisageable ; si ces éléments étaient confirmés, la saisine des instances judiciaires serait nécessaire, qu'il s'agisse du Tribunal pénal international d'Arusha ou de la justice française ;

- que des députés exercent aussi leur rôle constitutionnel de contrôle de l'exécutif, sans se contenter des résultats d'une Mission d'information parlementaire qui a esquivé les sujets les plus sensibles ; sur le thème du rôle de la France dans le génocide de 1994, l'information du Parlement ne peut être considérée comme close ;

- que les partis politiques et le mouvement citoyen considèrent la dangerosité d'évolutions organisationnelles récentes, telle la constitution du Commandement des opérations spéciales en une sorte de " légion présidentielle " ;

- que la France, dans ses rapports avec le peuple rwandais, se dispose à tirer les conséquences de ceux de ses actes qui seront avérés, parmi ceux qu'a évoqués la Commission ou qui pourraient encore se révéler.

La Commission n'entend pas en rester là. Ses travaux seront diffusés sous diverses formes (écrit, son, image), ils feront l'objet d'un rapport, et pourront donner lieu à des " compléments d'information ".

La Commission d'enquête citoyenne a été organisée par plusieurs associations (Aircrige, la Cimade, l'Observatoire des transferts d'armements et Survie). Elle a été présidée par le juriste Géraud de la Pradelle. Y ont également participé l'historien Yves Ternon, Bernard Jouanneau, avocat, et Annie Faure, médecin.